Pour l'amour de Pete

Roman gay inédit - Tome II - Brian et Pete

Chapitre 23 - Métamorphoses

Pour la seconde fois en autant de jours, je saignais du nez à cause de Pete, et pour la seconde fois nous vidions nos larmes dans les bras l’un de l’autre. L’amour de ma vie ne dit pas un mot pendant le temps où nous restâmes enlacés, assis sur le sol. Son silence était d’autant plus inquiétant que je savais qu’il y avait encore beaucoup de choses terribles enfouies au fond de lui. Une nouvelle animosité avait pris racine dans mon cœur. Curt était déjà persona non grata dans mes tablettes, mais si jamais je le retrouvais un jour, il aurait de la chance de s’en sortir vivant. Brenda était rangée dans la même catégorie que son ex-petit ami. La haine que je ressentais à leur endroit était telle que mes sentiments envers le père de Pete, Joe Jameson, s’apparentaient à de la bienveillance en comparaison.

Il était tard quand nous reprîmes la voiture. Ma migraine, qui avait été atténuée par la montée d’adrénaline, était de retour. Mes tempes se mirent à battre en rythme alors que Pete conduisait vers la maison de Kathleen, et la douleur était bien présente à défaut d’être paralysante. Le silence que nous avions laissé s’installer nous suivit jusqu’à la porte d’entrée. Le malaise que je ressentais était semblable à un nuage noir avant la pluie. J’attendais avec appréhension le moment où l’orage éclaterait, sans savoir dans quel sens soufflerait le vent en fonction des révélations que Pete allait me faire, s’il s’en sentait capable.

La porte s’ouvrit juste avant que nous ne l’atteignîmes, laissant apparaître une mère anxieuse. Kathleen semblait à la fois irritée et soulagée.

– Mais où est-ce que vous étiez passés ? Je me faisais un sang d’encre !
– Nous nous sommes arrêtés…, commençai-je, mais Kathleen m’interrompit alors que j’entrai dans la lumière.
– Au nom du Ciel ! Vous vous êtes battus ?

Je baissai le regard et vis mon T-shirt maculé de sang. Celui de Pete portait des traces semblables. Je n’avais aucune idée de l’état de mon visage.

Pete passa devant Kathleen sans répondre et gravit l’escalier en direction de la salle de bain. Je le regardai monter sans réagir, puis je repris mes esprits et m’élançai pour le rejoindre. Kathleen fit mine de me retenir, mais le regard que je lui jetai l’en dissuada aussitôt.

Elle se contenta de poser une main sur mon bras en me disant doucement :

– Prends soin de lui, Brian. Je suis là si tu as besoin de quoi que ce soit.
– Je sais, Maman, dis-je en réprimant un sourire.

Je tapotai affectueusement sa main et rejoignis Pete. Je le trouvai assis sur les toilettes dont il avait rabattu le couvercle, complètement habillé. Il avait le front plissé et fixait le sol. Il me jeta un coup d’œil furtif quand j’entrai. Son expression renfrognée se fit implorante.

– Qu’est-ce que j’ai fait, Brian ? dit-il en venant à ma rencontre.

Il étendit la main pour caresser ma mâchoire endolorie et se mordit la lèvre inférieure alors que son regard se brouillait de larmes.

– Bri…

Je posai un doigt sur ses lèvres pour l’empêcher de parler.

– Chut. Ça va aller, Pete, dis-je en essuyant les larmes sur ses joues. Je comprends.

Je passai la main dans ses cheveux, et l’empêchai une nouvelle fois de parler.

– Chut. Ne dis rien. Oublie ce qui s’est passé. Ce n’est pas grave. Tu es encore là, et je ne vais nulle part.

Mes mains descendirent vers le col de son polo que je déboutonnai avant de le faire glisser au-dessus sa tête. Puis je retirai son short qui tomba au sol. Je sentais qu’il était mal à l’aise.

– Bri, je ne peux pas…, commença-t-il, mais je l’interrompis avec mon doigt encore une fois.

Mes mains vinrent trouver son torse, s’attardèrent sur ses abdominaux fermes puis effleurèrent ses hanches pour finir leur course sur ses fesses. Je l’attirai contre moi et posai la tête contre sa poitrine, écoutant les battements rapides de son cœur. Je fis glisser mes doigts le long de son dos, et sentis ses muscles se contracter à mon contact. Je passai les bras derrière lui et le serrai contre moi de toutes mes forces. Je maintins mon étreinte pendant quelques instants avant de lui retirer son boxer qui rejoignit le tas de vêtements au sol. Il était désormais nu devant moi. Ses yeux étaient encore humides.

Je me déshabillai à mon tour sans perdre de temps. Pete resta immobile, observant chacun de mes gestes avec une expression de gêne évidente. Quand j’eus terminé, je fermai le verrou de la porte et revins vers lui. Je plongeai mon regard dans le sien et l’émotion me submergea. J’éclatai en sanglots.

– Je suis désolé, Bri…, chuchota-t-il.
– Ça ne fait rien, Pete, affirmai-je en posant les mains sur ses épaules.

Tout en soutenant fermement son regard, je lui dis avec toute la conviction dont j’étais capable :

– Je t’aime et je ne te laisserai jamais tomber.
– Mais je t’ai frappé, Bri ! Tu ne m’as jamais fait ça !
– Non, Pete, j’ai fait pire, mais tu n’as jamais cessé de m’aimer ! m’exclamai-je. Si tu essaies de comparer ce qui s’est passé ce soir avec tout que je t’ai fait endurer au cours des neuf derniers mois, alors je mérite bien plus qu’un coup de poing dans le nez ! Tu aurais dû me quitter, mais tu ne l’as pas fait, même avec tout ce que je t’ai fait. Pourquoi est-ce que j’abandonnerais la personne que j’aime le plus au monde à cause d’un incident sans importance ?

Il me fixait avec une expression où la tristesse se mêlait à l’incrédulité. Ses bras entraînèrent les miens autour de sa taille. J’écoutais son cœur dont les battements reprenaient un rythme normal, rassuré par la sensation de sa peau contre la mienne.

– Tu m’aurais laissé te mettre un raclée, non ? demanda-t-il quelques instants plus tard.
– Je ne voulais pas t’infliger plus de douleur que tu n’en avais déjà, murmurai-je faiblement.
– Alors tu te serais laissé démolir sans broncher ?

Je m’abstins de répondre, préférant resserrer notre étreinte. Il leva la main pour me caresser la tête. Il soupira profondément. Je me blottis contre sa poitrine pendant un moment que j’aurais voulu prolonger pour l’éternité. Pete leva mon menton vers son regard et je fus soulagé de voir que le désespoir avait disparu de ses yeux, remplacé par un semblant de calme.

– Il faut qu’on prenne une douche, mon cœur, dit Pete d’une voix posée. Tu fais peur à voir.
– Pas toi, dis-je doucement. Tu es magnifique. Tu l’as toujours été.

Je clignai des yeux pour ne pas pleurer de nouveau. Pete se pencha et m’embrassa sur les paupières dans un effort de ne pas craquer à son tour.

– Je ne te mérite pas, murmura-t-il en me serrant dans ses bras.
– Tu as raison, tu mérites mieux, répondis-je en réprimant un sanglot.

Il me repoussa brusquement, manquant de me faire tomber.

– Va te faire foutre, Brian ! s’emporta-t-il. Comment est-ce que tu peux dire ça ? Va… Va  juste te faire foutre.

Pete était livide. Ses yeux étincelants lançaient des éclairs.

– Pourquoi est-ce que tu penses être une si mauvaise personne ? Tu es comme ça depuis que tu as déménagé à Portland en novembre dernier et je ne comprends pas pourquoi !
– Ce n’est pas de moi dont il s’agit, mais de toi. Pourquoi est-ce que tu te sens responsable de la séparation de tes parents ? Pourquoi est-ce que tu te sens responsable de la mort de tes grands-parents ? Pourquoi est-ce que tu te sens responsable du fait que Curt…

Je m’interrompis, sachant que j’étais allé trop loin. Pete se rapprocha de moi et souleva mon menton une nouvelle fois. Il se mordait la lèvre inférieure comme il l’avait fait plus tôt, le regard hanté par le passé ; un passé que je ne connaissais pas et que je ne pouvais pas connaître tant qu’il ne m’en parlait pas.

–Brian… Bri, je ne crois pas que je pourrais m’en sortir s’en toi, dit-il péniblement.
–Est-ce que tu as prévu de me tuer ? demandai-je. Tu seras obligé, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de te débarrasser de moi. Tu as tellement pris sur toi à cause de mes conneries, comment est-ce que je pourrais te laisser tomber alors que tu as besoin de moi ? Tu crois que je vais te quitter ? Alors va te faire foutre, toi aussi !
– Peut-être un de ce jours, dit Pete avec une moue ironique.


Kathleen nous attendait dans le salon quand nous descendîmes après nous être douchés. Je me fis excuser pendant que j’allais mettre nos vêtements souillés dans le lave-linge. Pete avait pris place en face de Kathleen. Maman Forn posa son livre quand je vins m’asseoir à côté de mon petit ami, et comme si c’était un signal, Chris descendit de sa chambre pour nous rejoindre. En prenant place, il prit la parole à ma grande surprise.

– Très bien Brian. J’ai attendu toute la journée. Crache le morceau. Je ne veux plus entendre de demi-vérités ou de paroles évasives. Je veux tout savoir.

