Pour l'amour de Pete

Roman gay inédit - Tome II - Brian et Pete

Chapitre 10 - Paranoia

Nous avions fait l’amour toute la nuit. C’était incroyable à quel point nous pouvions être complices et nous donner du plaisir sans pour autant franchir les limites que nous nous étions fixé. Je finis par trouver le sommeil vers cinq heures du matin. Personne ne nous avait dérangés. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être à cause du bruit que nous faisions ?

Nous fîmes la grasse matinée jusqu’à midi. Je me réveillai le premier et restai allongé, écoutant les battements du cœur de Pete, percevant sa respiration et profitant de la chaleur de son corps contre le mien. C’était dans des moments comme celui-ci que je me sentais réellement heureux. Bien sûr, j’adorais le sexe, mais c’était les moments paisibles que je préférais.

J’examinai l’anneau qu’il m’avait offert. Il était en or blanc, d’une largeur d’un demi-centimètre environ, avec des bords arrondis. Je n’étais pas habitué à porter quelque chose au doigt. Je n’avais jamais eu de bague, et la valeur symbolique de celle-ci la rendait unique. L’inscription correspondait exactement à ce que j’avais besoin d’entendre de sa part. « Tu es assez bien pour moi. »

J’étais fiancé ou l’équivalent pour un gay. Pete m’avait bien demandé en mariage. Et j’avais accepté, bien sûr ! J’avais toujours l’impression d’être dans un rêve. Il avait seize ans, moi quinze, et nous étions fiancés. Je ne m’y attendais pas du tout. Les larmes me montèrent aux yeux, et je me blottis contre Pete. Son visage était si paisible quand il dormait. Le monde entier aurait pu s’écrouler autour de lui, rien ne semblait pouvoir le troubler. Je le serrais dans mes bras comme si je voulais le retenir à tout jamais.

– Bonjour, Bri.

J’avais dû le serrer un peu trop fort.

– Bonjour, Pete.

Il sourit et m’attira contre lui.

– Est-ce que tu as bien dormi ?
– Comme un bébé, grâce à toi.

Je le serrai encore plus fort dans mes bras. Si l’un d’entre nous avait serré plus fort, je pense que nous aurions fusionné.

– Tu m’as rendu très heureux, Pete.

Son sourire s’élargit, et il m’embrassa sur le front.

– Tant mieux, mon coeur. Tu m’as rendu très heureux aussi.

Nous restâmes allongés dans un silence complice, laissant vagabonder nos esprits jusqu’à ce que l’estomac de Pete se mette à gargouiller, nous ramenant à la réalité. Je gloussai et tapotai son ventre.

– Tu as faim ?

Il lorgna vers son ventre et dit :

– On dirait. Quelle heure est-il ?

Pete s’étira sur le lit, faisant craquer ses articulations.

– Midi passé.
– Mince alors. Nous avons gaspillé la moitié de la journée.
– Je ne dirais pas que c’était du gaspillage.
– Moi non plus, dit Pete en souriant. Je n’aurais échangé la nuit dernière contre rien au monde.

Il m’embrassa une nouvelle fois sur le front.

– Moi non plus. Je t’aime, Pete, chuchotai-je.
– Je t’aime aussi, Brian, chuchota-t-il à son tour. Est-ce que nous avons encore un peu de temps ?
– Je crois, oui. Personne n’est encore venu vérifier si nous étions réveillés.

Il esquissa un sourire.

– Viens ici, mon amour.


Je n’arrive pas à croire qu’il m’ait dit OUI ! Oh mon Dieu, je suis tellement heureux ! Brian m’appartient ! Et je lui appartiens ! Je suis le garçon le plus heureux du monde !

La nuit dernière fut la plus mémorable de toute ma vie. Nous n’avions rien fait de nouveau, mais j’avais ressenti quelque chose de magique, un sentiment qui ne nous a pas quittés depuis. Je serais bien incapable de le décrire. Nous nous étions sentis plus proches que jamais. Mon Dieu, je n’arrive toujours pas à y croire.

Je n’avais parlé à personne de mes projets parce que je ne voulais pas m’entendre dire « Vous êtes trop jeunes pour prendre ce genre de décision » ou « Comment pouvez-vous savoir ce que c’est que l’amour alors que vous n’avez que seize ans ». D’accord, je l’admets, Kévin n’aurait peut-être rien dit, mais Sharon aurait émis des réserves à coup sûr, sans parler des parents de Brian.

Mais cela n’avait plus d’importance, à présent. Brian s’était finalement engagé envers moi ! Evidemment, il avait encore ses doutes, et pour être honnête, moi aussi, mais je crois que c’est le cas dans toutes les relations. Il est possible de les lever par l’entraide et la communication.

Nous restâmes au lit jusqu’à ce que Kévin toque à la porte. Il attendit notre réponse avant d’entrer, ce qui nous laissa quelques secondes pour repêcher nos sous-vêtements en quatrième vitesse. Il ne put réprimer un sourire quand il s’assit sur la chaise du bureau.

– Bon après-midi, les garçons.

L’étincelle dans ses yeux me disait qu’il savait que quelque chose avait changé. Puis je réalisai que Brian et moi n’avions jamais fait la grasse matinée ensemble. Nous ne pouvions rien lui cacher.

– Est-ce que vous avez quelque chose à me dire ?
– Oui, en fait. Ça tombe bien, dit Brian en arborant un grand sourire.

Il m’attrapa et me serra dans ses bras.

– J’attends un enfant !

Oh mon Dieu. Je n’en croyais pas mes oreilles ! Kévin était plié en deux. J’étais partagé entre la stupéfaction et l’amusement, mais je ne pus résister très longtemps. Brian riait de sa propre blague avec nous.

Kévin reprit le contrôle en premier, parvenant enfin à parler.

– Un enfant. Félicitations !

Il gloussa encore un peu, puis réitéra sa question :

– Et vous n’avez rien d’autre à me dire ?

Brian leva le poignet pour montrer son anneau à Kévin. Nous avions toute son attention.

– D’accord… Est-ce que quelqu’un peut me dire ce que ça signifie ?
– C’est un anneau de fiançailles, répondis-je. C’est ma façon de prouver à Brian qu’il représente tout ce dont j’ai besoin.
– Oui, ajouta Brian, on peut dire que nous sommes fiancés.

Il m’embrassa sur la joue et me serra dans ses bras. Kévin semblait pensif et se frottait le menton.

– Est-ce que vous êtes sûrs que c’est une bonne idée ?
– Ça ne fait de mal à personne, répondis-je. Tout le monde sait que nous sommes ensemble pour de bon. Il porte l’anneau à la main droite exprès pour que personne ne se doute de rien. L’anneau est simple et rien ne laisse supposer qu’il s’agit d’une alliance. N’importe quel gamin pourrait le porter. Enfin, je veux dire…

Je soupirai de déception.

– Je pensais que toi, plus que tout autre, serais heureux pour nous et que tu saluerais ce grand pas en avant dans notre relation.
– Pete, Brian, je suis très heureux pour vous. Vous savez que je vous adore. Je craignais simplement que vous n’ayez pas pensé à toutes les conséquences. C’est tout.

Il se gratta la tête.

– Brian, est-ce que tu vas en parler à tes parents ?
– S’ils me posent la question, je leur dirai que Pete me l’a donné. Je les connais suffisamment pour savoir qu’ils ne poseront pas d’autres questions.
– Et s’ils demandent ce qu’il symbolise ?
– Ils ne demanderont pas, mais s’ils demandent, répondit Brian, je leur dirai la vérité. S’ils ne peuvent pas accepter notre amour maintenant, ils ne l’accepteront jamais.

Je sentais la colère monter en lui.

– Je ne crois pas que tu sois juste avec tes parents, Brian.
– Ça n’a pas d’importance dans l’immédiat, interrompis-je. Nous verrons bien le moment venu.

Kévin acquiesça, sentant qu’il marchait sur des œufs.

– Est-ce que vous comptez vous lever ou est-ce que vous allez rester au lit toute la journée ?
– Nous allons nous lever, dit Brian. J’ai faim. Mais je veux prendre une douche d’abord.
– Moi aussi.
– D’accord, mais n’utilisez pas toute l’eau chaude, les garçons.
– Promis.

Nous avions répondu en chœur. Kévin secoua la tête en souriant et se leva pour nous laisser à notre toilette.

– Oh, et n’oubliez pas d’ouvrir la fenêtre. Ça sent le fauve, ici.

Nous échangeâmes un regard amusé, puis roulâmes hors du lit. Nous prîmes autant de plaisir sous la douche que nous en avions pris plus tôt.


