Pour l'amour de Pete

Roman gay inédit

Chapitre 14

– Brian, il faut qu’on parle.

Le ton de Papa n’était pas celui qu’il prenait habituellement quand il avait quelque chose à me reprocher. C’était plutôt le ton qu’il avait pris quand il m’avait annoncé qu’il consultait un psy. Il me fit entrer dans sa chambre et ferma la porte derrière nous. Il ouvrit la boîte à chaussures qu’il portait et en sortit une enveloppe. J’étais assis sur le vieux fauteuil à bascule que ma mère avait hérité de ma grand-mère, et Papa était assis sur le coffre en bois de cèdre, au pied du lit. Nous étions tous les deux nerveux, et j’attendais de savoir à quelle sauce j’allais être mangé. Il joua avec l’enveloppe pendant quelques minutes, comme s’il hésitait à me la donner. Il poussa un soupir, puis me la tendit en disant : 

– Ouvre-la.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Ouvre-la, tu verras bien.

En examinant l’enveloppe, je remarquai qu’elle portait le cachet de la poste de Portland, et qu’elle avait été envoyée plusieurs jours auparavant. Elle était adressée à mon nom, et l’expéditeur était un avocat du nom de Vanderkamp, ou quelque chose comme ça. L’enveloppe avait été décachetée. En sortant la lettre et en la dépliant, mon regard fut attiré par son intitulé : « Convocation à comparaître dans l’affaire concernant la garde de Peter Daniel Jameson ». Je fixai mon père pendant quelques secondes, puis je lus le reste de la lettre.

– Ils veulent que je témoigne dans une affaire de procédure familiale le mois prochain.
– C’est bien ce qu’il me semblait.
– Pourquoi le ferais-je ?
– Tu as été convoqué. Tu dois y aller.
– Mais je n’ai eu aucune nouvelle de sa part depuis son départ.

De nouveau, Papa manifesta de la nervosité, et je pouvais voir le reflet brillant des gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Il s’éclaircit la gorge, puis dit :

– Ce n’est pas tout à fait vrai.

Je bondis de mon siège, soudain furieux.

– Comment ça, ce n’est pas tout à fait vrai ?
– Assieds-toi tout de suite ! Si tu veux que je te le dise, ne m’interromps pas pendant que je parle.

Je mis instantanément mon masque de joueur de poker, pour ne rien montrer de ce que je ressentais. Malgré toute l’aide qu’il affirmait avoir reçue, rien n’avait changé. Il continuait à ignorer mes sentiments. Je le regardai d’un air impassible.

– Tu n’as pas eu de ses nouvelles parce que nous n’avons pas souhaité que vous gardiez contact, sur les conseils de notre thérapeute.

Je plissai les yeux. Ils m’avaient trahi de nouveau. Je dus mobiliser toute la force de ma volonté pour me retenir de me jeter sur lui et de le tuer.

– Nous n’étions pas certains qu’il reviendrait un jour. Plutôt que de te laisser espérer quelque chose qui n’arriverait jamais, nous avons préféré te laisser croire qu’il t’avait oublié.

Je n’arrivais pas à concevoir qu’ils n’avaient rien appris de ce qui s’était passé avant. Pendant tout ce temps, je m’étais imaginé qu’ils avaient changé, alors qu’ils me faisaient croire que Pete m’avait rayé de sa vie. J’avais presque perdu foi en lui. Et maintenant, mon existence était de nouveau bouleversée.

– Voici les lettres qu’il a écrites, dont certaines remontent au mois dernier. Il a essayé de t’appeler aussi, mais nous lui avons dit que tu étais sorti, ou que tu n’étais pas joignable.

Il me tendit la boîte à chaussures. Je l’ouvris rapidement, et vis qu’elle était remplie de lettres, au moins trente.

– Maintenant que tu sais ce que nous avons fait, et pourquoi nous l’avons fait, ni moi, ni ta mère ne souhaitons aborder ce sujet de nouveau.

Sur ce, il se leva, ouvrit la porte, et me fit signe de sortir. La porte se referma derrière moi. L’affaire était peut-être classée pour lui, mais certainement pas pour moi.

Je me rendis dans ma chambre, le seul endroit où je pouvais m’isoler pour calmer mes nerfs, mais ce soir, je n’y parvins pas. Je fis les cent pas dans la pièce en ressassant ma frustration. J’étais au-delà de la colère, au-delà de l’énervement. J’étais tellement furieux que je voyais rouge. Comment avaient-ils pu me faire cela ? Après tout ce temps, après tous les progrès que nous avions faits, ils avaient quand même choisi de me garder séparé de Pete. Je n’aurais jamais dû leur faire confiance. J’aurais dû m’en douter dès le départ. Je n’étais qu’un pauvre idiot qui accordait sa confiance trop facilement.

A force de tourner en rond, ma colère atteignit un point de rupture. Je laissai échapper un hurlement à pleins poumons. A ma grande surprise, Papa ne sortit pas de sa chambre pour me crier dessus comme il l’aurait fait en temps normal. Je ramassai la boîte, attrapai mon blouson et courus vers le garage. Je fouillai dans l’atelier et trouvai ce que je cherchais : une lampe-torche. Je sortis par la porte de derrière et pris la direction de la cabane. Je traversai la rue sans regarder, et une voiture pila, m’évitant de justesse. Je jetai un coup d’œil au conducteur et vis Maman derrière le volant. Elle sortit de la voiture et me cria de m’arrêter. J’étais tellement énervé que je poursuivis ma course sans me retourner. Elle klaxonna pour attirer mon attention, mais j’étais déjà loin.