Pete se raidit face à l’attitude offensive de Chris, mais je me reculai pour me blottir contre lui, ce qui eut pour effet de l’apaiser, comme je l’avais espéré.

– Il n’y a pas grand-chose à ajouter, Chris. Comme je te l’ai déjà dit, revenir ici a fait ressurgir plein de vieux souvenirs, et ils m’ont poursuivi toute la journée.
– Au point de te faire vomir ? demanda Chris sans sourciller.
– Oui, ça et d’autres choses encore.
–  Comme ?

Je fixai mon frère de cœur, réfléchissant à la réponse que j’allais lui donner. Un coup d’œil derrière moi m’apprit que Pete était suspendu à mes lèvres. Kathleen nous observait avec un visage fermé.

– Comme le fait de me rappeler combien j’ai été stupide, soupirai-je. Comment je vous ai traités, toi et Kathleen. Et la crise de panique. Tout ça mélangé. J’ai eu une rude semaine, Chris. Laisse-moi un peu de répit.
– De quoi est-ce que vous avez parlé avec Tony ? s’enquit Chris en plissant les yeux.
– Qu’est-ce qu’il t’a dit ? répondis-je, inquiet à l’idée qu’il soit au courant.
– Il n’a rien voulu me dire, dit Chris, juste que vous aviez des choses à régler entre vous.
– C’est vrai, acquiesçai-je, soulagé.
– Putain, Brian…
– Christopher ! Ton langage ! l’admonesta Kathleen, mais il était davantage contrarié qu’embarrassé.
– Brian, tu continues à me cacher des choses. A nous cacher des choses. Pourquoi ?
– Peut-être parce que ça ne te regarde pas, intervint sèchement Pete. Eh, mec, ne me regarde pas comme ça. Mets-toi à sa place. Qu’est-ce que tu dirais si c’était toi qu’on soumettait à la question comme au temps de l’Inquisition espagnole ?
– C’est une accusation injuste, se défendit Chris. Qu’est-ce que tu dirais si je m’enfermais pendant une heure dans ma chambre avec Brian, Pete ?
– Ça ne me dérangerait pas le moins du monde, rétorqua Pete, parce que je fais confiance à Brian. Je ne veux pas dire par là que tu ne fais pas confiance à Tony. Je dis juste que peu importe comment on regarde les choses, de l’eau a coulé sous les ponts depuis qu’il est parti de chez vous. C’est normal que vous soyez moins proches.
– Les garçons, cette conversation ne mène nulle part, intervint Kathleen. Je suis fatiguée et je vais aller me coucher, mais pas avant que vous me disiez ce qu’il s’est passé entre vous ce soir.

Son regard était insistant. Pete répondit calmement mais fermement :

– Brian et moi avons réglé la question entre nous, et c’est tout ce qu’il y a à savoir. Je vais aller me coucher, maintenant. Tu viens, mon cœur ?

Je levai le regard vers Pete et hochai la tête. Puis je me mis debout et tendis la main à Pete pour l’aider à se lever.

Pete regarda successivement Chris et sa mère, et dit :

– Nous sommes sensibles à ton inquiétude, Kathleen, et à la tienne aussi, Chris. Je comprends votre frustration de ne pas avoir les réponses à vos questions, mais c’est quelque chose que Brian et moi devons travailler à résoudre ensemble. Chris, nous ne t’interrogeons pas sur ta vie de couple avec Tony, et nous en attendons autant de ta part. Est-ce que tu peux le comprendre ?
– Mais… Brian est mon frère, plaida Chris. Toi aussi. Je me fais du souci pour lui, Pete. Il n’a pas l’air d’aller bien. La dernière fois que je l’ai vu comme ça, c’est quand il se laissait mourir de faim.
– Chris, tu crois que c’est ce qui est en train de se passer ? suggérai-je.
– Est-ce que c’est ça ? demanda Chris, presque comme une accusation. Tu n’as rien mangé ce soir et tu as vomi deux fois !
– Désolé, mais je crois que j’ai été clair dès le départ sur le fait que je ne me sentais pas bien. Je n’ai rien mangé par ce que j’étais trop angoissé, et c’est ce qui m’a rendu malade. J’avais une migraine, qui est en train de revenir au galop, et qui n’a fait qu’aggraver les choses. Punaise, Chris…
– Brian…, menaça préventivement Kathleen.
– … est-ce que tu crois vraiment que je sois aussi stupide ? Est-ce que tu crois un instant que Pete me laisserait faire ça ?

Chris baissa le regard et murmura :
– Tu as raison. Désolé, Bri, Pete. Je me fais des nœuds au cerveau. Le fait de vous voir vous comporter bizarrement fait remonter à la surface ce qui s’est passé l’année dernière. Et après ce qui est arrivé à Tony, je… Je ne veux pas te perdre, Brian.
– Je ne vais nulle part, Chris. Pete est là pour prendre soin de moi, maintenant. Et tu es là avec  Kathleen, mon père, Kévin, Jason… Je suis entouré de personnes qui m’aiment, Chris. Toi aussi. Laissons le passé là où il est. J’ai encore des choses à régler, mais je vais bien.
– On dirait que le passé finit toujours par nous rattraper, dit Kathleen avec prudence, marchant sur des œufs. Vous grandissez si vite que je n’arrive pas à suivre. J’ai l’impression que c’était hier, quand Brian est venu frapper à cette porte après que tu sois parti, Pete. Parfois j’ai tendance à oublier combien vous avez changé.

Pete fixa Kathleen pendant quelques instants.

– Ne crois pas que c’est parce que nous avons changé que nous n’avons plus besoin de toi, Kathleen. Ce n’est pas vrai.

Les yeux de Pete s’embuèrent et son expression devint celle d’un enfant craintif.

– Je viens de réaliser qu’en dehors de la mère de Brian, tu es celle qui est le plus une mère pour moi.

Pete se laissa tomber lourdement sur le canapé, et je vins m’asseoir à côté de lui. Il me dévisagea alors que la première larme perlait et roulait le long de sa joue. Il ne chercha pas à l’essuyer en poursuivant, sans me quitter du regard :

– Brian et moi sommes allés voir mon ancienne maison pour voir ce qui avait changé. Après avoir fait le tour de certains endroits où nous aimions traîner, nous nous sommes dirigés vers la maison. J’ai vu mon père. Il tondait la pelouse. Quand il nous a vus… Il m’a traité de pédé.

J’entendis Chris grogner. Il se rapprocha inconsciemment de Kathleen, qui posa une main sur sa jambe en la tapotant pensivement. Chris sembla quelque peu réconforté.

– Ce n’est pas tout. Ma mère était là aussi. Ils se sont remis ensemble.
– Ce n’est pas de ta faute, Pete, intervint immédiatement Kathleen d’une voix douce. Je sais déjà ce que tu penses. Tu n’as rien à voir avec ce qui s’est passé. Ta mère a quitté ton père parce qu’elle craignait pour ta vie, et sans doute pour la sienne aussi.
– Mais…, protesta Pete.
– Ne dis rien, écoute-moi, dit Kathleen calmement, mais avec fermeté. Tu ne m’en as pas dit beaucoup sur ce qui s’est passé après ton départ à Portland. Le fait que tu l’aies attaqué en justice pour être émancipé me fait penser que des faits graves se sont produits. Je ne te demande pas de les raconter, Pete. Quels qu’ils soient, tu as cessé de jouer un rôle dans sa vie au moment où elle a renoncé à ses droits sur toi. Un enfant n’est jamais responsable des actions de ses parents. Si elle est retournée avec ton père, elle a fait ce choix indépendamment de toi.
– Ça ne me dérange pas qu’ils soient de nouveau ensemble, dit Pete d’une voix blanche. Pas vraiment. C’était juste un choc.
– Mon chéri, je sais que ça te dérange. Et toi aussi.

Pete s’assit en silence pendant un instant, puis se releva. Il me prit la main et m’aida à me lever pour le suivre.

– Bonne nuit, Kathleen, Chris. Merci de m’avoir parlé, dit Pete en se tenant devant eux. Je… Euh, je crois que j’ai besoin de réfléchir à tout ça.

Kathleen se leva et serra affectueusement Pete dans ses bras. Je voyais ses lèvres remuer en silence et je savais qu’elle priait pour lui. Quand elle le relâcha, elle prit mon visage entre ses mains et m’examina de près en faisant claquer sa langue.

– Laisse-moi te chercher de la glace pour ton nez, Brian. Il n’a pas l’air trop amoché, mais il est un peu enflé. Et ta mâchoire aussi.
– D’accord, maman.

Je levai les yeux vers Pete, mais il refusait de croiser mon regard. Je tendis la main pour tourner son menton vers moi. Il ne se laissa pas faire, m’obligeant à utiliser les deux mains pour qu’il veuille bien me regarder. Ses yeux avaient retrouvé en partie leur expression de tristesse profonde comme dans la salle de bains. Je verrouillai mon regard sur le sien pour qu’il n’ait pas d’autre choix que de me regarder. Il se mit à trembler alors que ses yeux s’embuaient de nouveau.