Il était seize heures quand nous descendîmes finalement dans le salon. Jason et Ray regardaient la télévision sur le canapé. Ils échangèrent un coup d’œil  entendu quand nous les rejoignîmes. Brian et moi nous installâmes sur le fauteuil dans le coin de la pièce.

– Est-ce que vous avez passé une bonne nuit ? demanda Ray.

On pouvait toujours compter sur lui. La réponse de Brian me surprit :

– Pas vraiment. Je n’ai pas réussi à trouver le sommeil avant le petit matin.
– Ah. Et pourquoi est-ce que tu n’arrivais pas à dormir ?
– J’avais quelque chose qui me travaillait et qui m’empêchait de dormir.
– Et ce quelque chose ne s’appelait pas Peter, par hasard ?

Le double sens de sa question n’avait échappé à personne. Brian haussa les épaules et me décocha un sourire en coin.

– Quitte à choisir, ce serait la meilleure raison de rester éveillé.

Comme il n’arrivait pas à nous faire réagir, Ray laissa tomber le sujet.

L’expression de Jason était amusée et bienveillante, mais il y avait une ombre qui planait sur son regard. Il nous observa, Brian et moi, pendant que nous nous mettions à l’aise pour regarder la télévision, puis soupira et se concentra de nouveau sur l’écran.

Je ne pouvais pas lui en vouloir d’être mélancolique. Sharon l’avait abandonné, tout comme elle avait abandonné ses frères et son mari. N’importe qui serait abattu dans ces circonstances. Je ne pouvais rien faire de plus qu’être à ses côtés pour le soutenir moralement.

Kévin arrivait à donner le change. Il paraissait aussi gai que d’habitude, mais nous devinions la tension dans ses yeux. Il avait subi un choc émotionnel et sa vie avait été bouleversée. Il avait perdu la personne qu’il aimait et avec qui il pensait passer le reste de sa vie. Il fallait désormais se confronter à la réalité de son départ.

J’étais affecté aussi, mais pas autant que Kévin, Jason et Ray. Ils avaient perdu leur principal soutien quand Sharon était partie. J’avais toujours Brian. Un autre facteur jouait en ma faveur : je l’aimais davantage comme une amie que comme une mère. Perdre une amie était une situation moins tragique que perdre une mère.

Brian n’avait pas pris position, ni dans un sens ni dans l’autre. Il avait été prudemment neutre depuis le début, se gardant bien de dire du mal de Sharon. Je le connaissais mieux qu’il ne l’imaginait et je voyais le mal qu’il se donnait pour se contrôler. La colère brûlait intensément dans son regard.

Nous regardâmes la télévision pendant une heure avant que Kévin ne descende de son bureau. Il avait l’air fatigué, mais avait le pas léger.

– Je dois aller au tribunal demain, les garçons. Je travaille sur un dossier très important, et le juge a avancé la date de l’audience. Je vais sans doute devoir y retourner jusqu’à la fin de la semaine.
– Sur quel dossier est-ce que tu travailles ? demanda Ray.
– Tu sais que je ne peux pas te le dire avant que l’affaire soit jugée, Ray.
– Oui, mais j’espérais que tu nous le dirais quand même.

Kévin sourit et secoua la tête.

– Je ne suis pas aussi facilement manipulable.
– Euh, Papa ?
– Oui, Ray ?
– Je sais que ce n’est pas le moment, mais, euh, est-ce que tu as pu avancer sur mon dossier ?

Kévin soupira et nous jeta un regard d’avertissement, à Brian et moi.

– Ça avance doucement, fiston. Nous faisons tout notre possible. Je te l’aurais dit si nous avions fait des progrès notables, tu le sais bien.

Ray était visiblement déçu.

– Oui, je sais. J’espérais, c’est tout.
– Ça arrivera quand ça arrivera. C’est tout ce que je peux te dire. Mais nous n’avons pas renoncé.
– D’accord.

Kévin tapota affectueusement l’épaule de Ray.

– Qui a faim ?

Tout le monde leva la main, sauf Jason.

– D’accord. Nous allons essayer de faire cuire des steaks. Pete, tu seras au grill, et Brian, tu manieras l’extincteur.
– Merci Papa. La confiance règne, ironisai-je.
– Pas de problème ! Ray, tu es de corvée de salade.
– D’accord…

Kévin s’assit à côté de Jason pendant que nous nous occupions en cuisine. Je sais que je n’aurais pas dû, mais j’écoutai leur conversation.

– Jason, dit Kévin, tu as besoin de manger, mon garçon.
– Je n’ai pas faim.
– Je sais. Moi non plus. Mais nous devons prendre soin de nous. Nous n’avons rien à gagner à nous laisser mourir de faim.
– Je ne me laisse pas mourir de faim.
– Tu sais ce que je veux dire. Je vois bien que tu es en colère, que tu te sens blessé et abandonné. Moi aussi, Jason.
– C’est contre elle que je suis en colère.
– Je sais, je sais, dit Kévin en soupirant profondément. Jason, je ne devrais pas te dire ça. N’importe quel psy dirait le contraire. Mais essaie de voir les choses sous cet angle. Si tu la laisses t’atteindre, alors elle a gagné.

Le regard déterminé de Jason me désarçonna. Il cligna des yeux dans ma direction puis tourna la tête vers son père.

– Tu ne veux pas qu’elle gagne, si ?
– D’accord, je vais manger quelque chose. Mais j’aimerais en reparler avec toi plus tard. En privé.

Jason croisa de nouveau mon regard, mais il n’était pas en colère. Je sentis que je devais dire quelque chose.

– Désolé d’écouter aux portes, Jason. Je sais que ce n’est pas une excuse, mais je me fais du souci pour toi. Pour vous deux. Nous sommes tous inquiets.
– Je sais, frérot. Je ne t’en veux pas.
– Désolé, Kévin.
– Ne t’inquiète pas. Mais tu ferais bien de t’activer aux fourneaux avant que je te botte les fesses !
– Paroles, paroles ! dis-je en chantonnant.

Le dîner était plutôt réussi, contre toute attente. Les steaks étaient comestibles, et Brian n’avait même pas été obligé d’utiliser l’extincteur.

L’ambiance était en demi-teinte, cependant. Jason et Kévin étaient absorbés dans leurs pensées. Brian était silencieux, sans doute parce qu’il sentait la tension dans l’air. Ray s’empiffrait comme d’habitude, ce qui lui laissait peu l’occasion de parler.

Une fois que tout le monde eut terminé, nous restâmes simplement autour de la table. Quelques mots furent échangés, mais rien de plus. Je remarquai quand même que Brian jouait avec son anneau, le regardait et le faisait tourner autour de son doigt. Je voyais les commissures de ses lèvres se relever fugitivement pour former un sourire. Au moins Brian n’était-il pas complètement abattu.

Le téléphone sonna pendant que j’étais en train de débarrasser la table. Kévin décrocha et tendit le combiné à Brian.

– Salut Papa. Oui, je sais. Il s’est passé beaucoup de choses ici, et j’avais besoin de rester. Désolé de ne pas avoir appelé. Non, je ne peux pas t’en parler. Ce n’est pas à moi de le faire. Quand ? Je préférerais rester ici, si ça ne te dérange pas, Papa. Non, parce qu’ils ont besoin de moi. Il faudra que tu demandes à Kévin. Non ! Cette époque est révolue. Je te l’ai déjà dit. Laisse tomber. Bon, je te le repasse. Je t’aime aussi, Papa.

– Kévin ? appela Brian, avant de lui passer le combiné.
– Merci, Brian, dit Kévin. Bonsoir, Ben. Oui, tout à fait. Non, je ne crois pas. J’aimerais autant te le raconter de vive voix. Est-ce que tu peux venir ? Ou je peux me déplacer. Non ? Bien. Je t’attends dans une heure. D’accord. A tout à l’heure.

Kévin raccrocha.

– Papa va venir ? demanda Brian.
– Oui. Et il est inquiet.
– Je ne partirai pas avec lui, dit Brian en m’agrippant la main par réflexe.
– Je doute qu’il t’oblige à le faire, mais il aimerait passer un peu de temps avec toi.
– Si tu dois y aller, intervins-je, ça ne posera pas de problème.
– Non, dit Brian en secouant la tête, je ne veux pas. C’est à mon tour d’être là pour vous. Pour vous tous.
– Le vent a tourné ? dit Ray avec un sourire narquois.
– En quelque sorte. Je ne le fais pas parce que je vous le dois, même si c’est vrai. Je suis là parce que j’ai envie d’être là.
– Merci, Brian, dit Jason avec émotion, la voix moins assurée que d’ordinaire.

Kévin lui posa une main sur l’épaule.

– Merci, dit Kévin. Maintenant, est-ce que tu comprends pourquoi tu as ta place ici ? Pourquoi tu fais partie de la famille ?