Il ne me fallut pas longtemps pour atteindre la cabane en prenant un chemin direct. Je poussai un soupir de soulagement en arrivant. Je n’étais pas venu ici depuis plus d’un an, néanmoins l’endroit n’avait pas encore été envahi par la végétation. Je m’assis sur le sol et ouvris la boîte pour en examiner le contenu. Je comptai trente-sept lettres, dont certaines étaient épaisses, et d’autres moins. La première datait d’environ une semaine après le départ de Pete, et la dernière remontait à deux semaines.

Je pris la première lettre, sans parvenir à l’ouvrir. J’étais incapable de faire autre chose que de regarder l’enveloppe, tellement la haine me paralysait. Une haine si puissante et intense que je ne parvenais pas à en saisir toute l’ampleur. Cet homme et cette femme n’avaient aucune considération pour moi. Ils choisissaient simplement la solution la plus facile pour eux et se défaussaient sur leur « thérapeute » quand leurs plans tombaient à l’eau. Ils n’avaient même pas le courage d’assumer leurs responsabilités. Je me jurai intérieurement que je ne serais plus jamais proche d’eux, et que je ne leur ferais plus jamais confiance. Je n’avais pas le droit de les quitter, mais je n’étais certainement pas obligé de les aimer.

J’essayai d’ouvrir la lettre de nouveau, mais mes mains se mirent à trembler. En sortant la lettre de l’enveloppe, les tremblements devinrent si forts que je dus poser la lettre par terre pour pouvoir la lire. Je reconnus immédiatement l’écriture.

« Cher Brian, je suis désolé de ne pas t’avoir écouté. Tu avais raison. Je n’arrive pas à croire qu’elle nous ait fait ça. Tu me manques tellement. J’espère que tu vas bien. Je t’ai vu t’effondrer devant la maison. Nous sommes chez mes grands-parents pour l’instant, en attendant que Maman nous trouve un appartement. Grand-père et Grand-mère sont des gens bien. Ils ont une ferme… »

Je sautai le reste de la lettre pour aller directement au dernier paragraphe.

« Brian, je sais que les choses sont compliquées à l’heure où je t’écris, mais nous trouverons un moyen d’être ensemble de nouveau. Cela nous prendra peut-être du temps, mais nous y arriverons. Je tiendrai bon, et j’espère que toi aussi. Je t’aime, Brian. Je t’aimerai toujours. Garde-moi dans ton cœur, comme je te garde dans le mien. Ne m’oublie pas. Nous nous retrouverons bientôt. Je t’aime pour toujours. Pete »

Je me redressai en arrière, et analysai ma première réaction. Le sentiment qui dominait était la honte. J’avais essayé de le garder dans mon cœur, mais chaque jour qui passait sans nouvelles de lui rendait la tâche plus difficile. J’en étais même arrivé au point de détester Pete d’être parti, alors qu’il n’y était pour rien.

Le fait de replier la lettre se révéla aussi difficile que de l’ouvrir. Mes mains tremblaient toujours comme celles d’un vieillard.

J’ouvris la lettre suivante, la lus, puis passai à la suivante, et ainsi de suite. Je les absorbai les unes après les autres, retraçant la vie de Pete à travers ses mots. Je souris quand il décrivit les bons moments qu’il avait passés avec Ray, et pleurai quand il évoqua les mauvais traitements que lui avaient infligés sa mère et Curt. J’avais l’impression de connaître les Patterson, et je me demandais même s’ils voudraient bien m’adopter aussi.

Il me souhaitait un joyeux anniversaire, un joyeux Noël et une bonne année. Pete terminait toutes ses lettres avec la même phrase. Ce n’était pas grand-chose, mais pour moi cela voulait dire beaucoup. Cela voulait dire qu’il m’avait gardé dans son cœur.

« On dit que la distance n’a pas d’importance si l’on aime de tout son cœur, mais comment pourrais-je le savoir, car tu m’as volé mon cœur. Je t’aime pour toujours. Pete »

Je fus traversé d’un sentiment d’inquiétude quand il évoqua la déclaration de Ray, et la façon dont Jared s’était comporté envers lui. Il écrivait que je n’avais pas à m’inquiéter, mais comment pouvais-je en être certain ? M’était-il resté fidèle ? Je reniflai amèrement. A quoi serait-il resté fidèle ? Je n’avais aucune prise sur lui.

La lecture des lettres de Pete me donna une migraine, qui empira jusqu’à devenir insupportable. Je versai tellement de larmes que je crus qu’elles allaient s’épuiser. Ma gorge était douloureuse à force de crier mon désespoir. Je luttai pour reprendre le contrôle de moi-même. Je ne pouvais pas être vu dans cet état. J’avais passé l’âge de pleurer comme un nouveau-né. En reniflant, je fis de mon mieux pour sécher mes larmes, mais leur flot était intarissable.

Puis je lus les deux dernières lettres, qui me laissèrent sans voix. Il évoquait la mort de ses grands-parents et sa procédure d’émancipation de Brenda pour mauvais traitements. Je ne savais pas trop quoi en penser, mais mon cœur était avec lui. Il ne me donnait pas beaucoup de détails sur le procès, ni sur les circonstances de la mort de ses grands-parents. J’en conclus qu’il ne voulait pas trop en parler.