– Pete, ça ne fait rien. Je suis là et rien que tu puisses faire ne m’éloignera de toi.
– Bri, tu ne sais pas…, dit Pete sans achever sa phrase, alors que Chris avait les yeux rivés sur nous.
– Tu me raconteras. Quand le moment sera venu, tu me raconteras. D’ici là, je suis là pour toi. Pour te parler et pour te soutenir, pour rire ou pleurer avec toi. Tout ce que tu voudras. D’accord ?

Le regard de Pete alterna entre mon œil gauche et mon œil droit. Ses larmes ne tarissaient pas. Je les essuyais avec mes pouces, tenant toujours sa tête. Puis je passai les mains dans ses cheveux et saisis sa nuque. Je ne savais pas s’il allait se mettre à sourire ou à sangloter.

– Je suis là aussi, Pete. Je ferai tout ce que je peux pour t’aider, dit Chris, que Dieu le garde.

Le jeune homme athlétique se leva et posa une main virile sur l’épaule de Pete, qu’il serra affectueusement.

– Merci Chris, murmura Pete.
– Ne m’oublie pas non plus, dit Kathleen en revenant avec un sac de glace, qu’elle me tendit. Tu es un de mes fils, Peter. Je t’aime et je serai là pour toi, quoi qu’il arrive. Notre porte sera toujours ouverte pour toi. Pour vous deux.

Pete laissa échapper un unique sanglot, puis un sourire triste se dessina sur ses lèvres. Il se tourna vers Chris et lui donna une franche accolade. Mon frère lui rendit la pareille. Quand ils se séparèrent, Pete serra Kathleen dans une étreinte certes moins virile, mais autant chargée d’émotion. Elle pencha sa tête en avant pour lui embrasser le front.

– Merci à tous les deux, chuchota Pete, avec un sourire plus chaleureux. Vous venez de me rappeler pourquoi Brian vous aime tant. Je crois que je commence à ressentir la même chose.

Kathleen donna une dernière accolade à Pete.

– Allez vous coucher, les garçons. Il est tard.

Je pris la main de Pete et le menai vers l’escalier.

– Bonne nuit, m’man. Bonne nuit, frérot.
– Bonne nuit. Dormez bien, répondit Kathleen en son nom et celui de Chris.

Chris souriait quand je me retournai, hochant légèrement la tête. Je savais qu’il ne comprenait pas ce que traversait Pete. Je n’étais même pas sûr de comprendre moi-même. Peut-être était-il simplement heureux de nous voir ensemble. Je répondis par un sourire et gravis l’escalier qui menait à notre chambre . Pete me suivit et ferma la porte derrière nous quand nous entrâmes dans la chambre.

Pete se déshabilla sans perdre de temps et quand il vit que je n’allais pas assez vite, m’aida à faire de même. Quand nous fûmes nus tous les deux, il m’enlaça dans un baiser tendre mais passionné qui me coupa le souffle. Je me laissai fondre dans ses bras. Quand nous nous interrompîmes pour respirer, je le repoussai légèrement.

– Pete, qu’est-ce que nous sommes en train de faire ? demandai-je.
– A quoi est-ce que ça ressemble ? répondit-il avec une bonne humeur inattendue.
– Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, Pete, affirmai-je. Beaucoup de choses nous sont arrivées aujourd’hui. A tous les deux.

Toute expression de légèreté quitta son visage. Quand il prit la parole, sa voix était tellement chargée en solennité et en émotion qu’elle me percuta comme un coup de poing dans le ventre.

– Brian, j’en ai besoin. Ce n’est pas pour le sexe. C’est une question d’amour, et la façon dont je me sens connecté à toi. Il y a ce fossé entre nous, et j’ai besoin de le combler. Je veux te faire l’amour pour traduire mes sentiments, pas pour me soulager. Tu comprends ça ?

Je me perdis dans l’azur de ses yeux pendant quelques instants. Il y avait quelque chose dans les profondeurs de son âme qui implorait une confirmation de l’amour que nous ressentions. Je fis un pas en arrière et fixai mon regard sur lui.

– Est-ce que tu en es sûr ?

Pete hocha la tête en signe d’acquiescement, les yeux remplis de peur à l’idée que je puisse le rejeter. Au contraire, je levai la tête pour l’embrasser tendrement, essayant par ce simple geste de lui témoigner la profondeur de l’amour que j’éprouvais pour lui. Nous dormîmes très peu cette nuit-là, mais cela n’avait aucune importance. Nous étions plus proches que jamais.


Quelqu’un toqua doucement à la porte et me réveilla du repos langoureux où je me complaisais, le corps enroulé autour de celui de Pete qui dormait encore profondément. Je tirai sur le sac de couchage pour nous couvrir jusqu’à la taille.

– Oui ? dis-je à mi-voix.

La porte s’entrouvrit.

– Bonjour Bri, chuchota Chris.
– Salut Chris. Tu peux entrer. Pete dort encore.

La porte s’ouvrit juste assez pour laisser passer les larges épaules du jeune homme qui était mon frère adoptif. Il me contempla pendant un moment, puis un sourire éclaira son visage en apercevant nos vêtements éparpillés sur le sol. Je resserrai mon étreinte autour de Pete, ce qui le fit réagir légèrement dans son sommeil. Chris sourit de plus belle.

– Pete a le sommeil lourd, nous n’avons pas besoin de chuchoter, l’informai-je.
– D’accord, dit Chris, fermant la porte derrière lui.

Son regard s’attardait sur Pete et moi, mais sans voyeurisme.

– Je ne vous ai jamais vus comme ça.
– Nous n’avons pas l’habitude de laisser entrer les gens quand nous sommes au lit non plus, dis-je avec un sourire en coin, faisant rougir Chris.
– Tu sais très bien ce que je veux dire. Le fait de vous voir comme ça rend les choses beaucoup plus réelles, tu sais ? Je vous ai déjà vu vous embrasser et tout ça, mais de vous voir dans le même lit…
– Je sais ce que tu veux dire, dis-je calmement. J’ai ressenti la même chose hier quand je t’ai vu avec Tony, seulement j’ai paniqué.
– Je ne comprends toujours pas pourquoi, Bri.
– Ce n’est pas si compliqué, Chris, répondis-je. Tu sais combien j’étais dépendant de toi et maman. Quand je t’ai vu avec Tony, j’ai eu l’impression de vous perdre. C’est ce que je vous expliquais hier.

Chris hocha la tête. Il continuait à me regarder alors que ma tête posée sur le torse de Pete suivait le rythme de sa respiration régulière qui emplissait et qui vidait ses poumons.

– Tu sais ce que j’aime dans des moments comme celui-ci ? murmurai-je, sans attendre de réponse. C’est écouter les battements de son cœur. Il y a quelque chose de… rassurant quand je les entends. Je me sens en sécurité.

Le visage de Chris s’assombrit.

– Brian, est-ce que tout va bien entre vous ? Depuis que tu es parti, à chaque fois que je vous ai vus, vous aviez l’air d’être si bien ensemble. Cette fois-ci, il y a quelque chose qui cloche.
– Nous sommes toujours bien ensemble, Chris. Il y a de nouveaux problèmes qui sont apparus et que nous devons travailler à résoudre.

Je relevai la tête et contemplai mon petit ami.

– Pete a beaucoup de choses sur le cœur. Jusqu’à présent, il avait d’autres préoccupations qui lui permettaient de ne pas y penser. Mais le fait de revenir ici et de voir que ses parents se sont remis ensemble... Il a eu beaucoup de mal à l’accepter.

Je laissai ma tête retomber sur le torse de Pete. Il roula sur le côté et passa un bras autour de moi dans son sommeil, me rendant prisonnier de son étreinte. Le mouvement avait fait glisser le sac de couchage. Chris rougit et détourna le regard pendant que je faisais en sorte de nous couvrir de nouveau, au prix de contorsions pour me libérer du bras de Pete. Il roula sur le ventre, occupant l’espace que je venais de libérer. Chris gloussa alors que je fixais Pete avec consternation.

– Je crois qu’il est temps de me lever, décidai-je.
– Est-ce que ça te dirait d’aller courir, Bri ? C’est la raison pour laquelle j’étais monté.

Je fis une pause pour évaluer ma condition physique. J’étais fatigué mais pas autant que nos activités nocturnes avec Pete auraient pu le laisser présager. Ma migraine semblait s’être résorbée aussi. Pete commença à ronfler légèrement. Je savais avec certitude qu’il dormirait encore au moins une heure.

– Bien sûr, répondis-je en sortant du lit sans prêter attention à ma nudité.
– Euh, je vais te laisser t’habiller, dit Chris, visiblement gêné. Je te retrouve en bas.
– Nous avons vécu ensemble pendant deux ans, Chris, dis-je en lui jetant un regard. Combien de fois est-ce que tu m’as vu à poil, ici ou dans le vestiaire ?
– C’est, euh, différent maintenant, Brian.

Je le fixai pendant un moment alors que des sentiments enfouis remontaient à la surface dans mon corps et dans mon esprit. Je fis un effort pour balayer mon attirance envers Chris et me détournai.

– Vas-y, Chris. Je te rejoins dans une minute.

Il quitta la pièce sans dire un mot, avec un demi-sourire et peut-être un soupçon du désir que je ressentais.  Je sortis un boxer de sport et l’enfilai avec un short de running.