Brian acquiesça. Je voyais qu’il était touché, et je serrai sa main dans la mienne. Il se tourna vers moi et sourit.

– Eh, Brian, dit Ray. Où est-ce que tu as eu cet anneau ?

Le sourire de Brian s’élargit.

– C’est Pete qui me l’a donné.
– En quel honneur ? demanda Ray.

Brian me regarda avant de répondre, et je choisis de dire la vérité.

– C’est plus moins un anneau de fiançailles.
– Hein ?
– C’est cool, les gars ! dit Jason en faisant le tour de la table pour nous donner une accolade. Je suis content pour vous deux.
– Merci, Jase, dit Brian, qui rayonnait de joie.
– Merci, Jason.

Ray était clairement perplexe.

– Je ne comprends pas.
– Ray, dit Kévin, Brian et Pete se sont engagés l’un envers l’autre. C’est comme s’ils étaient fiancés.
– Comme… Comme s’ils allaient se marier ?
– Oui, c’est ça, sauf qu’ils ne peuvent pas se marier légalement… pour l’instant.
– Je ne comprends toujours pas. Vous avez été ensemble depuis que vous vous êtes retrouvés, et vous avez dit que vous resteriez ensemble pour le restant de vos jours. Pourquoi l’anneau ?
– Je lui ai offert l’anneau, répondis-je, parce que je voulais qu’il se souvienne qu’il n’est jamais seul et que je l’aime.
– Ah, d’accord. Je comprends mieux.

– Qui est au courant ? demanda Jason.
– Il n’y a que vous. Et pour l’instant, j’aimerais que ça reste ainsi. Si mes parents l’apprenaient… commença Brian, en secouant la tête.
– Qu’est-ce qu’ils pourraient te faire, au pire ?

La question pragmatique de Jason nous prit de court, Brian et moi.

– Nous séparer, répondit Brian sans hésiter.
– En prenant le risque de te perdre pour de bon, Brian ? Je ne crois pas.
– Ils pourraient rendre les choses plus compliquées.
– C’est vrai, mais dans quelle mesure ? Ecoute, Brian, dit Jason, tu es en position de force par rapport à tes parents. Ils sont terrorisés à l’idée de te perdre définitivement s’ils disent ou font quelque chose qui ne va pas dans le sens de ta relation avec Pete.
– Mais je leur ai déjà dit que j’accepterais leurs décisions, quelles qu’elles soient.
– Tu leur as dit ça à peine une semaine après avoir retrouvé Pete. Vous ne vous êtes quasiment pas quittés au cours des quatre derniers mois et vous êtes, euh, fiancés. Ce qui change la donne. Tu sais bien que s’ils t’interdisaient définitivement de nous revoir, tu ne les laisserais pas faire.
– Où est-ce que tu veux en venir, Jason ?
– Je veux te faire prendre conscience du pouvoir que tu as sur tes parents. Ils t’aiment. Ils veulent passer du temps avec toi. Tu auras seize ans en septembre. Dans deux ans, tu seras majeur. Ça ne leur laisse plus beaucoup de temps pour profiter de toi, surtout que vous avez déjà perdu plusieurs années. Ce serait stupide de gaspiller le temps qui reste. Ils ont très peur de te perdre de nouveau. Le moindre dérapage, et hop ! tu disparais, et ils ne peuvent rien y faire. Ils marchent sur des œufs.
– D’accord, et qu’est-ce que je suis censé faire, alors ?
– Faire ? Je n’en sais rien. Je ne suis pas là pour te dire comment mener ta vie. Mais tu ferais sans doute bien de réfléchir à ce que je viens de te dire. Dans toutes les relations, il y a deux paires de parents, et chaque paire mérite du temps et de l’attention.

Kévin était resté silencieux pendant que Jason parlait, écoutant ses paroles. Quand Jason se tut, il ajouta :

– Tes parents t’aiment vraiment, Brian. Ben et Lisa sont des gens biens. Certes, ils ont fait des erreurs, mais ils en ont payé le prix. Tu dis que tout ça est derrière vous, que c’est du passé. Est-ce que c’est vrai ?

Brian réfléchit pendant une minute avant de répondre.

– Pour l’essentiel, oui. J’ai toujours le réflexe de les détester, mais j’essaie de m’en empêcher. La douleur est toujours là.
– Est-ce que tu la laisses prendre le dessus ?

Brian réfléchit de nouveau.

– Oui, d’une certaine façon. Je fais tout pour les éviter. Je n’ai pas vraiment envie de passer du temps avec mon père, parce que je ne saurais pas quoi lui dire. Chez lui, je me sens presque comme un étranger.
– Vous ne vous connaissez pas si bien que ça, répondit Kévin. Tu as beaucoup changé par rapport à l’époque où tu habitais chez eux.

Brian fronça les sourcils.

– Si, si, c’est vrai. Tu as mûri, et tu as grandis. J’ai remarqué combien tu avais changé physiquement. Et sur le plan affectif, tu as sans doute mûri de deux ans au cours des derniers mois.
– Bien sûr, dit Brian avec désinvolture, comme si je devais te croire.
– Est-ce que tu te souviens de ta première journée au lycée ? demanda Jason. Est-ce que tu te souviens de ton comportement ?

Brian rougit jusqu’aux oreilles et baissa la tête. Je lui serrai la main de nouveau.

– Et tu te vois maintenant ? Tu n’es plus aussi imbu de toi-même. Tu t’intéresses davantage aux autres. Tu es plus ouvert que tu ne l’étais à cette époque-là.
– C’est exactement ce que je voulais dire, commenta Kévin.
– Je ne me sens pas si différent, marmonna Brian.
– Crois-moi, tu l’es, intervint Ray. Tu étais un énorme connard. A un moment, j’ai même demandé à Pete comment il faisait pour te supporter et pourquoi il ne te renvoyait pas chez toi. Mais pour des raisons qui le regardent, il a gardé l’espoir que tu changerais, et il avait raison. Maintenant, tu es un mec bien. Toujours un peu chiant, mais un mec bien.

Brian répondit au « compliment » de Ray par un sourire ironique.

– Je ne sais pas si je dois te remercier, Ray.
– Je t’en prie, ça me fait plaisir, dit Ray en souriant.

Je pris la parole :

– Il n’y a pas de raison pour que je ne puisse pas t’accompagner chez tes parents, Bri.
– Je ne sais pas comment ils le prendraient.
– Alors pose-leur la question, suggéra Jason.
– Oui, Bri, demande-leur. S’ils acceptent, tant mieux ! Sinon, nous trouverons bien une solution.
– Et je parlerai à tes parents de mon côté, Brian. N’oublie pas que j’ai passé les derniers mois sous le même toit que vous. Il n’y a jamais eu de problème. Un peu de bruit la nuit, de temps en temps, mais rien de spécial.

Nous rougîmes en même temps.

– Je crois que la principale inquiétude de tes parents, poursuivit Kévin, réside dans l’attitude qu’ils doivent adopter par rapport à vous. Ce n’est pas la même chose d’avoir deux garçons dans des chambres différentes et un couple de garçon dans la même chambre. Ils doivent prendre acte de votre sexualité, et devront s’y confronter dès le premier jour, quand vous vous lèverez, jusqu’au soir quand vous irez vous coucher. Ils me poseront sans doute des questions, auxquelles je répondrai franchement… y compris pour briser les préjugés qu’ils pourraient avoir.

Brian me jeta un coup d’œil, mais ne dit rien.

– Est-ce qu’ils vous traiteront comme deux garçons indépendants ? Est-ce qu’ils vous considèreront comme un couple ? Comment réagiront-ils au fait que vous avez des relations sexuelles ? Qu’est-ce qu’ils répondront à ta sœur quand elle posera les inévitables questions, et qu’est-ce qu’ils lui diront quand elle dira qu’elle veut coucher avec son petit ami ?
– Je ne le sens toujours pas, les gars, dit Brian avec une pointe de découragement. Tout ce que vous dites me fait douter qu’un jour, mes parents accepteront notre couple et le principe de notre avenir ensemble.
– Brian, dit Kévin, je voulais t’ouvrir les yeux sur la vision de tes parents et te faire comprendre ce qu’ils traversent, c’est tout. Pour l’amour du ciel, mon garçon, tu es pratiquement marié !

Brian jouait inconsciemment avec l’anneau entre ses jambes.

– Oui, dit-il avec un sourire rêveur, je le suis presque.

Il m’embrassa sur la joue.

Nous venions à peine de finir de tout ranger quand Ben arriva. Nous étions assis devant la télévision dans le salon pendant que Kévin travaillait à l’étage.

Brian ouvrit la porte et laissa entrer son père. Il le serra dans ses bras et resta accroché à son cou pendant une bonne minute. Ben fut surpris, mais fit en sorte de ne pas éveiller l’attention de Brian. S’il remarqua l’anneau, il ne fit aucun commentaire.