J’aurais tant aimé l’accompagner à ce séjour à Crater Lake. Sa description de Kévin qui retombait en enfance et qui s’amusait avec ses enfants me paraissait merveilleuse. Cela ne risquait pas d’arriver avec mon père. Mes pensées s’assombrirent de nouveau.

Où allais-je me réfugier ? Je pourrais sans doute aller chez Chris, mais je n’y avais pas dormi depuis deux mois et demi. Je n’avais pas vraiment d’autre choix, cependant. Les tremblements avaient cessé quand j’avais arrêté de pleurer, donc je n’eus pas de mal à remettre les dernières lettres dans leur enveloppe et à les ranger dans la boîte à chaussures.

En sortant de la cabane, je pris le chemin de la maison de Chris. Je n’avais pas fait trois pas quand une voix dans mon dos me fit sursauter. Je fis volte-face.

– Bonjour Brian. Comment vas-tu ?

C’était Danny. Il était en uniforme, et se tenait adossé contre un arbre, les jambes et les bras croisés. Son expression était compatissante.

– Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu ne vaux pas mieux que les autres, alors dégage ! Laisse-moi tranquille !

J’étais de nouveau en colère. Je ne voulais pas entendre parler de mes parents.

– Je viens de te trouver, Brian. Tes parents m’ont appelé. Il semblait logique que tu viennes ici, et je n’ai eu qu’à me laisser guider par le son de ta voix.

Je commençai à reculer, tout en gardant un œil sur lui.

– Viens, Brian. Je vais t’aider à te débarbouiller, puis nous déciderons de ce qu’il faut faire.
– NON ! Pourquoi est-ce que je te ferais confiance ? Tu m’as déjà trahi une fois ! Qu’est-ce qui me dit que tu ne recommenceras pas ?
– Je t’ai déjà dit que si je pouvais changer ce que j’ai fait à ce moment-là, je le ferais. Tu peux me faire confiance. Et je te promets que désormais, je ne te cacherai rien s’agissant de Pete. Je suis sincère.
– Pourquoi est-ce que tu es là alors ? Pour vérifier que je ne me tue pas ? Pour m’espionner ? Pour raconter à mes parents que je suis faible et que je pleure comme un bébé ? Eh bien, j’en ai  ma claque de mes parents. Qu’ils aillent au diable. Ils peuvent aller se faire… 
– J’ai compris l’idée, et je partage même ton sentiment. Il me semble évident que tu ne vas pas rentrer chez toi ce soir. Qu’est-ce que tu comptes faire ? Aller chez Chris ?

Je me contentai de le regarder, encore trop énervé pour répondre.

– Très bien. Pour ton information, tu peux toujours venir chez moi en cas de besoin. Appelle-moi si tu ne peux pas venir par toi-même, et je viendrai te chercher. Tu peux m’appeler de jour comme de nuit. D’accord ?

Je continuai à le fixer alors qu’un combat émotionnel faisait rage dans ma tête. Je voulais lui faire confiance à nouveau, mais étais-je capable de lui donner une autre chance ? Il fit demi-tour, et commença à s’éloigner. Est-ce que je lui faisais confiance ? Je pris une décision rapide.

– Je n’ai rien à me mettre.

Il s’arrêta et se retourna vers moi.

– Comment ?
– Je n’ai rien d’autre à me mettre. Ni mes livres pour l’école. Je n’ai rien pris avec moi.

Je sentis que les larmes n’étaient pas loin, mais je les réprimai.

Il fit un pas en ma direction.

– Est-ce que ça va, Brian ?

Une inquiétude sincère se lisait sur son visage, et il se comportait comme s’il approchait un animal craintif, en essayant de ne pas l’effaroucher. La colère dominait toujours mes pensées, mais je découvris que je ne pouvais pas la déverser sur Danny. Alors que je me calmais, ou que je refoulais ma colère, je fus envahi par un sentiment de chagrin, d’impuissance et de désespoir. Au point que je craquai de nouveau. Des larmes jaillirent de mes yeux, et j’articulai des mots sans qu’aucun son ne sorte de ma bouche.

En s’approchant de moi, Danny ouvrit grand les bras, avec une expression de tristesse et de culpabilité sur son visage.

– Oh, Brian, je suis tellement désolé.

Ces paroles me firent définitivement craquer. Je courus dans sa direction et me jetai dans  ses bras. Il me serra contre lui, et les vannes du barrage furent de nouveau ouvertes. Je fus secoué par des sanglots si violents que je ne pouvais rien faire d’autre que m’accrocher à lui. S’il ne m’avait pas tenu, je me serais effondré. Il resta solide comme un roc, me murmurant à l’oreille que tout allait s’arranger et que je devais laisser s’exprimer mon chagrin. Il me dit aussi que tout irait bien pour Pete et moi, et que nous serions bientôt réunis de nouveau.

Je perdis la notion du temps à force de pleurer, et fus surpris de constater que la nuit tombait quand mes larmes s’interrompirent. J’avais horreur de pleurer. Danny me guida vers sa voiture de patrouille qui était garée au bord d’une route qui passait non loin de la cabane. Je grimpai sur le siège passager et bouclai ma ceinture pendant que Danny démarrait. Il traversa le quartier en direction de la maison.