J’étais curieusement partagé entre l’envie d’accompagner Chris et celle de rester avec Pete. Je posai le regard sur lui et vis qu’il était toujours endormi, mais ses yeux bougeaient rapidement. Mon petit ami était en train de rêver. Je l’observai un moment avant de m’agenouiller devant lui. Juste à cet instant, le visage de Pete se ferma. Il roula sur le dos, détournant la tête avant de la basculer de nouveau vers moi. Son front se plissa. J’étendis instinctivement la main et caressai sa joue.

– C’est juste un rêve, lui chuchotai-je. Tu es en sécurité. Nous sommes ensemble. Tout va bien.

Je ne sais pas pourquoi je prononçai ces paroles, mais leur effet fut plus que surprenant. Un sourire succéda au plissement de front et ses gestes s’apaisèrent. Il retrouva un sommeil tranquille quelques instants plus tard. Je me penchai pour lui déposer un baiser sur les lèvres.

– Je t’aime, Pete.

Il prit une profonde inspiration et laissa échapper un soupir. Toujours étonné de l’effet de mes paroles, je pris mes chaussures et sortis de la chambre à reculons. Chris attendait au pied de l’escalier, prêt à partir. Je m’assis sur la première marche et mis mes chaussures.

– J’ai laissé un mot pour maman, Bri, dit Chris. Pete le trouvera aussi, s’il te cherche.   
– Merci, dis-je en terminant de lacer mes chaussures. Chris, j’aimerais retourner à La Playa, si ça te convient.
– Bien sûr. Tu cherches… Comment s’appelle-t-il déjà ? demanda-t-il avec curiosité.
– Manuel ? Non, pas vraiment, répondis-je en haussant les épaules. C’est juste que j’aime bien courir là-bas. Je n’y suis pas retourné depuis longtemps.
– D’accord. Pas de soucis.

Nous commençâmes notre routine d’échauffement, comme à l’époque où je vivais chez les Forn, sans oublier un exercice. Chris s’élança devant moi à un rythme soutenu. C’était un peu plus lent que lorsque je courais tout seul, mais je me sentais bien.

Le ciel était voilé par la brume qui s’était installée pendant la nuit, ce qui ajoutait à la fraîcheur matinale. Des trouées lumineuses çà et là indiquaient que le temps couvert ne durerait pas toute la journée.

C’est un temps parfait pour courir, me dis-je intérieurement avant de faire le vide dans ma tête et d’arrêter de suivre le train de mes pensées.

Chris et moi n’échangeâmes pas un mot pendant toute la durée de notre course matinale, et je lui fus reconnaissant de ne pas revenir sur ce qui s’était passé la veille au soir. J’avais une idée de ce qui se passait dans la tête de Pete, mais il y avait des choses qu’il me cachait. J’étais malheureux de le voir aussi affecté. Je savais que mon discours sur le fait que nous ne pouvions pas être tout l’un pour l’autre le dérangeait beaucoup, mais je ne comprenais pas bien pourquoi. Il me semblait évident que nous avions besoin d’avoir des amis, et que ses amis et les miens ne feraient pas toujours partie des mêmes cercles.

Nous rentrâmes à la maison environ deux heures plus tard pour constater que Pete n’était pas là. Je ne voyais pas de mot de sa part, mais je trouvai l’assiette qu’il avait utilisée dans l’évier. L’absence de Pete m’inquiétait parce que je ne savais pas trop à quoi m’attendre dans son état d’esprit actuel. Chris me connaissait suffisamment bien pour deviner que je m’inquiétais pour lui.

– Il va rentrer, Bri, dit doucement Chris. Peut-être qu’il est parti courir. Est-ce que tu as regardé dans la salle de musculation ?
– Non, je vais aller voir.

Je traversai le garage pour accéder à la salle de musculation. Pete était en train de faire des développés-couchés sur le banc. Il était tellement concentré qu’il ne me vit, ni ne m’entendit entrer. En me rapprochant, je l’entendais marmonner tout seul en soulevant les poids. Il parlait juste assez fort pour que je puisse l’entendre, mais pas assez pour que je puisse comprendre ce qu’il disait. Pete finit sa série et reposa la barre, sans prendre le temps de se relever. Environ une minute plus tard, il commença une nouvelle série. Il commençait à fatiguer alors qu’il lui restait cinq répétitions à faire. Je vins me placer derrière le banc.

– Allez, mon cœur. Pousse à fond. Tu y es presque.

Pete resta concentré et persévéra. Sur l’avant-dernière répétition, il parvint à hisser la barre jusqu’à mi-hauteur. Je me penchai et accompagnai le mouvement pour qu’il puisse terminer la répétition, en l’encourageant tout au long de l’exercice. La dernière répétition fut une combinaison de nos efforts comme les muscles des bras et des pectoraux de Pete avaient lâché.

– Merci, Bri, dit Pete d’une voix neutre en se relevant.

Je m’assis sur une chaise à côté de lui et nos regards fixèrent le sol. Aucun de nous ne dit un mot. Je vis Chris passer une tête et se retirer pour nous laisser du temps ensemble. Je jetai un coup d’œil à Pete qui arborait une expression circonspecte. Je m’éclaircis la gorge.

– Pete, je veux t’aider.
– Tu l’as fait, répliqua-t-il amèrement. Tu m’as bien servi de punching-ball hier soir.
– Je ne vais pas te frapper, Pete, dis-je avec résolution.
– Je sais, Brian. Je n’aurais pas dû lever la main sur toi.
– Je n’ai rien de cassé, commentai-je. Je ne t’en veux pas.

Il jeta un regard noir en ma direction, mais il ne m’était pas destiné.

– Je me déteste pour ce que j’ai fait hier soir.
– J’aimerais vraiment que tu oublies tout ça. Personne n’a rien à y gagner.
– Tu ne le méritais pas, Brian, insista Pete. Je comprendrais si tu voulais me quitter.
– Et tu ne méritais pas non plus tout ce que je t’ai fait subir, lui rappelai-je. Et tu es toujours là.
– C’est différent. Tu ne m’as jamais frappé.
– Non, dis-je en élevant la voix. Mais je t’ai brisé le cœur jour après jour. Ecoute, est-ce que c’est un concours de celui qui a fait le plus de mal à l’autre ? Parce que tu n’as aucune chance de gagner.

Il me jeta un regard sombre.

– Je suis sérieux ! m’écriai-je. Réfléchis à toutes les conneries que j’ai pu faire dans les neuf mois depuis que nous sommes de nouveau ensemble ! J’ai manqué de me tuer – encore une fois, je t’ai traité comme une merde, je t’ai torturé émotionnellement… Je t’ai maltraité, Pete ! Tu crois qu’un petit coup sur la mâchoire et un peu de sang vont me donner envie de te quitter après tout ce que nous avons traversé ? Après tout ce que tu as fait pour moi ? Alors vas te faire foutre.

Je me levai et me dirigeai vers la porte mais je fus stoppé par la voix de Pete.

– Pas maintenant, mais un jour peut-être.

Je me retournai pour le regarder. Il souriait faiblement. Il se leva et s’approcha à un mètre de moi. Le sourire qu’il s’efforçait de maintenir laissa place à un visage inquiet.

– J’ai peur, Brian. J’ai peur de devenir comme Curt. J’ai peur de te faire mal. Vraiment mal.

Il fit une pause alors qu’une larme roulait sur son visage. Il baissa les yeux et dit :

– J’ai peur de te faire fuir.

Je fis un pas vers lui et le serrai contre moi de toutes mes forces. Surpris, Pete eut le souffle coupé. Au bout d’un moment, je desserrai mon étreinte mais je restai accroché à lui.

– Si tu veux me faire fuir, Pete, il faudra t’acheter une machette, parce qu’à moins de me couper la tête, tu me trouveras toujours à tes côtés.

– Sois sérieux, Brian ! s’exclama-t-il avec exaspération.

Je reculai d’un pas et verrouillai mon regard sur le sien.

– Je suis sérieux. Je pense ce que je t’ai dit. C’est ce qu’il faudra pour me faire fuir. Maintenant arrête de te prendre la tête avec ça et allons prendre une douche.

– Brian, je…
– Je crois que nous aimerions tous les deux un câlin, Pete, mais j’aimerais d’abord enlever ces vêtements dans lesquels j’ai transpiré.
– Brian…
– Juste un câlin, pas plus.
– Brian !
– Quoi ?
– Je t’aime.


Chris quitta la maison pour se rendre chez Tony dès qu’il eût pris sa douche. Pete et moi lui dîmes que nous le rejoindrions un peu plus tard. Mon ami comprit instinctivement que Pete et moi avions besoin de temps pour nous. J’étais certain que Chris apprécierait d’avoir du temps seul avec Tony comme les adultes seraient au travail. Je savais d’après que ce que Tony avait dit la veille qu’il devait faire attention à sa pression sanguine suite au traumatisme subi pendant l’agression, ce qui signifiait que le couple devait rester abstinent.

Pete et moi nous posâmes sur le canapé et regardâmes la télévision pendant un moment jusqu’à ce que je m’agite et que je commence à me tortiller.

– Qu’est-ce que tu veux faire, mon cœur ? lui demandai-je, peu avant midi.
– Je ne sais pas, répondit-il en haussant les épaules.
– Est-ce que tu veux sortir pour aller faire un peu de sport ?
– Oui, ça me plairait bien, dit-il sans enthousiasme.
– D’accord, ça nous fera sortir au moins. Allez, dis-je en le tirant par le bras. Va te préparer.