– Bonsoir, Ben. Rejoins-moi à l’étage. Brian, relâche ton père quelques instants et propose-lui quelque chose à boire. Qu’est-ce que tu prends ?
– Un Coca m’irait très bien.
– D’accord, Papa.

Brian disparut dans la cuisine et Kévin ajouta :

– Peut-être que je peux trouver quelque chose à mélanger à ton Coca.
– Je ne suis pas contre, dit Ben en souriant.
– Pete, dis à Brian de m’amener un Coca aussi et demande-lui de les monter dans mon bureau, s’il te plaît.
– D’accord, Papa.

Je me levai et rejoignis Brian dans la cuisine. Il était appuyé contre la table, respirant à fond, la tête baissée.

– Est-ce que ça va, Bri ?
– Je ne sais pas si je dois sauter de joie ou pisser dans mon froc.

Je contournai la table et le serrai dans mes bras par derrière. Il tremblait comme une feuille.

– Je suis tellement content, mais j’ai peur aussi.
– Je comprends, mon coeur.

Il se retourna dans mes bras et me serra vigoureusement contre lui.

– Kévin veut un Coca aussi.
– D’accord, je lui prends.

J’écartai les cheveux devant ses yeux, et il leva le regard vers moi.

– Je t’aime, Brian.

Il soupira et se fondit dans me bras.

– Je t’aime aussi, chuchota-t-il.

Nous restâmes enlacés pendant quelques minutes, le temps pour Brian de calmer ses nerfs.

– Ils arrivent, ces Cocas ? appela Kévin.
– Tout de suite !

Brian sortit une autre canette du réfrigérateur.

– Est-ce que tu veux que je les monte ? demandai-je.
– Non, je peux le faire. Ça va mieux, maintenant.
– D’accord. Je t’attends ici.

Il sourit de nouveau et se dirigea vers l’escalier.


Je gravis l’escalier avec les Cocas en main. La porte était entrouverte. J’entrai et les posai sur le bar. Puis je réalisai que Kévin avait déjà des Cocas. A quoi jouait-il ?

– Merci, Brian.
– De rien.
– Brian ?
– Oui, Papa ?
– Est-ce que tu vas bien ?
– Bien sûr. Pourquoi est-ce que tu poses la question ?
– Tu tremblais quand tu es entré.

Mince alors. Je ne pensais pas que c’était à ce point.

– Je vais bien. C’est juste que je me sens… bizarre, après tout ce qui s’est passé. Je ne sais plus trop où j’ai la tête, tu comprends ?
– Brian, dit Kévin, je ne pense pas qu’il comprenne encore, mais je m’apprête à lui expliquer. Est-ce que tu veux rester ?

Bien joué, Kévin. Est-ce que tu crois que j’ai envie de reste là – tout seul – pendant que tu parles de Pete et moi avec Papa ? Jamais de la vie !

– Je ne crois pas. Pete m’attend en bas, et je veux que vous puissiez… discuter.

Papa me jeta un regard inquisiteur, puis regarda Kévin, dont l’expression était indéchiffrable. Je sortis de la pièce pendant qu’il était encore temps.

Qu’est-ce que je devais penser ? Kévin m’avait tendu un piège. Je priais pour qu’il ne soit pas trop bavard. Je voulais discuter avec mes parents quand je me sentirais prêt, sans qu’on me force la main. Je sentis la colère me monter au nez, furieux que Kévin ait tenté de me manipuler aussi grossièrement.

Dans le salon, personne n’avait bougé. Je repris ma place à côté de Pete en m’asseyant brusquement et en croisant les bras, ce qui le surprit.

– Brian, que s’est-il passé ?
– J’hallucine. Je ne pensais pas qu’il pourrait me faire ça.
– Qui t’a fait quoi ? demanda Jason.
– Kévin. Il m’a demandé de monter deux Cocas dans le bureau pour lui et Papa.
– Et alors ?
– Alors il a un minibar plein de sodas, là-haut ! Papa me demande comment je vais, puis Kévin m’invite à rester pendant qu’il parle avec Papa. Il a essayé de me piéger !
– C’est possible que le minibar soit à court de Coca, Brian, dit Jason en fronçant les sourcils.
– Même si c’est vrai, il m’a tendu un piège !
– Mais il t’a laissé partir quand il a vu que tu ne coopérais pas, non ?
– Oui, enfin j’ai quand même l’impression qu’il voulait me forcer la main.
– Papa connaît tes sentiments à ce sujet, Brian. Il ne te pousserait pas à la confrontation. Peut-être qu’il voulait que tu restes pour que tu ne te demandes pas plus tard ce qu’il disait à ton père.
– Oui, mais…

Je soupirai de frustration.

– Brian, dit Ray, tu es simplement parano.

Le sang me monta au visage, mais la colère redescendit aussi vite qu’elle était montée.

– Peut-être. C’est possible que je m’imagine des choses.
– Ne t’en fais pas, Bri. Je comprends que tu aies pu penser ça, dit Pete.
– Moi aussi, dit Jason, mais je ne pense pas que Papa serait capable de faire ça.
– Je suis désolé.
– Pourquoi ?
– De m’être emporté comme ça.

De m’être couvert de ridicule, me dis-je intérieurement.

– Ne t’inquiète pas, frérot. C’est pour ça que nous sommes là, dit Ray.

Nous regardâmes la télévision pendant encore une heure ou deux. Vers neuf heures, Papa et Kévin sortirent du bureau.

– Si je peux faire quoi que ce soit, Kévin, n’hésite pas à me faire signe.
– C’est noté, Ben. Nous allons faire en sorte d’avancer.
– Je sais. Brian, Pete, est-ce que vous pourriez passer à la maison samedi pour m’aider à mettre les choses en place ?
– Euh, bien sûr, Papa. A quelle heure ?
– Dès que vous serez opérationnels. Le matin, de préférence.

Je priai de nouveau pour que Kévin n’ait pas parlé davantage qu’il n’aurait dû.  Papa esquissa un sourire, me mettant encore plus mal à l’aise, puis se tourna vers Kévin.

– Si je peux faire quoi que ce soit, tu sais où me trouver. A plus tard, les garçons.

Nous prîmes congé. Pete se leva et bâilla, s’étirant de tout son long.

– Je vais me coucher. Bonne nuit, tout le monde.
– Bonne nuit, frérot.
– Bonne nuit, Pete. Dors bien.
– Je vais dormir comme un bienheureux, merci Jason. Dors bien aussi.

Je suivis Pete à l’étage, mais ma curiosité l’emporta. J’entrai dans le bureau et ouvris le minibar. Il y avait une canette de Coca à l’intérieur, et il n’y avait qu’une canette dans la corbeille. Jason avait eu raison. Je marmonnai quelque chose, me retournai et faillis avoir une crise cardiaque. Je n’avais pas entendu Kévin entrer.

– Est-ce que tu as trouvé ce que tu cherchais, fiston ?
– Oui. Jason t’en a parlé ?
– Mmmh. Brian, je ne te ferais jamais un coup pareil, ni à aucun de mes fils. Jason ne s’est pas trompé sur la raison pour laquelle je t’ai demandé de rester, non plus.

Forcé de reconnaître mes torts, je baissai les yeux.

– Je te demande pardon d’avoir douté de toi. C’est juste que j’ai tellement peur quand il s’agit de mes parents.
– Eh, dit-il doucement, je peux comprendre ta réaction. Ça ne me dérange pas. On ne t’a pas accordé beaucoup de confiance dans ta vie jusqu’à récemment, et c’est difficile de se débarrasser de ses anciennes habitudes. Je voulais te laisser la possibilité de rester avec nous précisément pour renforcer la confiance entre nous.
– Merci, dis-je ne levant les yeux.
– Maintenant, en ce qui concerne tes parents, je vais faire de mon mieux. Je défendrai ta cause auprès d’eux, mais s’ils prennent une décision, je ne pourrai pas les en empêcher.
– Je sais. C’est ce qui me fait peur.
– Je crois vraiment que tu devrais envisager de parler de tes projets avec Pete à ton père. Je pense qu’il peut les entendre, et que c’est une bonne opportunité de remettre un peu de confiance dans ta relation avec tes parents.
– Tu en mettrais ta main au feu ?

Kévin réfléchit quelques secondes, puis répondit :

– Peut-être pas encore. Mais je vais essayer de les préparer. Tu sais, dit-il avec douceur, quelqu’un doit faire le premier pas. Quand ils t’ont autorisé à rester chez nous, ils ont montré une certaine dose de confiance en toi. Peut-être qu’il est temps que tu leur montres que tu peux leur faire confiance aussi, et que tu es partant pour reconstruire une relation avec eux ?
– Mais s’ils refusent ?