– Tu ne m’as toujours pas dit ce que tu allais faire ce soir.
– Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne peux pas habiter chez Chris pendant les trois années à venir, mais je ne peux plus habiter chez moi non plus. Je ne peux pas te demander de m’héberger, donc je vais devoir rentrer à la maison et faire contre mauvaise fortune bon cœur. Je trouverai un moyen de m’en sortir. J’y arrive toujours.
– Brian, viens passer une semaine ou deux à la maison. Laisse la situation se décanter un peu, et puis nous ferons le point. Tu pourras alors retourner chez toi et peut-être pardonner tes…
– Jamais ! Ils sont allés trop loin cette fois-ci. Je ne leur ferai plus JAMAIS confiance !
– …parents. Ils ont fait ce qu’ils pensaient être le mieux pour toi.
– Mais ils ne m’ont même pas posé la question ! Personne ne me demande jamais rien ! Ils me traitent comme un gamin de cinq ans, alors que j’en ai quinze. Je suis assez grand pour décider de la façon dont je souhaite mener ma vie. C’est MA vie, pas la leur.
– Je comprends ce que tu dis, mais tu dois aussi prendre en compte leur point de vue. Ils t’aiment, et ils veulent te protéger parce que tu es leur enfant. Ils ont un fils qui « pense », dit-il sarcastiquement, être épris d’un autre garçon, et qui « pense » être gay. Toutes ces révélations leur sont faites en l’espace de quatre jours. Puis le garçon que leur fils « aime » est emmené loin de lui, et il est anéanti. Après son séjour à l’hôpital, il en veut à la terre entière, ne communique pas, s’isole de tout et de tous, et commence une campagne d’autodestruction.
– Je n’ai pas fait ça !

Ignorant ma protestation, il poursuivit :

– Il passe peu de temps à la maison, voire pas du tout, abuse de la musculation et pratique activement un sport pour lequel il n’avait jamais manifesté d’intérêt, uniquement parce qu’il est dangereux et qu’il lui procure un épuisement physique. Il va s’entraîner sept jours par semaine, inquiétant son entourage par son rythme effréné. Quand vient la saison de la lutte, il se lance tête baissée, même s’il ignore tout de ce sport. Il perd tellement de poids qu’il doit presque aller voir le médecin. Il se prive de nourriture pour perdre encore quelques kilos, et continue à s’entraîner sept jours par semaine à côté.
– Ce n’est plus le cas. Je ne m’entraîne que cinq jours par semaine maintenant.
– Il se jette aussi dans le travail scolaire pour la première fois de sa vie, pour se prouver qu’il peut décrocher les félicitations du jury, mais avec tout ce qu’il fait par ailleurs, il est tellement occupé qu’il ne se laisse pas le temps de se reposer. Il fonce droit dans le mur.
– Je vais très bien !

Il m’ignora de nouveau.

– Pourquoi fait-il tout cela ? Parce qu’il a peur d’affronter le chagrin et le sentiment d’abandon qu’il éprouve. Il se noie dans une suractivité pour fuir le monde réel. Il ne se laisse pas aider par ses parents ou ses amis parce qu’il croit qu’il peut y arriver tout seul. Avec pour résultat de refouler toutes les émotions liées à cette séparation douloureuse, et la peur de s’écrouler s’il laisse transparaître quelque chose.

Je frissonnai en entendant énoncer ces faits, et les tremblements reprirent. Il avait raison sur toute la ligne, et je le savais. Il lisait en moi comme dans un livre.

– Ce qu’il doit comprendre, c’est que toute la peine et toute la haine qu’il a accumulées vont le dévorer. Elles ruineront son existence. Ce qu’il doit faire est d’en parler, d’exprimer ce qu’il ressent et de les laisser sortir. Il ne se sent pas assez en sécurité pour le faire, cependant. Et peut-être qu’il ne l’est pas. Il n’a peut-être personne à qui faire confiance. Tous ceux qu’il connaît l’ont trahi, et ceux qui ne l’ont pas fait ne peuvent pas l’aider.

Danny fut silencieux pendant un moment.

– La seule solution que je vois est qu’il tente sa chance et qu’il accorde sa confiance à quelqu’un.

J’émis un grognement.

– Peut-être pas ses parents. Peut-être pas moi non plus, car je l’ai trahi aussi. Nous y réfléchirons. Allons te chercher des vêtements, d’accord ?

Il prit à droite, en direction de chez moi.

– Je ne rentre pas là-dedans. Je ne veux pas les voir. Je n’ai plus jamais envie de les revoir.

La colère menaçait de monter de nouveau.

– Très bien, dit-il, alors je vais entrer et vérifier si la voie est libre.
– Je ne plaisante pas. J’en ai assez d’eux. Ils ont trahi ma confiance une fois de trop.
– D’accord. Désolé. J’essaierai de m’en souvenir. N’oublie pas ce que je t’ai dit plus tôt sur la difficulté qu’ils ont eu à s’occuper de toi.

Nous nous garâmes dans l’allée. Danny sortit et intercepta ma mère avant qu’elle ne puisse arriver jusqu’à la voiture. Je ne sais pas ce qu’il se passa entre eux parce que je tournai la tête pour ne pas avoir à la regarder. Quand je tournai la tête de nouveau, ils entraient ensemble dans la maison.