Pete se leva du canapé et gravit les escaliers d’un pas lourd. Son comportement m’inquiétait. Je n’avais jamais vu Pete aussi déprimé, même quand je lui en avais fait voir de toutes les couleurs. L’espoir et la flamme qui habitaient habituellement son regard étaient considérablement diminués. Il fallait faire quelque chose pour regonfler le moral de Pete, et j’étais bien incapable de trouver la solution. Quand il redescendit, il m’adressa un faible sourire. Je n’y décelai aucune trace de joie.

Pete nous conduisit jusqu’au parc de La Playa. C’était notre jour de chance, comme un groupe de jeunes de notre âge faisait une partie de foot américain sur la grande pelouse. Je jetai un regard à Pete qui arborait un étrange petit sourire.

– Oui, c’est exactement ce qu’il me faut, dit-il en coupant le moteur. Allons nous étirer et faisons un tour de chauffe. Je veux rejoindre la partie.
– D’accord, mon cœur, dis-je prudemment. Tout ce que tu voudras.

Nous fîmes comme Pete l’avait suggéré. Quand nous étions prêts, nous nous approchâmes du groupe. Mon cœur sombra dans ma poitrine en reconnaissant certains des joueurs. Je pressentis le pire.

– Pete, rentrons à la maison, dis-je en posant une main sur son épaule.
– Pourquoi ? demanda-t-il avec curiosité.

Avant que je ne puisse répondre, j’entendis s’élever une voix qui avait hanté mes cauchemars.

– Tiens, tiens, tiens. Devinez qui est là. Ça fait un bail, Kellam.
– Ça ne fera jamais assez longtemps, Jeffries, dis-je en serrant les dents.

Chuck Jeffries était le chef d’une bande de brutes racistes. Lui et ses acolytes étaient responsables de l’éviction de Mac des qualifications de l’équipe de lutte dans notre année de 3ème parce qu’il était noir. Puis ils m’avaient harcelé pendant toute la saison de lutte. Ses amis, qui avaient participé aux corrections qui m’avaient été infligées, se tenaient à ses côtés. Greg Ross mesurait 1,88 mètre et pesait plus de 80 kilos. Sam Weaver et John Keener mesuraient environ 1,80 mètre et pesaient cinq kilos de plus que moi, avec mes 1,73 mètre et mes 68 kilos. Le chef de la bande faisait à peu près la même taille que Pete.

– Est-ce que tu es revenu prendre une correction ? demanda Jeffries.
– Viens, Pete. Allons-y. Je n’ai pas envie de m’abaisser à me battre contre ces mecs-là, dis-je calmement en reculant de quelques pas.
– Tu te sauves, tapette ? Si j’avais su que tu étais pédé quand on t’a réglé ton compte la dernière fois, tu ne te serais pas relevé.

Pete se tendit derrière moi et fit un pas en direction de mon adversaire. Je plaçai une main sur son épaule pour le retenir.

– Pete, ça n’en vaut pas la peine. Laisse tomber.

Il ignora mes paroles d’apaisement et secoua l’épaule où se trouvait ma main.

– Tu as toujours été un connard, Chuck, dit Pete. Je me souviens de toi à l’école primaire. Tu ne trouvais rien de mieux que de t’en prendre aux plus petits que toi parce que tu avais peur de t’attaquer à ceux qui faisaient ta taille.

Les yeux de Chuck se rétrécirent.

– Je ne sais pas qui tu es, mais si tu traînes avec ce minable, tu es un pédé en ce qui me concerne.

Sam, Greg et John s’avancèrent à la hauteur de Jeffries. Ils étaient quatre contre deux. Un regard rapide vers Pete me surprit. Il affichait un léger sourire.

– C’est ça. Tu ne t’attaquais même pas aux plus petits sans avoir tes laquais avec toi. Je m’en souviens maintenant. Les gamins dans mon groupe de scouts se plaignaient de toi tout le temps. Je n’ai pas entendu une seule fois que tu t’étais mesuré seul à seul contre quelqu’un. Ça fait de toi un lâche, non, Charlie ? Tu t’es toujours caché derrière tes larbins même quand tu te prenais à plus petit que toi, et tu continues. Quel courage ! Et quant au fait que Brian soit un minable, il est plus un homme que tu ne le seras jamais. Pour plein de raisons.
– Pete, ce n’est pas une bonne idée.

Il m’ignora une nouvelle fois. Les quatre garçons qui nous faisaient face montaient en température.

– Tu vas te prendre la raclée de ta vie, sale pédé, dit Ross en serrant les dents, les poings serrés le long de son corps.
– Comme c’est original, dit Pete avec dédain. Alors, gros lâche, tu vas rester caché derrière tes potes toute ta vie ? Tu n’as pas de couilles ?
– Pete, putain…

Le visage de Jeffries s’empourpra.

– Qu’est-ce qui se passe ? le provoqua Pete. C’est trop dur d’affronter la vérité, espèce de bâtard intolérant ? Tu es comme celui que j’appelais mon père, sauf que lui avait l’intelligence de cacher son jeu.
– Il est pour moi, annonça Chuck d’un air menaçant. Je vais te tuer, sale pédé.
– Je ne crois pas. Tu n’as pas de couilles, et tu as trop peur de me prendre tout seul. Tu as raison, Brian, il ne vaut pas la sueur de mes fesses.

Chuck se jeta sur Pete pendant que ses acolytes restaient plantés là, stupéfaits par l’audace de Pete. Cependant, l’attaque de Jeffries fut de courte durée, comme Pete l’esquiva d’un pas de côté et envoya son poing en plein dans le nez de Chuck. Il s’effondra comme une masse. L’assistance resta médusée par ce qui venait de se passer, mais je retrouvai vite mes esprits.

– On se casse, Pete ! déclarai-je.

Chuck ne bougeait pas. Un filet de sang coulait de son nez le long de sa joue. Pete souriait toujours, mais c’était un sourire malveillant. Comme si quelqu’un avait donné un signal, les trois autres se ruèrent sur nous.

Greg Ross fut le premier à nous atteindre. Il décocha un crochet du droit qui effleura la tête de Pete. En réponse, il reçut mon poing gauche dans l’entrejambe. Alors qu’il s’affaissait sur les genoux, Sam Weaver bondit depuis la droite. J’étais entre Pete et Sam. Du coin de l’œil, j’aperçus John Keener qui attaquait Pete depuis la gauche, mais je n’eus pas le temps de les regarder.

Sam se jeta sur moi avec le poing gauche levé. Je fis un saut de côté pour l’esquiver. Sam dut se contorsionner davantage pour me frapper du poing gauche. J’en profitai pour plonger en avant et le frapper à l’épaule gauche. Il perdit l’équilibre et tomba à terre. Il roula sur le côté pour se remettre debout mais je ne lui laissai aucun répit. Un bruit de craquement retentit quand mon poing entra en contact avec sa mâchoire. La douleur remonta dans mon bras alors que Weaver heurtait le sol. Il reposa sur le dos en gémissant. Quelque chose percuta ma tête de derrière, m’envoyant rejoindre Sam sur la pelouse. Un instant plus tard, la chose atterrit sur moi, me coupant le souffle. Je dus lutter pour me dégager du poids de John Keener et me remettre sur pied. Il me fallut quelques secondes pour retrouver mes repères, et quand j’y parvins, j’étais abasourdi.

Tout était terminé. Pete avait un pied posé sur nos adversaires, son sourire méprisant toujours accroché aux lèvres. Les quatre garçons étaient à terre, dont deux avaient perdu connaissance. Sur les deux restants, l’un était hors d’état de nuire et l’autre cherchait à se sauver.

– Reste au sol, lui ordonna Pete. Je ne veux pas te faire saigner aussi.

John obtempéra sans discuter.

– Quand tes potes se réveilleront, dis-leur qu’ils se sont fait corriger par un couple de pédés et qu’ils devront vivre avec ça jusqu’à la fin de leurs jours. Et toi aussi. Ne bouge pas jusqu’à ce qu’on soit arrivés à la voiture. Compris ?

L’attitude hostile et menaçante de Pete contrastait avec son sourire, et promettait plus de violence si Keener s’avisait de ne pas lui obéir. Pete se dirigea d’un pas décidé vers la voiture sans se retourner. Je jetai un regard en arrière pour constater que John n’avait pas l’intention de nous suivre. Nous montâmes à bord de la Malibu et nous éloignâmes du parc. La Playa était un endroit que j’allais devoir apprendre à éviter à l’avenir.

– Qu’est-ce que c’était que ce bordel ? m’écriai-je un moment plus tard.
– Il m’a pris la tête, répondit Pete d’un air détaché, toujours souriant.
– Sans blague ! le raillai-je. Tu aurais pu partir tranquillement. Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

Pete ne répondit pas. Il continua à conduire sereinement vers la maison des Forn, sans payer attention aux regards que je lui lançais à travers mes yeux plissés.

– Tu la voulais, cette bagarre, c’est ça ? l’accusai-je.

Pete haussa les épaules, élargissant son sourire.

– Tu as pris ton pied ! Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Dis-moi que ça ne t’a pas fait du bien de leur faire mordre la poussière, Brian.
– Ce n’est pas la question ! Pourquoi est-ce que tu voulais te battre contre eux ? Tu ne te bats jamais.

L’attitude de Pete changea en une fraction de seconde.