Kévin me serra maladroitement dans ses bras.

– Essaie de ne pas avoir de pensées négatives. Concentre-toi sur Pete, et sur le bonheur que vous avez ensemble. Profite du temps que tu passes avec lui, de jour comme de nuit. Prenez juste vos précautions, d’accord ? C’est tout ce que je vous demande. Ça, et de ne pas faire trop de bruit.

Il me relâcha, et je vis qu’il souriait.

– Nous étions si bruyants que ça ?
– Non, pas vraiment. Je ne vous aurais pas entendus si je n’étais pas allé dans mon bureau. J’avoue que j’ai écouté à la porte pour vérifier que tout allait bien, mais ensuite je vous ai laissés tranquilles.

Je n’arrivais à croire que nous évoquions le fait qu’il nous ait entendus faire l’amour, Pete et moi.

– Nous sommes prudents, Kévin. Nous t’en parlerions si nous décidions de… faire les choses autrement.
– Je sais que vous le feriez, Brian. Allez, je te laisse filer. Pete doit se demander où tu es passé.
– Merci, Kévin. Pour tout.
– Je ferais tout pour mes fils, fiston.

Il m’ébouriffa les cheveux et se dirigea vers sa chambre. Je restai immobile jusqu’à ce qu’il disparaisse de mon champ de vision, en me demandant combien de personnes avaient la chance d’avoir quelqu’un comme Kévin dans leur vie.

Je croisai Pete dans le couloir.

– Je me demandais où tu étais passé. Je pensais que j’allais devoir t’expulser des toilettes.
– Non, je discutais avec Kévin.
– Est-ce que ça va, Brian ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
– Oui, à part que je me suis comporté comme un idiot.
– Eh, pas de ça ici. Prépare-toi pour dormir. Je reviens dans une minute.
– Oui, Papa.

Il sourit, et je me déshabillai pour la nuit.

Quand il revint, il éteignit la lumière, se glissa dans le lit et se blottit contre moi. A ma grande surprise, j’étais épuisé, et nous nous endormîmes dans les bras l’un de l’autre.


Je rampais dans un caniveau ou un fossé, nappé de brouillard. Une odeur pesante de terre fraîche emplissait l’air. Les feuilles mortes bruissaient sous mon poids alors que je progressais péniblement. La pleine lune me toisait d’un œil malveillant, mais n’illuminait pas les alentours. Les branches torturées et décharnées des arbres que je dépassais zébraient son visage.

Des chuchotements me parvenaient aux oreilles sans que je puisse en comprendre le sens. Je ne voyais personne, mais une présence était palpable à proximité.

Il m’était difficile d’avancer. Mes bras et mes jambes étaient retenus par une force invisible qui entravait mes mouvements. Je parvenais à peine à bouger.

J’avais l’impression de ramper depuis une heure, et les chuchotements semblaient de se rapprocher, toujours plus forts, mais pas plus intelligibles. J’étais terrassé par la peur. Je savais que je devais m’échapper sans même savoir ce qui me menaçait.

Je redoublai d’efforts. Je sentis immédiatement un poids écrasant sur le dos. Il devint encore plus difficile de bouger mes bras et mes jambes. Les chuchotements étaient juste au-dessus de moi, dans mes oreilles. J’arrivais maintenant à distinguer ce que disaient ces démons.

– Laisse-toi faire, tu ne pourras jamais te débarrasser de nous. Tu fais partie des nôtres. Tu as toujours fait partie des nôtres. Ton âme nous appartient.

Une autre voix disait :

– Pourquoi te battre contre nous ? Tu sais que nous allons t’attraper. Tu peux toujours essayer de résister, ça ne sert à rien ! Abandonne-toi à nous maintenant.

Un rire maléfique résonna dans mes oreilles alors que je me débattais en vain.

Soudain, je me rendis compte que j’étais en plein cauchemar, mais ces voix essayaient de me retenir dans les limbes, de m’attirer dans leurs sombres profondeurs. Je hurlai au secours, mais aucune réponse ne vint. Je ne pouvais plus résister très longtemps, et mes forces commençaient déjà à faiblir.

Dans un dernier éclair de semi-conscience, je m’agrippai au bras de Pete, me servant de la sensation du toucher comme d’une ancre dans le monde éveillé.

– Brian, est-ce que ça va ?

J’écoutai la voix de Pete avec l’énergie du désespoir, la suivant hors des ténèbres jusqu’à lui et à la sécurité. Des hurlements de rage me poursuivirent, ne battant en retraite que lorsque je fus pleinement conscient de l’endroit où je me trouvais.

– Brian, qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Pete avec une inquiétude sincère dans la voix.

Quand je parvins à reprendre mon souffle, je répondis :

– J’ai fait un cauchemar. Plutôt violent.
– Tu te débattais, et j’ai reçu un coup de pied juste avant que tu ne m’agrippes le bras.

Il me serra contre lui et me garda dans ses bras jusqu’à ce que ma respiration redevienne régulière et que mes tremblements s’estompent.

– Est-ce que ça va mieux ?

Je ne répondis pas, reposant dans le refuge de ses bras.

– Bri ?
– Je vais mieux. C’est juste que je… je suis…
– Ça va aller, mon coeur. Tout va bien. Je te tiens.

Puis je fondis en pleurs.

Quand je repris le contrôle, Pete était allongé sur le dos, me tenant toujours dans ses bras, et s’était rendormi. Pour ma part, je n’y parvins pas. J’étais certain que je n’arriverais plus jamais à dormir.


Le lendemain matin, Pete m’avait demandé de lui raconter mon cauchemar. Je ne parvins pas à le lui décrire de façon satisfaisante. J’étais toujours terrorisé.

Nous nous installâmes dans une routine. Aucun fait notable ne se produisit le jeudi et le vendredi. Ray et Jason étaient comme des lions en cage, se chamaillant sans raison apparente, essayant de garder la tête hors de l’eau chacun à leur manière. Pete essayait de ne pas s’en mêler, mais serait inévitablement attiré dans leurs querelles. Je restais en arrière plan autant que possible.

Kévin fut absent pendant le reste de la semaine, passant plus de temps au bureau que pendant toute période depuis que j’étais arrivé. Il ne laissa cependant rien filtrer de l’avancement du dossier de Ray, évitant complètement le sujet, même quand Ray et Jason n’étaient pas dans les parages.


Samedi matin, je me réveillai tôt, vers six heures. Cela faisait longtemps que je n’étais pas allé courir, et je me dis que c’était une bonne idée.

En sortant de la maison, je courus vers le parc en adoptant un rythme soutenu. La météo était froide et humide, et une légère brume se levait. J’avais l’impression que le monde entier était endormi. C’est une expérience nouvelle pour moi que de courir pratiquement à l’aveugle jusqu’au parc. Le sentiment d’isolation était total. Je laissai mon esprit se vider, comme souvent quand je courais, ne prêtant attention qu’à mes sensations physiques. Je limitai mon temps de course, cependant, car je voulais faire encore un peu de musculation en rentrant. Quand je revins à la maison, tout le monde était encore couché.

La salle d’entraînement, qui était plus qu’une simple salle de musculation, se trouvait derrière le garage. Elle avait été construite après la maison, mais bien avant que les Patterson ne l’achètent. Elle avait été correctement équipée, avec des murs isolés et un système de chauffage. Elle était suffisamment spacieuse pour accueillir un banc de musculation, des haltères et un vélo d’appartement que personne n’utilisait jamais. Il restait encore de la place pour faire de la corde à sauter et d’autres exercices sportifs.

Jason avait ajouté une chaîne hifi. Il gardait ses CDs les plus énergiques dans cette pièce. Je choisi le Black Album de Metallica, augmentai un peu le volume et fit quelques développés-couchés. Je ne voulais pas mettre trop de poids, sachant que je n’avais pas de spotter. Il ne fallait pas être imprudent.

Après quelques séries, je passai aux haltères, fis quelques curls et terminai avec des abdos et des pompes, juste au moment où la musique s’arrêtait. Pour un entraînement de routine, je transpirais comme une bête.

Je montai prendre ma douche à l’étage et fus surpris de trouver la salle de bains occupée. En retournant dans notre chambre, je vis que Pete n’était plus dans le lit. Je souris intérieurement, me déshabillai et le rejoignis sous la douche.

Quand nous eûmes terminé, Pete et moi descendîmes dans la cuisine pour faire des pancakes. Kévin descendit pendant que nous les faisions cuire, et nous en rajoutâmes quelques-unes sur le grill pour lui. Il avait l’air fatigué et usé. Il ne dit pas grand-chose en mangeant, ce qui ne lui ressemblait pas. Pete et moi échangeâmes des regards interrogatifs. Le seul mot qu’il avait prononcé au cours du petit-déjeuner avait été « bonjour ».