Danny ne ressortit pas tout de suite, et j’attendis presque une heure dans la voiture. Puis il sortit en portant une de nos grosses valises, qui pouvait contenir l’ensemble de mes piles de vêtements, propres, portés mais mettables, et sales. Il la jeta à l’arrière de la voiture et dit :

– La voie est libre à présent, rentre et prends ce dont tu as besoin dans ta chambre pour cette nuit. J’ai déjà pris des vêtements pour toi, donc tu n’as pas besoin de t’en occuper. Nous reviendrons demain après l’école pour prendre le reste.

J’hésitai, mais Danny insista :

– Vas-y, Brian. Ils sont dans leur chambre et ne t’embêteront pas.
– Si tu le dis…

Je n’étais pas convaincu, mais je sortis quand même de la voiture et me dirigeai vers la porte d’entrée. Je marquai une pause. Une vague d’appréhension s’empara de moi. J’étais furieux que cela m’arrive devant la porte de chez moi. Sans y réfléchir davantage, je courus à travers la maison en direction de ma chambre, et fermai la porte derrière moi. Je rassemblai rapidement ce dont j’allais avoir besoin pour le lendemain, rangeai les affaires dans mon sac à dos et ouvris la porte, pour me retrouver nez-à-nez avec ma mère.

– Brian, pourquoi est-ce que tu pars ?
– Tu plaisantes ? bredouillai-je. Tu me poses vraiment la question ?

Je passai devant elle en la bousculant légèrement et me dirigeai vers la porte d’entrée.

– Reviens ici ! Je n’ai pas fini avec toi ! Reviens ici immédiatement !

Je n’en fis rien, et sortis de la maison en courant, claquant la porte derrière moi. Je me précipitai vers la voiture de Danny. La rencontre avec ma mère m’avait vraiment déstabilisé. Ma respiration s’était accélérée, et je commençais à transpirer. J’ouvris la portière, et m’assis dans la voiture. Danny sut ce qu’il s’était passé dès que j’eus claqué la portière. Il démarra la voiture en jurant dans sa barbe.

Alors que nous faisions marche arrière dans l’allée, je commençai à avoir le vertige. Je n’arrivais pas à reprendre ma respiration. J’étais sûr d’être en hyperventilation, mais je ne pouvais pas parler. Je saisis le bras de Danny et lui fis signe que je ne pouvais plus respirer. Il serra le frein à main, coupa le contact et sortit de la voiture précipitamment. Il se dirigea vers le coffre, mais je ne pouvais pas voir ce qu’il faisait. Mon champ de vision se rétrécissait et j’avais la tête qui tournait de plus en plus vite. Danny ouvrit ma portière et me tendit un sac en papier. Je fis un signe de la tête et mis le sac sur mon nez et ma bouche, tout en continuant à respirer rapidement.

Ma respiration ralentit progressivement. Je vis Danny marcher rapidement vers la porte d’entrée, coupant la route à ma mère qui essayait de s’approcher de la voiture. Je le vis lui barrer le passage, alors qu’elle essayait de le contourner par tous les moyens. Le son de leur voix me parvint jusqu’aux oreilles, mais trop faiblement pour que je puisse comprendre ce qu’ils disaient. Ils étaient tous les deux en colère. Danny se tenait plus droit que d’habitude, les poings serrés, et ma mère gesticulait en essayant d’avoir le dernier mot.

Je discernai un éclat de voix de Danny :

– Cela n’a rien à voir.

Il était passablement énervé. Je me demandai ce que ma mère lui avait dit.

– Cela à tout à voir !

Ma mère avait élevé le ton aussi, mais ils finirent par se calmer. Ils échangèrent encore quelques paroles, puis Danny revint vers la voiture. Il s’arrêta devant la portière ouverte, et se pencha pour me parler.

– Brian, elle ne croit pas que tu veuilles venir avec moi. Il va falloir que tu lui dises toi-même. Tu respires mieux ?

J’acquiesçai.

– Bien. Je vais lui dire de venir te voir. Essaie de rester calme, d’accord ?
– Je vais essayer, mais je n’ai vraiment pas envie de lui parler.

Il fit un signe de la tête, et retourna voir ma mère. Il lui parla rapidement, et l’accompagna à la voiture.

Maman s’approcha lentement, son visage impassible. Elle s’arrêta devant la portière ouverte, et resta plantée là à me dévisager. Je retournai son regard, la colère se lisant sur mon visage.

– Je ne comprends pas, Brian. Il faut que tu réalises que nous avons fait ce que nous pensions être le mieux pour toi. Même notre psychologue était d’accord. Nous voulons simplement te protéger.
– Comme vous avez fait quand vous m’avez caché qu’il partait ? Tu te souviens de la fois où je suis allé à l’hôpital ? dis-je sur un ton détaché, essayant de contenir ma colère.
– C’était une erreur, mais cette fois-ci, c’est différent.
– Différent en quoi ? répondis-je avec un craquement dans ma voix. Ma voix n’avait pas craqué depuis plus d’un an.
– Nous aurions dû te laisser lui dire au revoir, et passer du temps avec lui. Mais cette fois-ci, nous te protégions de ton chagrin et de ta colère. S’il ne t’avait pas fait convoquer au tribunal, nous ne serions pas en train d’avoir cette conversation.