– Maintenant, si, dit-il sur un ton qui me glaça le sang.
– Pourquoi, Pete ? Je ne comprends pas…
– Ils ne valaient pas mieux que lui, déclara Pete, avec son sourire malveillant.
– Qui ? Ton père ?
– Ils ont eu ce qu’ils méritaient, dit-il en hochant la tête.
– C’est mal et tu le sais. Ce n’est pas comme ça qu’il faut agir, Pete !
– Oui, mais je m’en fous maintenant, répliqua Pete. J’en ai marre qu’on me marche dessus. C’est mon tour.
– Arrête la voiture, dis-je immédiatement.
– Pourquoi ? demanda Pete.
– Arrête la putain de voiture !
–Très bien. Pas la peine de te mettre dans cet état !

Pete s’arrêta près du trottoir. Nous étions à environ un kilomètre et demi de la maison de Kathleen. J’ouvris la portière et descendis de la voiture.

– Qu’est-ce que tu fais ? demanda Pete.
– Nous avons besoin de parler, répondis-je. Tout de suite, et pas dans la voiture.
– Brian, c’est ridicule, se plaignit-il.
– Je suis sérieux, Pete.
– Monte dans la voiture, supplia-t-il. Nous discuterons quand nous arriverons chez Chris.
– Non. Discutons maintenant.
– Brian, c’est une idée à la con. Remonte dans la voiture.

Je refusai de nouveau. Le visage de Pete s’était coloré et ses yeux lançaient des éclairs.

– Monte dans la putain de voiture !

Je fixai mon petit ami sans complaisance. Tout ce qui s’était passé au cours des derniers jours l’avait profondément perturbé, mais je n’avais pas imaginé qu’il réagirait de cette façon. Du jour au lendemain, le garçon qui était mon socle et mon refuge était devenu un connard belliqueux et arrogant. Pete s’était transformé en moi, et cette comparaison peu flatteuse me mettait en colère. Je tournai sur mes talons.

– Où est-ce que tu vas ? demanda sèchement Pete.
– Je vais marcher. Nous discuterons à mon retour, dis-je en m’éloignant.
– Pourquoi ? demanda Pete derrière moi.
– J’ai besoin de me calmer et de réfléchir, dis-je en me retournant. Tu devrais en faire autant, ajoutai-je après réflexion.
– Comme tu voudras, lança Pete avec suffisance.

Il ne restait qu’une fumée âcre de caoutchouc brûlé en suspension alors que la voiture disparaissait au coin de la rue.

Quinze minutes plus tard, je me tenais devant la porte d’entrée des Forn. La voiture de Pete était garée dans l’allée. Je ne savais pas vraiment si j’étais soulagé ou anxieux. Je pris cinq minutes de plus sous le porche pour me calmer et me préparer au pire. Quand je me sentis prêt, j’ouvris la porte et trouvai Pete assis sur le canapé du salon avec la tête entre les mains. Il releva brusquement la tête et le soulagement apparut dans son regard. Il se leva et s’approcha de moi à pas prudents. Je levai le regard pour le dévisager, essayant de garder un visage impassible. Pete croisa mon regard brièvement avant de fixer le sol.

– Je suis désolé, Brian. Je ne sais pas… Toutes ces conneries des derniers jours m’ont retourné le cerveau. J’étais tellement en colère… Ces gars en ont fait les frais, tu en as fait les frais. Je t’ai mis en danger. J’ai eu tort.

Pete leva un regard voilé de larmes vers moi.

– Brian, qu’est-ce qui m’arrive ? Je ne veux pas être comme ça. Je ne veux pas ressembler à mon père.
– Alors ne lui ressemble pas ! répondis-je sèchement. C’est un choix que tu dois faire, Pete. Je ne peux pas le faire pour toi.
– J’ai tellement peur, Bri ! gémit-il. Je n’y arriverai pas tout seul !
– Qui a dit que tu devais y arriver tout seul, Bri ? Je t’ai dit que je n’avais pas l’intention de te quitter, et je n’ai pas changé d’avis.

J’ouvris les bras et ma moitié tomba dans mon étreinte, en pleurs. J’eus du mal à l’entraîner vers le canapé comme il ne semblait pas en mesure de marcher, mais j’y parvins néanmoins. Ses larmes coulèrent, inondant mon T-shirt. La sensation du tissu mouillé ne m’était pas désagréable comme j’avais l’impression de rendre à Pete un tant soit peu de ce qu’il m’avait donné au cours de l’année écoulée. Il avait été si solide et fiable que j’avais pris sa force pour un acquis. A présent, nous étions tous deux en état de faiblesse et nous devions pouvoir compter l’un sur l’autre. Me montrer fort pour Pete n’était pas quelque chose de familier pour moi. C’était déroutant, voire perturbant à cause de l’image que j’avais de moi-même et de ma capacité à gérer mes propres problèmes, sans parler des siens.

 Alors que Pete s’apaisait progressivement, mes pensées continuèrent à suivre ce fil. J’étais inquiet à l’idée de ne pas pouvoir soutenir Pete dans cette période difficile tout en continuant à progresser dans ma propre réparation, terme que Will utilisait pour désigner mes efforts pour guérir des blessures de mon passé. Je me débattais toujours avec l’apparente détestation que ma mère ressentait pour ce que j’étais, les conséquences post-traumatiques du départ de Pete et mon absence d’amour-propre. Où allais-je trouver la forcer d’aider Pete aussi ?

Pete leva la tête et sonda mon regard pendant un moment avant de se redresser en position assise. Il s’éclaircit la gorge et se leva. Il disparut dans la salle de bains à l’étage et émergea quelques instants plus tard après s’être mouché bruyamment pour se diriger vers notre chambre. Au bout de quelques minutes, il m’appela d’une voix encore rauque.

Il était assis sur le lit quand j’arrivai, et fixait la porte du placard. Je me tins sur le seuil de la porte et l’observai. Quand il prit la parole, sa voix était calme mais le ton était résolu et pressant.

– Quand j’ai grandi chez mes parents, nous n’étions pas vraiment proches. J’ai toujours eu la sensation que je gênais ou que j’étais une sorte de… faire-valoir qu’ils utilisaient pour se rendre intéressants, ou alors une excuse pour décliner des invitations qu’ils voulaient éviter. Nous faisions des choses en famille comme du camping pendant les vacances, mais je n’ai jamais senti… Je ne sais pas… Que j’étais à ma place. Je me sentais étranger à ma propre famille. J’ai fait les scouts parce que mon père trouvait ça bien et que je pensais qu’il m’aimerait davantage. Tout ce que j’ai obtenu, c’est de nouveaux reproches pour ce que je faisais mal. Je t’avais dit qu’il me battait avec sa ceinture, tu te souviens ?
– Tu m’avais dit que c’était seulement quand tu le méritais, dis-je en hochant la tête.
– Oui, mais je le méritais trop souvent. Je pensais que c’était normal jusqu’à ce que je rencontre Kevin et Sharon, dit-il en se grattant distraitement la tête. C’était arrivé au point où je faisais tout ce que je pouvais pour le rendre fier, mais il ne remarquait pas jusqu’à ce que je commette une erreur.
Parfois nous sortions dîner et ils discutaient entre eux tout le temps. Ils ne m’adressaient la parole que pour me demander ce que je voulais commander. Mon père se plaignait des pédés qui travaillaient avec lui. Il disait que le manque de virilité le dégoûtait. Ma mère approuvait, parce qu’elle était comme ça. Si ce n’était pas au restaurant, c’était ailleurs. Au bout d’un moment, j’ai eu l’impression qu’ils se sentiraient mieux s’ils pouvaient m’abandonner et continuer leur vie comme si je n’existais pas. Tout aurait été plus facile.

Pete avait le regard fixé au sol. Je m’adossai à l’encadrement de la porte et continuai à l’observer. Il semblait absorbé dans son univers intérieur à ce moment-là, laissant libre cours à des pensées depuis longtemps enfouies. Je ne voulais pas le déranger s’il n’avait pas terminé. Il fallait qu’il extériorise autant de souvenirs que possible. Il s’essuya le nez du revers de la main. La lumière scintillait à l’endroit où ses larmes qui avaient roulé sur ses joues.

– Mon père n’a jamais rien su exprimer d’autre que la colère, Bri. En tout cas, dans les moments qui comptaient. Tout le reste n’était que du cinéma. Comme ma mère quand je suis allé la voir. Elle m’avait dit que tout s’arrangerait. Qu’elle m’aimait. Et je l’ai crue. Comment peut-on être aussi con ?

Pete renifla et murmura :

– Et quand elle m’a emmené loin de toi, et qu’elle a emménagé avec Curt… Il m’a fait du mal, Brian. Tellement de mal… Tout ce que je voulais, c’était qu’on me laisse tranquille. Te retrouver. Il ne voulait pas me laisser tranquille. On dit que les personnes maltraitées reproduisent ce qu’elles ont vécu. Je ne veux pas, Bri. Je ne pourrais plus me regarder si je te faisais vraiment mal.

Il me regarda pour la première fois depuis qu’il m’avait fait monter. Une tristesse infinie s’était installée dans ses yeux, mais elle fut remplacée par de l’anxiété.