– Vous avez prévu d’aller à la ferme, aujourd’hui, c’est ça ?
– Euh, oui. Papa voulait que je l’aide là-bas ce matin.
– Tu veux dire nous, dit Pete en me tapotant affectueusement la jambe.
– Oui, nous.

L’ombre d’un sourire traversa le visage de Kévin, mais disparut rapidement.

– Kévin, est-ce que tout va bien ?
– Je ne sais pas, répondit-il en soupirant profondément. Le temps nous le dira. Est-ce qu’il y a une chance que Ray puisse vous accompagner ? Est-ce que ton père y verrait un inconvénient ?

Des signaux d’alarme se déclenchèrent dans ma tête. Quelque chose de grave s’est produit, et Kévin n’était pas encore prêt à nous en parler. Et comme il voulait que Ray nous accompagne, j’en déduisis qu’il voulait du temps pour parler à Jason.

– Je ne crois pas que ça pose problème. Je vais l’appeler pour lui demander. Euh, Pete et moi allions passer la nuit là-bas. Ray peut rester aussi. Est-ce que c’est bon pour toi ?

Le regard étonné de Pete n’échappa pas à Kévin.

– Non, vous n’aviez pas prévu d’y passer la nuit, mais j’apprécie ton geste. Je dirai à Ray d’aider ton père à mettre les choses en place avec vous, et si vous y passez la nuit…
– Je dirai à Papa qu’il n’a pas le choix, déclarai-je.
– Non, laisse-moi lui parler.
– D’accord.
– Est-ce que tu veux encore des pancakes, Bri ? demanda Pete.
– Bien sûr.
– Et toi, Kévin ?
– Non merci. J’en ai mangé assez.

Kévin se leva et gravit lourdement les escaliers, comme s’il portait tout le poids du monde sur ses épaules.

Quand il disparut dans son bureau, Pete demanda :

– Qu’est-ce que ça veut dire, à ton avis ?
– J’ai ma petite idée, mais je préfère la garder pour moi pour l’instant. Quelque chose s’est passé, et ce n’est pas bon. Je n’ai jamais vu Kévin aussi déprimé.
– Moi non plus, dit Pete. J’espère que ce n’est pas trop grave.

Nous savions à quoi nous en tenir.

Ray jura dans sa barbe jusqu’à ce que mon père fasse son apparition. Il vint nous chercher vers neuf heures. Kévin lui serra la main et échangea quelques mots avec lui. Mon père lui répondit brièvement. Ils arboraient tous deux une expression sérieuse, partageant un secret que nous ignorions.

Ils échangèrent une poignée de main solennelle. Papa dit :

– Appelle-moi si tu as besoin de quelque chose.
– Je le ferai, Ben.
– Très bien, les garçons, mettons-nous en route. Nous avons du pain sur la planche.

Quand la voiture démarra, Ray dit :

– D’accord, je ne suis pas idiot. Pourquoi est-ce que Papa me met à l’écart ?
– Ce n’est pas à moi de te répondre, Ray, répondit Papa, alors n’essaie pas de me tirer les vers du nez. J’ai entendu combien tu pouvais être insistant.
– Est-ce que je devrais être inquiet ?
– Je ne crois pas. Si c’était le cas, je ne pense pas que toi ou Pete viendriez avec moi.
– C’est Sharon, c’est ça ?
– Ray, je ne peux rien te dire.
– C’est la seule chose qui pourrait affecter mon père comme ça. Elle ne reviendra pas, c’est ça ?

Mon père resta silencieux, mais je voyais qu’il serrait la mâchoire.

– Et tu disais que je n’avais pas à m’inquiéter ! Maintenant je n’ai plus de…
– Tais-toi ! cria mon père, le réduisant au silence.

Autant pour distraire Ray que mon père, je dis :

– Ecoute, Ray. Admettons que tu aies raison et que Sharon ne revienne pas. Dis-toi que c’est dur à accepter pour toi, mais que c’est encore pire pour Jason.
– Comment est-ce que tu peux dire ça ? demanda Ray, la panique cédant peu à peu à la colère, ce que je pris comme un bon signe.
– Réfléchis ! Jason a l’impression d’avoir fait éclater la famille ! Il pense qu’il a fait fuir Sharon. Kévin  a besoin de passer du temps avec lui pour lui faire comprendre que ce n’est pas de sa faute.
– Ce n’est pas de sa faute ? Il n’était pas obligé de leur donner son… je ne sais pas ce que c’était. Il aurait pu fermer sa gueule.
– Non, c’était impossible ! Il se laissait dévorer par sa culpabilité depuis la mort de Jeff…
– Depuis son suicide, tu veux dire.
– … et il commençait tout juste à assumer ce qui s’était passé ! Pour l’amour du ciel, Ray ! Lâche-lui la grappe.
– Pourquoi ? Il est responsable de ce qui lui arrive.
– Ray, dis-moi que j’ai mal entendu.
– Ça suffit, les garçons ! Je ne veux plus entendre un mot jusqu’à notre arrivée à la maison.

Ray marmonna quelque chose dans sa barbe, et mon père lui jeta un regard noir. Je ne pouvais pas lui en vouloir, j’avais distinctement entendu les mots « va te faire foutre ».

La maison n’avait pas beaucoup changé depuis la dernière fois. Pete jeta un coup d’œil à la façade, le regard impénétrable. Je m’approchai de lui et l’entourai de mes bras par derrière. Il se reposa contre moi pendant quelques secondes, puis nous suivîmes Papa et Ray à l’intérieur.

Pete me conduisit à la chambre au rez-de-chaussée, près de l’escalier. Nous laissâmes tomber nos sacs sur le lit et croisâmes Ray qui descendait l’escalier, suivi par mon père.

– Vous restez dans la chambre du bas ?
– Oui, répondis-je, nous serons plus tranquilles si nous dormons ici, à l’écart.

Ni Ray ni Papa ne se faisaient d’illusions sur nos intentions. Papa eut l’air de vouloir dire quelque chose, puis se rétracta. Il se contenta de secouer la tête et traversa la cuisine pour se rendre dans la cabane derrière la maison.

– Putain, on dirait qu’il a un balai coincé là où je pense, observa Ray.
– Ray…
– Tu sais ce que je veux dire, Brian. Regarde comment il a réagi dans la voiture !
– Et alors ? Il t’a dit de fermer ta gueule ? Je l’ai fait plein de fois, et je n’ai pas de balai là où je pense.
– Bref, je suis impatient de rentrer à la maison. Je ne sais pas combien de temps je pourrai supporter son attitude.
– Ray, écoute-moi deux secondes.

Pete m’interrompit.

– Brian, chut. Ray, tu as été gâté. Kévin est extrêmement ouvert et compréhensif. Ben ne s’est pas encore habitué à l’idée que Brian et moi soyons ensemble, ni à l’idée que Brian soit gay, en fait.
– S’il ne peut pas m’accepter, alors qu’il aille se faire voir.
– Non, Ray, dit Pete, il faut que tu sois tolérant vis-à-vis de lui, comme il est tolérant vis-à-vis de toi. Tu n’as pas un droit particulier d’écraser les autres simplement parce que tu es gay. Il faut que tu sois poli et que tu te mettes à la place des autres. Si tu te fiches des sentiments de Ben, alors pense aux sentiments de Brian ou aux miens. Nous voulons être acceptés tels que nous sommes, tout comme toi. Il va falloir du temps à Ben pour y arriver. Il fait des efforts à l’heure même où nous parlons, mais ce n’est pas facile pour lui. Il faut qu’il remette en cause quarante ans de conditionnement. C’est un sacré challenge. Il faut que tu lui laisses une chance de le faire.
– Et si tu dis encore une fois à mon père d’aller se faire foutre, dis-je, toujours furieux, je te botterai les fesses.

Puis je me rendis compte du ridicule de mes propos.

– C’est à moi de lui dire d’aller se faire foutre, dis-je en souriant.

Ray éclata de rire.

– D’accord, marché conclu. Mais si je veux lui dire d’aller se faire foutre, il faudra que tu le fasses pour moi.

– Les garçons ! Venez par ici !
– On arrive, Papa ! Ray, tout ce que je te demande, c’est de le lâcher un peu, d’accord ?
– D’accord. Je vais essayer, Brian.
– Merci. Nous ferions bien d’aller voir Papa avant qu’il ne perde patience.

Nous passâmes le reste de la journée à protéger les meubles avec des draps et à poser des bandes adhésives sur les murs du salon en préparation des travaux de peinture. Je n’avais pas l’impression que c’était strictement nécessaire, mais Papa pensait visiblement le contraire.