Je lui jetai un regard noir. Je n’arrivais pas à croire qu’elle était aussi obtuse. Ils savaient ce que j’avais ressenti la première fois. Agir de la sorte de nouveau était… je ne sais pas. Tout ce que je savais, c’est que je n’allais pas leur donner une seconde chance.

– Donc maintenant, vous essayez de LUI faire porter le chapeau ? C’est de votre faute ! C’est VOUS qui avez fait ce choix.
– Brian, mon chéri, tu ne peux pas vouloir dire ça.
– Vous feriez bien de me croire. Vous m’avez trahi. Pour la seconde fois, ajoutai-je, sentant que je perdais le contrôle. Je ne vous laisserai pas me trahir de nouveau.
– Si tu pars, où iras-tu ?
– C’est mon problème, pas le vôtre. Pourquoi faites-vous semblant de vous y intéresser maintenant ?
– Je suis ta mère, Brian. Bien sûr que je m’intéresse à toi. Nous sommes ta famille…
– Plus maintenant ! J’en ai marre de vous. Une famille ne fait pas ce que vous avez fait !  Les mères ne font pas ça à leur fils ! Va-t'en. Je ne veux pas te parler. Je ne sais pas si j’aurai de nouveau envie de te parler un jour. Laisse-moi tranquille. Cette conversation est terminée.

Je claquai la portière et tournai la tête dans l’autre sens. Elle recommença à se disputer avec Danny, mais je les ignorai. Rien de ce qu’elle avait à dire n’était susceptible de m’intéresser.

Danny me rejoignit dans la voiture moins d’une minute plus tard, démarra le moteur et recula jusqu’à la route. Nous gardâmes le silence sur le chemin de sa maison. Il marmonnait tout bas, et j’étais perdu dans mes pensées.

Quel que soit le point de vue que j’adoptais, je ne parvenais pas à comprendre comment mes parents avaient oublié aussi rapidement ce que je ressentais pour Pete. Ils semblaient ignorer complètement le fait que je ne leur parlais pas et que je ne voulais pas être en leur compagnie. Au lieu de cela, ils détournaient son courrier, me laissant croire qu’il m’avait oublié, ou pire. Et maintenant, deux ans plus tard, quand j’avais plus ou moins fait mon deuil de Pete, j’apprenais de but en blanc qu’il ne m’avait jamais oublié. Deux ans, c’était long. Est-ce que je ressentais toujours la même chose ? Je n’en étais pas certain. Il ne faisait plus partie de mon univers à présent, et j’allais devoir essayer de le laisser entrer de nouveau. J’espérais en être capable.

– Nous sommes arrivés, Brian.
– Ah, d’accord, dis-je en clignant des yeux.
– Tout va bien ? Je crois que nous t’avons perdu pendant quelques instants.
– En effet, dis-je avec un rire sans joie. Je réfléchissais à la façon dont j’allais gérer ce qui vient de se passer.
– Commençons par entrer dans la maison pour préparer le dîner. Et quand tu seras installé, je te ferai faire le tour du propriétaire.

Sa maison était de plain-pied, avec quatre chambres. Je ne comprenais pas pourquoi il avait besoin d’autant d’espace, mais cela ne me regardait pas.

Une fois à l’intérieur, Danny se dirigea directement dans la cuisine et mit de l’eau à bouillir.

– Des spaghettis, ça te va ?
– Parfait. J’adore les pâtes.
– Je n’ai jamais rencontré de garçon qui ne les aimait pas. Viens, je vais te montrer ta chambre pendant que l’eau est en train de chauffer.

Il me conduisit à travers le salon et le couloir jusqu’à la deuxième porte sur la droite. C’était une petite chambre, plutôt dépouillée, mais tout de même accueillante. Un lit double occupait le centre de la pièce, et une commode jouxtait un placard le long du mur.

– Ça ira pour toi ?
– Oui, je crois.

Je pris la valise que Danny avait emmenée avec lui, et transférai mes affaires dans la commode pendant qu’il me regardait. Cela me rendit un peu nerveux, mais je ne dis rien.

– Très bien, laisse-moi te faire visiter. La salle de bains est en face de ta chambre. Je ne l’utilise pas sauf quand je suis de repos à la maison, donc n’hésite pas à laisser tes affaires dans la douche. As-tu besoin de gel douche ou de shampooing ?

J’acquiesçai.

– Est-ce que tu as pris ta brosse à dent ?

Je secouai la tête négativement, ce qui le fit sourire.

– On peut faire confiance aux garçons pour oublier les choses importantes. J’irai les chercher demain. Je ne travaille pas pendant les quatre prochains jours, donc je serai là ce week-end. Si tu veux faire quelque chose, tiens-moi au courant.

J’acquiesçai de nouveau. Danny me regarda bizarrement, plongeant ses yeux dans les miens.

– Brian, je veux qu’une chose soit claire entre nous. Tu n’es pas un invité ici. Tu es provisoirement chez toi, donc tu peux me dire ce dont tu as besoin. Je ne vais pas te mordre. Tu peux utiliser ta voix. Tu as le droit de parler. Je sais que tu es triste et énervé, et si tu as besoin d’être seul pendant un moment, je respecterai ton choix. Mais tu dois me dire ce que tu veux. Je ne suis pas télépathe. D’accord ?
– Je vais essayer. C’est juste que… trop de choses se sont passées dernièrement, dis-je en baissant les yeux. Il faut que je digère tout ça.
– Pas de problème. Que puis-je faire pour t’aider ? Te laisser tranquille ? Passer du temps avec toi devant la télé ?