– J’ai vraiment peur de devenir comme mon père et Curt.
– Tu ne seras pas comme eux. Le fait que tu en sois conscient est un bon début. Nous te trouverons un bon psy si tu veux.
– Je ne veux pas un psy, Bri. C’est toi que je veux.
– Je suis là, mon cœur.
– Je n’ai pas envie de te perdre.
– Tu ne me perdras pas. Pete, mon cœur, nous en avons déjà parlé plusieurs fois, dis-je en m’approchant pour me mettre à genoux devant lui. Je ne vais nulle part. Tu es coincé avec moi. Tu devras me tuer pour te débarrasser de moi.
– C’est ce qui me fait peur !

J’étudiai son regard pendant un moment, puis passai mes bras autour de lui, reposant la tête sur sa poitrine. Son cœur battait fort et vite à cause de son anxiété. Pete prit ma tête dans ses mains et la serra contre lui.

Il tressaillit alors qu’il chuchotait :

 – J’ai tellement peur, Bri.

Je tournai la tête pour embrasser son torse.

– Tu n’as pas à avoir peur de me perdre, Pete.
– Je t’aime, Brian.
– Moi aussi, je t’aime, Pete.

En attendant de rejoindre Chris et Tony chez les Braden, nous nous efforçâmes de partager la profondeur de nos sentiments l’un pour l’autre.


– Vous êtes p-prêts à d-décoller ? cria Tony par la fenêtre alors que nous sortions de la Malibu.
– Bien sûr, Tony, répondit Pete. Est-ce que tu crois que tu peux te hisser à l’arrière de la voiture ?
– Mec, je serais p-prêt à monter d-dans le coffre p-pour me casser d’ici.

J’entendis Chris s’esclaffer alors que Tony ouvrait la porte moustiquaire d’un coup de béquille. Il dit quelque chose trop bas pour que nous puissions l’entendre et Tony répondit :

– Je m’en fous ! Je monterai sur le toit s’il le faut.

Le rire de Chris résonna dans la maison. Il avait toujours le visage hilare quand il apparut, tenant la porte afin que Tony puisse avancer à cloche-pied sans encombre. Quand son petit ami fut sorti, Chris retourna à l’intérieur pour prendre le sac que lui et Tony avaient préparé pour notre nuit en ville. Juan et Chen seraient rentrés dans l’après-midi, mais ils avaient donné une clé de leur appartement à Tony la veille afin que nous puissions éviter les bouchons de l’heure de pointe.

Je donnai un coup de main à Tony pour l’aider à grimper à bord de la voiture. Chris ferma la maison à clé et jeta son sac à Pete qui le rangea dans le coffre, puis monta à bord à côté de son petit ami. Ses larges épaules laissaient peu de place à l’arrière pour Tony et ses plâtres, mais ils parvinrent néanmoins à s’installer confortablement.

Pete se fit guider par Tony alors que nous traversions les quartiers du Sud-Est de la ville. Après avoir évité plusieurs collisions avec les transports en commun municipaux, nous arrivâmes devant la maison où se trouvait l’appartement de Juan et Chen. Nous aidâmes Tony à s’extraire de la voiture et Chris, à la grande joie de Tony, le porta dans ses bras jusqu’au sommet des marches qui menaient à l’entrée de l’étroite maison de style victorien. Pete et moi récupérâmes nos sacs et les suivîmes à l’intérieur.

L’appartement était plus grand qu’il n’y paraissait de l’extérieur. La maison était étroite et flanquée de deux autres constructions similaires, mais sa profondeur procurait une étonnante sensation d’espace. Chris soulagea Pete des bagages après avoir installé Tony sur le canapé et les plaça dans une chambre à l’arrière où je déduisis que nous allions dormir. Quand il revint, il se laissa tomber de tout son poids sur le canapé à côté de son petit ami, provoquant une secousse sismique. Pete s’assit sur le sol, adossé à un fauteuil. Il me fit signe de venir m’asseoir entre ses jambes.

Reposant la nuque contre son torse, je levai les yeux vers son regard toujours troublé. Il esquissa un faible sourire.

– Alors, quoi d-de neuf, les gars ? s’enquit Tony. Vous vous comp-portez comme si c’était la fin d-du monde, sauf que vous n’en avez p-pas p-profité p-pour vous envoyer en l’air.

Je laissai échapper un petit rire malgré l’insinuation dans ses propos. Je sentis Pete se raidir derrière moi. Un coup d’œil m’apprit qu’il n’était pas offusqué, mais qu’il culpabilisait de notre état d’humeur. Il fixa le jeune homme pendant un long moment avant de prendre une profonde respiration et de soupirer.

– J’ai du mal à gérer certaines choses, dit Pete sans détour. Brian et moi sommes partis nous promener du côté de La Playa ce matin. Nous voulions voir s’il y avait une partie de foot à laquelle nous pourrions participer. Quand nous sommes arrivés sur place, Brian a reconnu certains joueurs.

Quand Chris et Tony se tournèrent vers moi, je citai leurs noms.

– Chuck Jeffries, Greg Ross, Sam Weaver et John Keener.
– Oh ! Les gars qui ne t’ont pas lâché après que tu as pris la défense de Mac, fit remarquer Chris d’une voix serrée.

Je hochai la tête et Pete poursuivit :

– Quand nous nous sommes approchés, Jeffries a reconnu Brian et lui a demandé s’il revenait prendre une nouvelle correction.

Chris remua nerveusement sur le canapé.

– Ce gros con nous a traités de pédés, et il a dit que s’il avait su que Brian était gay l’année dernière, il lui aurait si bien réglé son compte qu’il ne se serait pas relevé.

Le regard de Tony s’était durci. Ses yeux jetaient des éclairs. Je voyais combien il était furieux. Chris semblait plus perturbé par le récit de Pete. Son visage était hagard. Je savais qu’il se demandait ce qui se serait passé s’il m’était arrivé la même chose qu’à Tony à peine un an avant son agression.

– Chuck ne m’a pas reconnu, dit Pete après une pause. Mais je savais qui il était. Je me souvenais de lui de l’école primaire. Il avait toujours sa bande avec lui, un peu comme Brent Smith et Marc Woods. J’ai rappelé à Chuck quelques souvenirs de l’époque.
– Tu l’as provoqué pour qu’il t’attaque, interrompis-je amèrement.
– Oui, concéda Pete, on peut le dire comme ça.
– Il t’a attaqué ? demanda Chris, les yeux écarquillés.
– Il a essayé, répondit Pete avec une satisfaction malsaine. Il a fait deux pas vers moi avant de rencontrer mon poing.

Tony plissait les yeux mais resta silencieux.

– Et les autres gars ? demanda Chris.
– Ils nous ont sauté dessus une fois que Jeffries était tombé. Je ne me souviens plus exactement de la suite, mais quinze secondes plus tard, ils étaient tous au sol.
– Brian ? m’interrogea Chris pour connaître ma version des faits.
– Je ne me souviens pas de tout non plus. Ross a attaqué Pete et je l’ai frappé à l’entrejambe, puis Sam s’est jeté sur moi et je lui ai donné un coup au visage. Je lui ai peut-être cassé la mâchoire. Puis je me suis retrouvé par terre avec quelqu’un sur moi. John a roulé sur le côté et c’était fini.

Un silence oppressant s’était abattu sur nous. Tony fixait le plâtre de sa jambe avec une expression hostile. Chris secouait la tête avec incrédulité. Un sentiment de malaise envahit la pièce. C’était comme si la violence de la bagarre se matérialisait autour de nous physiquement. Ce fut Tony qui rompit le silence.

– C’est tout ? Juste une b-bagarre ?
– Je n’avais pas le souvenir que tu étais bagarreur, Pete, dit Chris en se tournant vers lui. Pourquoi est-ce que tu n’as pas laissé tomber ?
– C’est ce que je me suis demandé toute la journée, soupira Pete. Je n’ai pas la réponse. J’ai quelques pistes, mais pas de certitudes.

Nos amis observaient Pete attentivement, et je le sentis secouer la tête pour se débarrasser des idées qui le tourmentaient.

– Je crois… que tout vient de la colère que je ressens contre mes parents. Et Curt. J’ai essayé d’oublier tout ce qui s’était passé là-bas, jusqu’à ce que j’aille vivre avec Kévin et Sharon, mais…
– On n’oublie jamais, murmura Tony avec tristesse. C’est toujours là, tapi dans l’ombre.
– Oui, Tony. Et ça remonte d’un seul coup, dit Pete. Je ne suis pas sûr de pouvoir y faire face, ajouta-t-il dans un souffle.

Pete resserra l’étreinte de ses bras autour de moi en enfouissant son visage dans mon cou. Son corps s’agita une nouvelle fois sous l’effet d’un sanglot. Il se ressaisit rapidement alors que ses larmes chaudes inondaient mon épaule. Je me tortillai pour sortir de son étreinte. Il me jeta un regard interrogatif alors que je poussais en avant pour m’asseoir entre lui et le fauteuil. Je passai les bras autour de lui et le serrai contre moi. C’était au tour de Pete de se reposer sur moi, et je ne voyais pas d’autre façon d’exprimer ce que je ressentais.

Pete était lové dans mes bras. Je continuais à le serrer contre moi aussi fort que possible. Je jetai un regard vers Chris et Tony, qui semblaient accueillir les aveux des tourments de Pete avec circonspection, tout en laissant transparaître de la compassion.