Le soir, nous sortîmes manger des hamburgers. Papa était de meilleure humeur, plaisantant avec nous et riant à nos blagues. Il avait l’air d’avoir rajeuni de vingt ans.

L’ambiance se tendit quand Ray repéra un serveur plutôt mignon. Il se tortilla sur son siège pour le suivre des yeux jusqu’en cuisine. En se retournant, il s’exclama « Quel canon ! », sans réfléchir. Nous nous figeâmes dans nos sièges.

– Oh, je ne sais pas, dit Papa. Celui-là a l’air plus mignon.

Il montra discrètement du doigt un autre serveur âgé de vingt-cinq ans environ qui méritait assurément le coup d’œil.

– Oui, mais il est vieux, poursuivit Ray. L’autre gars est plus proche de moi en… Le voilà !

Ray était à deux doigts de se lever pour mieux apercevoir son coup de cœur. Papa souriait aux pitreries de Ray et me fit un clin d’œil quand il me surprit en train de regarder le serveur. Je notai dans ma tête qu’il allait falloir que je discute avec Papa après le dîner, et ce pour plusieurs raisons.

Nous trouvâmes un Baskin-Robbins, et chacun choisit une glace pour le dessert. Alors que nous retournions à la voiture, Papa demanda :

– Est-ce que ça vous dérangerait de faire un petit détour ? Je voudrais aller à la librairie Barnes & Nobles à côté.

Pete et Ray haussèrent les épaules et je dis :

– Bien sûr. 

Nous restâmes dans la librairie pendant environ trois quarts d’heure, chacun dans son rayon de prédilection. Pete me suivit dans le rayon littérature, et Ray s’aventura dans le rayon science-fiction. Nous perdîmes la trace de Papa pendant un moment jusqu’à ce que je l’aperçoive dans le rayon psychologie. En me rapprochant, je me rendis compte qu’il consultait plusieurs livres dont le sujet était l’homosexualité.  J’hésitai entre le rejoindre et battre en retraite quand Pete, qu’il en soit remercié, me poussa en avant, abrégeant mon supplice.

– Salut Papa. Qu’est-ce que tu regardes ?
– Je cherche un bon bouquin pour m’aider à comprendre, Brian, mais je n’arrive pas à en choisir un.
– Mmmh. Et pourquoi est-ce que tu ne demanderais pas à Kévin ? Je peux demander à Jason, aussi. Je sais qu’il a beaucoup lu après la mort de Jeff.
– D’accord, c’est une bonne idée. J’ai peur d’être un peu dépassé par ceux-là, dit-il en brandissant deux des livres qu’il avait consultés. Est-ce que vous êtes prêts à y aller ?
– Euh, oui. Est-ce que je peux prendre ceux-ci ?

J’avais choisi les deux premiers tomes de la série des Hornblower de C.S. Forester.

– J’ai entendu dire qu’ils étaient très bien.
– D’accord. Où est Ray ?
– Je ne sais pas, dis-je en tendant mes livres à Papa. Nous allons le retrouver et nous te rejoindrons à la caisse, d’accord ?
– D’accord.

Pete et moi nous mîmes en quête de son frère. J’avais ma petite idée de l’endroit où nous pourrions le trouver, et ce n’était pas au rayon science-fiction.

– Reposez-ça immédiatement, jeune homme !

Ray laissa tomber le livre qu’il était en train de regarder, et nous éclatâmes de rire. Ray trouvait la situation nettement moins drôle.

– Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? Tu m’as fichu la trouille de ma vie !
– Ça valait le coup. Pourquoi est-ce que tu regardais le Kamasoutra, de toute façon ? Tu as l’intention de te trouver une petite amie ?
– Je regardais juste les images.

Pete et moi rîmes de plus belle.

–  Allez vous faire mettre.
– Est-ce que c’est une proposition ?

Les yeux de Ray scintillèrent.

– Ça dépend combien vous avez sur vous.
– Allons-y. Papa nous attend.
– D’accord.

Nous nous frayâmes un chemin à travers la librairie, essayant de ne renverser personne au passage.

Quand nous arrivâmes à la maison, Pete et Ray prirent leur douche, me donnant l’opportunité de discuter avec mon père. Je le trouvai dans la salle à manger.

– Papa ? Est-ce que nous pouvons discuter ?

Après un coup d’œil rapide destiné à évaluer mes intentions, il dit :

– Bien sûr, Brian. Ici ?
– Oui, c’est bien ici.

Nous nous assîmes de part et d’autre de la table.

– Très bien, alors qu’est-ce qui te travaille ?
– C’est ce qui te travaille dont je voudrais te parler. 
– Je ne comprends pas.
– Quand nous étions au restaurant tout à l’heure, tu te souviens quand Ray a fait une remarque au sujet de l’un des serveurs ?
– Oui… Il a dit qu’il aimait bien l’un des jeunes qui travaillait là-bas.
– Et tu as dit qu’un des autres serveurs te paraissait plus mignon.
– En effet…
– Eh bien, je ne comprends pas comment c’est compatible avec la façon dont tu considères ma sexualité.
– Brian…
– Ni les bouquins que tu regardais chez Barnes & Noble. Bref, qu’est-ce que je dois comprendre ?
– Est-ce que tu as fini ? demanda-t-il en souriant.

J’acquiesçai.

– Brian, mes sentiments à l’égard de l’homosexualité n’ont pas changé. Je n’aime pas ça, je ne la comprends pas, et pour l’instant, je ne l’accepte pas. En même temps, je te vois avec Pete, et je sais que tu es vraiment comme ça. Vous êtes heureux tous les deux, et je suppose que vous avez des relations sexuelles ?

Je rougis.

– Je ne peux pas vous empêcher d’en avoir quand vous êtes chez Kévin, et d’après ce que j’ai compris, vous allez encore passer beaucoup de temps là-bas. Ça ne rime donc à rien de vous interdire d’en avoir ici. Soyez prudents, c’est tout.
Encore une fois, je n’aime pas ça, et je ne vous comprends pas. Je ne peux pas changer ma réaction instinctive, mais je peux apprendre à être plus tolérant. C’est ce que j’essaie de faire.
Tu as quinze ans et tu en auras seize en septembre. Tu commences à faire des choix qui affecteront le reste de ta vie ; des choix que nous, ta mère et moi, ne pouvons qu’influencer. Nous ne pouvons pas les faire à ta place. Tu as choisi d’être gay…
– Je n’ai pas choisi d’être gay ! le coupai-je. Je suis comme ça et je ne peux rien y changer. Ce n’est pas un choix !
– Je suis désolé, dit Papa avec un geste d’apaisement. Je ne voulais pas dire ça. Comme je te l’ai déjà dit, il me faudra du temps. Tu as choisi d’être avec Pete. Et quitte à ce que tu sois avec un garçon,  j’aime autant que ce soit avec lui. Si j’avais dû faire un choix pour toi, c’est lui que j’aurais choisi.

Nous nous regardâmes dans les yeux pendant quelques instants.

– Où est-ce que tu as eu cette bague ?

J’avais dû jouer avec sans m’en rendre compte.

– C’est Pete qui me l’a donnée.
– Ah.

Il resta silencieux pendant quelques secondes, puis demanda :

– Est-ce qu’elle a une signification particulière ?

Je déglutis avec difficulté, ne souhaitant pas lui donner d’explications. Je me sentais piégé et je ne voyais pas d’issue possible.

– Oui, répondis-je d’une voix rauque.
– Est-ce que tu peux me l’expliquer ?

C’était le moment de vérité. Mon esprit se mit à réfléchir à toute vitesse. Devais-je mentir ? Dire une partie de la vérité ? Refuser de répondre ? Puis un fil de pensées prit le dessus. Est-ce que tu as honte de toi ? Est-ce que tu as honte de Pete ? Est-ce que tu as honte de l’amour que tu ressens pour lui ?

– Pete me l’a donnée comme un rappel. Et comme une promesse.
– Une promesse ? Tu veux dire, comme un anneau de fiançailles ?

Je redressai mes épaules et fixai mon père dans les yeux.

– Oui. Nous nous sommes engagés l’un envers l’autre.

Le regard acéré de Papa me transperça, fouillant mon âme plus profondément que jamais auparavant.

– Est-ce ce que je peux voir l’anneau ?

Sa voix était prudemment neutre, mais son regard restait verrouillé sur le mien. Je lui tendis l’anneau, et ce n’est que lorsqu’il le porta devant ses yeux qu’il détourna le regard.

Il examina l’anneau pendant un long moment, le retournant dans tous les sens, lisant et relisant l’inscription. Il me le rendit, et je le remis à mon annulaire droit.

– C’est le mauvais côté, tu sais ?
– Je sais, mais comme ça, personne ne me pose de questions embarrassantes. Ça n’attire pas le regard.
– Alors tu n’es pas sorti du placard ?
– Non, je ne crois pas. Je ne suis même pas sûr d’en avoir envie.