Je haussai les épaules.

– Quand tu auras décidé ce que tu veux, viens me voir, d’accord ? Je ne veux pas que tu deviennes albinos à force de rester dans ta chambre, dit-il avec un clin d’œil, obtenant un sourire timide de ma part.

L’eau sur la cuisinière était en ébullition. Danny mesura deux portions de spaghettis et les jeta dans la casserole. Il attrapa un pot de sauce dans un placard et le vida dans une autre casserole. Il fouilla dans le placard pour trouver des aromates.

Je le regardai travailler, en me demandant quelles étaient ses motivations. Il était possible qu’il veuille simplement m’aider. Parce que j’étais un ami ? Parce que j’étais peut-être gay ? A cause de la culpabilité qu’il ressentait ? Me considérait-il comme le fils qu’il n’avait jamais eu ? Je n’avais aucun moyen de le savoir. Une autre possibilité que je devais envisager était qu’il attendait quelque chose de plus de moi. Je ne pensais pas que c’était le cas, mais je n’en étais pas tout à fait certain.

Danny ajouta les herbes aromatiques qu’il avait trouvées dans le placard en remuant la sauce, et couvrit la casserole.

– Le dîner sera prêt dans dix minutes.

Il me regarda de nouveau bizarrement, essayant de deviner mes pensées à travers mes yeux.

– Tu es sûr que ça va ?

J’acquiesçai, puis je me souvins ce qu’il avait dit plus tôt au sujet de la communication verbale. A contrecœur, je lui répondis :

– Ça va. Je réfléchissais.
– A quoi ?
– Au sujet de tout ce merdier. Je n’ai plus ni maison, ni famille, ni argent, ni d’endroit où aller.
– Eh bien, en attendant de trouver quelque chose, tu habiteras ici.
– Pourquoi ?
– Pardon ?
– J’ai demandé pourquoi.
– Pourquoi tu vas habiter ici ? Parce que tu as raison. Où irais-tu sinon ? Aussi gentille que soit la mère de Chris, elle ne peut pas se permettre d’avoir un autre adolescent sous son toit. Vous coûtez trop cher en entretien.
– Mes parents doivent se féliciter des économies qu’ils vont faire, alors.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire, et tu le sais bien. Et je sais que tes parents ne sont pas du tout heureux de la tournure qu’ont pris les événements.
– C’est ça. Tout ce qu’ils voulaient, c’était que j’oublie complètement Pete et que je devienne hétéro.
– Ils t’aiment, même si c’est difficile à imaginer pour toi maintenant. Ils ont encore commis une grosse erreur, et ils le regrettent. Ce ne sont que des êtres humains.
– Et qu’est-ce que je suis censé faire, alors ? Les embrasser et faire la paix ? Faire semblant que rien n’est arrivé ? Combien de fois dois-je me laisser marcher dessus avant de dire « ça suffit » ? Ils ont fait la même erreur qu’il y a deux ans. Ils se sont trompés à l’époque, et ils se sont trompés aujourd’hui. D’ailleurs, tu as dit que tu étais d’accord avec moi.
– Je pense toujours que c’était une erreur de leur part. Mais je ne crois pas que ce soit la bonne décision de quitter tes parents. Je suis à peu près certain qu’aucun tribunal ne t’émanciperait sur la base de ces deux épisodes. Et il te faudrait un avocat, ce qui est au-dessus de mes moyens, quand bien même je penserais que tu as raison.
– Il est hors de question que je retourne chez moi. Je ne peux plus leur faire confiance. J’ai été stupide de le faire la première fois. Je ne suis même pas sûr de pouvoir te faire confiance.

Danny garda le silence un moment, préparant sa réponse. Je le pris de court.