– P-Pete, je sais que tu aimes B-Brian, affirma Tony. Est-ce que tu changerais quelque chose d-dans ce que tu as vécu si ça voulait d-dire que B-Brian et toi ne seriez p-plus ensemble ?
– Non, répondit Pete après une courte pause. J’ai vécu des choses très dures, mais non. Pas si je devais perdre Brian.

Je pressai affectueusement les bras de Pete pour le remercier de cette affirmation, et il pressa les miens en retour.

Tony se tourna vers Chris et ils échangèrent un regard chargé de sens. C’était comme si Tony était en train de dire à Chris qu’il ressentait la même chose pour lui, juste avec les yeux. Celui-ci semblait totalement pénétré par le regard de Tony. Je détournai brusquement les yeux, avec le sentiment de m’être immiscé dans un moment d’intense intimité. Le besoin déraisonnable de leur présenter mes excuses pour cette intrusion me traversa l’esprit. Le jeune homme blessé se pencha vers son petit ami et déposa une série de baisers sur ses lèvres. Chris répondit avec une douceur surprenante pour un homme de sa stature. Quand ils se séparèrent, Chris arrangea la position de Tony de manière à ce qu’il repose contre lui à l’identique de Pete contre moi.

La conversation continua sur un ton plus léger, sauf pour quelques allusions à la réalité douloureuse de nos situations respectives. Chris et moi en profitâmes pour rattraper le temps perdu, et nos petits amis posèrent quelques questions dans le fil de la conversation, mais le plus souvent, ils gardèrent le silence.

Le bruit d’une clé qui tournait dans la serrure de la porte d’entrée nous informa du retour de l’un de nos hôtes. Juan entra avec un attaché-case dans une main et un sac de provisions dans l’autre.

– Salut les gars. Si ça ne vous dérange pas, il en reste dans la voiture.

A l’exception de Tony, nous nous levâmes pour aller chercher les courses que Juan avait faites et les entreposer dans la cuisine pendant que Juan se changeait. Chris et Tony étaient venus assez souvent pour savoir où tout devait être rangé, et la tâche fut rondement menée avant le retour de Juan.

Gracias, mis hermanos, dit Juan en voyant les sacs vides.
No era nada. Tenía los burros lo hago, répondit Tony avec un large sourire.
Cuidado, réagit Juan. Los burros son muy pesados y pueden aplastar pescados pequeños fácilmente.
Sí, sí, solamente quiero que el grande se sentara en mí, dit Tony sur un ton joueur. Soy bastante seguro. Él ha sido bien enseñado.
– Tu eres un pequeño pescado malvado, Tony, répondit Juan en souriant.
Muchas gracias, mi hermano !

Les deux amis affichaient des sourires espiègles pendant que Pete et moi échangions un regard perplexe. Nous n’avions pas l’habitude d’être exclus de la conversation. Chris semblait trouver tout cela normal. Je fis un effort pour passer à autre chose, mais mon expression n’échappa pas à Juan.

– Est-ce que cela t’a gêné, Brian ? demanda l’aîné des frères Perez.
– Oui, un peu. Je n’ai pas l’habitude que des personnes parlent dans une autre langue en ma présence comme si je n’étais pas là. Sans vouloir vous offenser, toi et Tony.

Tony hocha la tête, prenant ma remarque en considération. Cependant son visage était impénétrable.

– Je suis sûr que ça vous arrive tout le temps, ajoutai-je, mais c’est nouveau pour moi. C’est tout.
– Je suis désolé, Brian, répondit Juan avec sincérité. Je ne pensais pas que…
– Bien sûr que non, interrompis-je. Comment est-ce que tu aurais pu savoir ? Je suis un invité, et je ne m’attends pas à ce que vous changiez vos habitudes parce que je – nous sommes là.

Tony me jeta un regard froid. Je me sentis obligé de dire quelque chose.

– C’est cool, Tony. Sérieusement. Je m’y ferai.

Le garçon m’observa pendant quelques secondes avant d’esquisser un léger sourire. Pete posa la main sur mon épaule et exerça une légère pression pour que je me tourne vers lui. Il m’enlaça dans une brève étreinte puis me relâcha.

– En quel honneur ? lui demandai-je à mi-voix.
– Est-ce que j’ai besoin d’une raison ? répondit Pete à haute voix, sur un ton sarcastique.
– Oui, naturellement ! répliquai-je avec assurance.
– Je ne suis pas sûr d’être d’accord, dit Pete en levant un sourcil. Je veux pouvoir faire ce que je veux, quand je veux.
– Oui, je m’en doute. Mais je ne suis pas n’importe quel petit blanc-bec maigrichon. Tu dois demander d’ab…

Les lèvres de Pete pressées contre les miennes étouffèrent toute velléité de résistance de ma part. Nos amis éclatèrent de rire.  Je fondis dans les bras de Pete et répondis à ses avances en le serrant dans mes bras. Il interrompit le baiser et se releva pour plonger son regard dans le mien.

– Est-ce que je peux ? demanda-t-il d’une voix où transparaissait l’amour qu’il ressentait pour moi.
– Oh oui, haletai-je. Où tu veux, quand tu veux.

Une nouvelle série d’éclats de rire résonna dans la pièce. Je restais blotti dans les bras de Pete et résistai quand il essaya de me repousser à bout de bras.

– Petit blanc-bec maigrichon ? demanda Pete d’un air amusé.
– Oui, répondis-je, je suis maigrichon…
– C’est ça, oui, dit Chris de l’autre côté de la pièce.
– … et je suis petit…
– Comparé à Chris, peut-être, intervint Tony.
– … et je suis un blanc-bec.
– Ça, c’est sûr, dirent Chris et Tony en chœur.

Je reniflai en faisant semblant de m’offusquer.

– Est-ce que vous pourriez trouver votre propre partenaire de jeu au lieu de draguer le mien ?

Tony se tourna vers Chris et dit :

– Il a d-dit d-draguer ?

Le large sourire de Chris se transforma en rire quand Pete et moi ne pûmes garder notre sérieux plus longtemps. Juan gloussait aussi tout en sortant les ingrédients pour notre dîner. Il ordonna à Chris de sortir de la cuisine quand il proposa son aide, provoquant l’hilarité de Tony. Pete, d’un autre côté, fut le bienvenu. Ses talents culinaires étaient nettement supérieurs aux miens.

Tony, Chris et moi les regardâmes œuvrer de concert et discuter pour se répartir les tâches de façon optimale. Tony était toujours adossé à Chris, qui le maintenait contre lui avec ses bras protecteurs. Je les observais du coin de l’œil en suivant l’activité de la cuisine. De temps à autre, Tony soupirait et se pelotonnait contre Chris, qui le serrait affectueusement. Un moment plus tard, Tony s’était endormi dans les bras de son petit ami.

Chris observait Tony dans son sommeil. Ses yeux scrutaient son visage et son expression s’assombrit subitement. Il prit une profonde respiration et sa tête s’affaissa contre celle de Tony. Son front contre le sien, il laissa échapper un long soupir. Quand il releva la tête, il s’aperçut que je le regardais. Son regard était rempli d’un mélange de colère et de tristesse. Je me levai et vins m’agenouiller à côté de Chris. Je parlai doucement de façon à ne pas réveiller Tony.

– Qu’est-ce qu’il y a, Chris ? demandai-je, le suppliant de me parler.

Il soupira profondément une nouvelle fois, le regard posé sur Tony.

– J’ai failli le perdre, Bri, articula Chris avec difficulté. Ces connards ont failli me le prendre.

Malgré le ton calme de sa voix, j’entendais la rage immense derrière les mots.

– Mais ils n’ont pas réussi, Chris, lui rappelai-je. Tony est exactement où il devrait être : dans tes bras. C’est ce qui est important. Vous êtes toujours ensemble.

Comme s’il ne m’avait pas entendu, il s’exclama silencieusement :

– Je les hais, Brian. J’ai de la haine contre eux, et pourtant je n’ai jamais haï personne.
– Ils méritent ta haine, Chris, répondis-je avec ferveur.
– Je veux leur faire du mal, chuchota Chris en plissant les yeux.
– M-mec, ne les laisse p-pas te faire ça, dit doucement Tony, à notre grande surprise. Ils ont p-perdu. Je suis toujours là. B-Brian a raison : c’est ce qui est important.

Chris se tourna vers son petit ami dès qu’il prit la parole, et plongea son regard dans le sien. Je battis en retraite et m’assis dans un fauteuil, pensif.

Chris et moi ressentions la même chose envers les lâches qui avaient agressé Tony. Ils méritaient de souffrir. Ils méritaient d’être réduits en charpie. Ils méritaient d’avoir leur crâne enfoncé et leurs membres écrasés. Ils méritaient plus que la loi n’était capable de leur donner.

– Brian, arrête.

Je levai les yeux pour soutenir le regard de Tony.

– Nous ne p-pouvons rien y faire, dit-il. Alors arrête d-d’y p-penser.
– Je vais essayer… Ce n’est pas…, hésitai-je, indécis sur le mot que j’allais utiliser.
– Juste ? B-bien sûr que ce n’est p-pas juste. La vie n’est p-pas juste, mais nous continuons à vivre quand même. Nous d-devons vivre nos vies, B-Brian. Nous d-devons vivre l’instant p-présent.

Je fixais du regard le jeune surdoué lové dans les bras de mon frère de cœur, et une seule question dominait mes pensées : comment ?


Chapitre 24

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