Papa et moi restâmes assis en silence pendant quelques instants.

– Brian, est-ce que tu te rends compte que ça change tout pour ta mère et moi ?
– Comment ça ?
– Tu es fiancé.
– Nous ne pouvons pas nous marier. 
– C’est vrai. Mais les gays peuvent organiser des cérémonies d’union.
– Je ne comprends pas. Des cérémonies d’union ? Après le discours que tu viens de me tenir, tu ne vas même pas m’engueuler et me dire que je suis trop jeune pour prendre ce genre de décision ?
– Non. Je viens finalement de comprendre. Pete et toi êtes restés ensemble envers et contre tout. Malgré trois ans de séparation, malgré vos problèmes… Tu ne parles que de Pete. Et il ne parle que de toi. Je lui ai demandé où il comptait aller à l’université. Devine ce qu’il m’a répondu ?
– Là où j’irai.

Papa hocha la tête.

– Il t’aime. Tu l’aimes.

Il poussa un soupir en se passant la main dans les cheveux.

– Cet anneau m’a ouvert les yeux. Je ne peux plus faire semblant que tout va s’en aller. Tu es vraiment gay.
– Oui, Papa, je le suis.

Ses yeux scrutèrent mon visage. Il laissa tomber sa tête entre les mains et des larmes se mirent à couler. Je fis le tour de la table et l’enlaçai par derrière, le tenant maladroitement pendant qu’il pleurait.


– Est-ce que tu lui as offert quelque chose en échange ?
– Je n’ai pas d’argent, Papa. Je voudrais lui acheter le même anneau.
– Je crois que nous pouvons t’aider, mon fils.
– Non. Je veux gagner l’argent moi-même.
– Nous pouvons quand même t’aider. Nous te paierons pour finir les travaux de peinture, et d’autres choses au fur et à mesure.
– Papa…
– Brian, laisse-moi t’aider, je t’en prie.
– Alors d’accord.

J’entendis Pete quitter la salle de bains. Il avait fini sa douche.

– Papa, qu’est-ce que tu penses de tout ça ?
– Ce que j’en pense n’a pas d’importance, mon fils. Tu as trouvé quelqu’un qui t’aime et que tu aimes en retour. Ce n’est pas un choix que je peux faire à ta place. Je ne peux pas te faire changer d’avis, d’ailleurs je n’en ai même pas l’intention. Et… je ne peux pas te rendre hétéro. Je suis content pour toi, et c’est tout ce qui compte. Et maintenant, va prendre ta douche. Je discuterai avec Pete pendant ce temps.
– J’aimerais le prévenir avant que tu discutes avec lui. Pour qu’il sache que tu ne l’attends pas au tournant.
– D’accord, fiston.

J’avais la tête retournée. Papa avait commencé par me dire qu’il détestait le fait que je sois gay, puis quand il avait découvert la bague, c’était comme si… je ne sais pas. Il nous avait plus ou moins donné sa bénédiction. Je me demandais si Maman réagirait de la même manière.

Pete était en train de s’habiller quand j’entrai dans la chambre. Son sourire s’effaça quand il vit mon visage.

– Qu’est-ce qui ne va pas, mon coeur ?
– Je ne sais pas si je dois m’inquiéter. J’ai discuté avec Papa pendant que tu prenais tout ton temps sous la douche. Il m’a interrogé sur la bague.
– Et qu’est-ce que tu lui as répondu ?
– Je lui ai dit que tu me l’avais offerte comme un rappel et comme une promesse.
– D’accord. Et il a fait le rapprochement ?
– Oui, il l’a fait.
– Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
– Il te le dira lui-même. Il veut te parler.
– D’accord. Brian, pourquoi est-ce que tu lui as dit ? Tu sais que tu n’étais pas obligé.
– Si, je l’étais. Je me suis rendu compte que pendant trop longtemps, j’avais peur que nous soyons découverts parce que j’avais honte d’être gay. Mais à présent, je n’ai plus honte d’être ce que je suis, et je n’ai pas honte de toi. Je t’aime et je me fiche pas mal qui pourrait l’apprendre.
– Bri, dit Pete avec précaution, est-ce que tu es en train de me dire que tu veux sortir du placard ?
– Non, mais si quelqu’un me pose la question, je lui dirai.

Je fus incapable d’en dire davantage, car l’étreinte de Pete me coupa le souffle. Quelqu’un toqua à la porte, mais Pete ne me relâcha pas.

– Je t’aime, Brian, chuchota-t-il.

Je n’étais pas en mesure de répondre. Pete éleva la voix et dit :

– Entrez !

Papa passa la tête dans l’embrasure de la porte.

– Est-ce que je peux entrer ?
– Bien sûr.

Pete finit par me relâcher, et j’en rajoutai un peu en reprenant mon souffle.

– Seigneur ! Laisse-moi respirer une fois de temps en temps.

Pete se contenta de me décocher son sourire de tueur. Je pris un caleçon propre et les laissai entre eux pour discuter.

Je pris mon temps sous la douche, me prélassant dans le jet d’eau chaude, le laissant apaiser la tension dans ma nuque et dans mes épaules.

Le revirement d’attitude de mon père à l’égard de Pete et moi me laissait perplexe. Il n’aimait pas le fait que je sois gay, ce que je pouvais accepter. Mais il nous acceptait quand nous étions ensemble. Il n’aimait pas le fait que nous ayons des relations sexuelles, mais il aimait Pete comme un fils.

Il semblait soutenir notre engagement réciproque, ce qui me déroutait davantage. Nous étions vraiment jeunes pour faire un aussi grand pas en avant. Nous ne pouvions pas le nier, mais nous sentions que c’était le bon moment, et pas seulement d’un point de vue sentimental.

Le soutien de Papa me semblait surprenant, et ce n’est qu’en imaginant sa réaction si nous avions été un couple hétéro que la lumière se fit dans ma tête. Pete et moi ne pouvions pas faire des bébés. Ce risque étant écarté, nous pouvions quand même rester ensemble et finir notre scolarité. Si nous avions été hétéros, je parie tout ce que vous voulez que Papa n’aurait pas pris les choses de la même manière.

Pendant que j’étais sous la douche, Pete entra et s’assit sur la lunette des toilettes. Son visage était serein, presque heureux.

– Qu’est-ce qu’il a dit ?
– Rien que tu n’aies pas déjà entendu.
– Ah. Je pensais qu’il t’avait peut-être dit quelque chose, et que c’est pour ça que tu étais entré.
– Disons que j’ai quelque chose à te dire, mais pas à propos de ton père.
– Est-ce que ça peut attendre que j’aie fini ? demandai-je en faisant mousser le shampooing.
– Bien sûr, mon coeur. Je t’attends dans la chambre.

Il sortit. C’était bizarre. Cela ne lui ressemblait pas d’entrer et de sortir sans rien dire.

Je finis ma douche et me brossai les dents. Quand j’ouvris la porte, toutes les lumières étaient éteintes dans la maison. Je ne voyais qu’un mince filet de lumière sous la porte de notre chambre.

En ouvrant la porte, j’aperçus des bougies disséminées à travers la pièce. Pete se balançait sur de la musique douce diffusée par un lecteur de CD portable, le dos tourné. Son corps nu avait des reflets dorés dans la lumière tamisée des bougies, qui accentuaient chaque courbe de son anatomie. Fermant la porte doucement, je me défis de mon caleçon et l’enlaçai par derrière. Je l’entendais chantonner avec la musique. Il se retourna lentement dans mes bras jusqu’à ce que nous soyons face à face.

– Où est-ce que tu as trouvé tout ça ?

Nous commençâmes à nous balancer ensemble. Je me détendis dans ses bras, enveloppé dans le sentiment de sécurité qu’ils procuraient.

– Je savais où mes grands-parents les gardaient. Je voulais marquer le coup. Que cette soirée sorte de l’ordinaire.
– Il n’y a pas de soirée ordinaire quand je suis avec toi, Pete. Qu’est-ce que tu voulais me dire ?

Il m’embrassa le front, puis les lèvres.

– Je t’aime plus que ma propre vie, Bri.
– Et moi plus que la mienne. C’est tout ?
– Mmmh. Tu t’attendais à plus ?
– Non, ça suffira.

Nous continuâmes à nous balancer au son de la musique, prenant du plaisir au simple contact de la peau contre la peau. Je levai les mains derrière sa tête et l’attirai contre moi pour l’embrasser longuement sur les lèvres. Il ne fut pas long à réagir.

Lentement, nous dansâmes jusqu’au lit, plongés dans notre étreinte, et laissâmes la passion s’emparer de nous.


Chapitre 11

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