– Ecoute, je suis vraiment reconnaissant de ce que tu as fait pour moi. Mais je…
– Tu ne me fais pas confiance, d’accord. Je peux le comprendre. J’aimerais tellement qu’il en soit autrement. Je ne peux pas changer le passé, et je ne peux pas changer ce que tes parents ont fait. Mais je veux que tu écoutes ce que je vais te dire maintenant. Je sais ce que tu es en train de vivre. Je suis passé par là.
Quand j’avais douze ans, j’ai finalement compris que j’étais gay. A l’époque, on n’en parlait pas, on ne le montrait pas. Si quelqu’un le découvrait, on était traité comme un paria. J’avais cet ami, qui s’appelait Tommy. Lui et moi étions aussi proches que l’on peut être sans être jumeaux. Nous partagions les mêmes centres d’intérêt, pratiquions les mêmes sports, lisions les mêmes livres, et faisions tout ensemble. A l’âge de treize ans, nous avons commencé à avoir des relations sexuelles, puis nous sommes tombés amoureux. Le matin de mon quinzième anniversaire, mon père nous a trouvés ensemble dans mon lit, nus, enlacés dans les bras l’un de l’autre.
Il a pété les plombs. Je t’épargne les détails. Bref, mon père nous a interdit de nous revoir. Il a raconté aux parents de Tommy ce qui s’était passé, et m’a fait changer d’école. Je passais mon temps libre, si on peut l’appeler ainsi, à la maison ou à proximité. Papa surveillait mes moindres faits et gestes, pour s’assurer que je ne devenais pas homosexuel. Il fouillait ma chambre quasiment tous les jours. Je n’avais rien à cacher, à part un ou deux exemplaires de Playboy, qu’il trouva et pour lesquels il me punit.
Le pire, c’est que je ne revis plus jamais Tommy. Ses parents déménagèrent peu de temps après avoir appris pour nous, et je n’ai aucune idée de l’endroit où il se trouve aujourd’hui. J’ai peur de me lancer à sa recherche. Mais je n’ai jamais cessé de l’aimer. Je l’aime encore à ce jour.
Dis-toi que tout ceci remonte à de nombreuses années en arrière. Nous n’avions pas encore les recommandations des pédiatres sur les punitions corporelles. Mon père utilisait sa ceinture sur moi. Il me frappait à la moindre occasion. Il voulait « m’endurcir » pour faire de moi un homme. Il aimait me battre, je crois. Et cela continua.
A l’âge de dix-huit ans environ, mon père trouva un nouveau prétexte pour me frapper. Il retira sa ceinture et me dit de me pencher en avant. Je lui dis simplement « non ». Le lendemain, je fus mis à la porte avec une valise et les vêtements que je portais. A l’époque, je ne savais pas ce que j’allais devenir, et je n’avais ni famille ni amis pour me recueillir. Je n’eus pas le temps d’y réfléchir, cependant, car je fus mobilisé environ une semaine plus tard.
Le fait de perdre mes parents de cette façon est une des pires choses que j’ai vécues. Je veux t’épargner cette expérience. Réfléchis à la question.

En écoutant Danny, je vis les similarités et les différences entre sa vie et la mienne. Il avait été rejeté par ses parents, et j’avais rejeté les miens. Il avait perdu l’amour de sa vie, après avoir couché avec lui. Je n’avais pas couché avec Pete, et nous n’avions pas été ensemble pendant très longtemps, à peine quatre jours. Tommy et Danny avaient été ensemble pendant plus d’un an. Je n’étais pas sûr que son histoire m’avait remonté le moral, mais je savais qu’il serait capable de me comprendre.

Nous passâmes à table, en parlant de sujets plus légers. Le repas était consistant. Danny avait préparé une grande salade à côté, dans laquelle il avait mis tout ce qu’il avait sous la main. J’eus du mal à reconnaître certains ingrédients, mais c’était bon. Peu après la fin du repas, je partis me coucher. J’avais eu une longue journée. 

Les trois semaines suivantes passèrent à toute vitesse. Danny et moi trouvâmes nos marques, établissant ce que je devais faire dans la maison en échange du gîte et du couvert. Dans l’ensemble, c’était honnête. Je ne vis pas mes parents une seule fois pendant cette période. Environ une semaine après avoir emménagé chez Danny, je reçus ma citation à comparaître. J’allais me rendre à Portland quelques semaines plus tard.

Je racontai à Chris ce qui s’était passé la première fois que je le vis. Il était aussi en colère, mais pas autant que je l’avais été. Je passai un week-end chez lui et mis Kathleen au courant des dernières nouvelles. Elle écouta calmement mon récit, sans faire d’autre commentaire qu’un soupir. Chris et moi faisions toujours de la musculation. J’allais chez lui après les cours pour soulever des poids ou pour courir, et Danny venait me chercher après. C’était pratique, parce que Danny n’avait pas besoin d’interrompre sa ronde pour venir me chercher.

Le moment de me rendre à Portland pour témoigner arriva rapidement. Danny s’était organisé pour m’accompagner en tant que gardien temporaire, et avait acheté les billets. J’avais lu et relu les lettres que m’avait adressées Pete, jusqu’à les connaître par cœur. Nous partîmes un samedi matin.

C’était la première fois que je prenais l’avion. Le décollage fut incroyable, la poussée me plaquant contre mon siège, et le bruit me faisant siffler les oreilles. Je gardai le nez collé contre le hublot. La vue était extraordinaire. Je voyais les montagnes et les fermes, les camions sur l’autoroute, et plus encore. Le plus excitant fut la turbulence que nous traversâmes en arrivant au-dessus de l’Oregon. Le pilote demanda au personnel de bord de s’attacher, donc cela devait être sérieux. Je m’amusais bien. C’était comme des montagnes russes. A un moment, l’avion tomba pendant une seconde entière. J’adore la sensation de chute libre. C’était génial. Les autres passagers n’avaient pas l’air de partager mon enthousiasme.

Nous arrivâmes à Portland et fûmes accueillis à la sortie par un homme d’âge mûr en costume. Il tenait un panneau où était écrit mon nom.

– Je suis Brian Kellam.

Il me regarda de la tête aux pieds, comme pour me jauger. J’avais l’impression d’être un cheval aux enchères. Puis il me tendit la main en souriant.

– Je vois que le jeune Peter sait choisir ses amis, dit-il, ce qui me fit me demander ce qu’il voulait dire par là. Je suis M.Vanderkamp, l’avocat principal de Pete. Tu peux m’appeler Van, si tu veux. Je ne m’attache pas aux formalités.

Il offrit sa main à Danny, qui la serra.

– J’ai entendu parler de vous, Van. Je suis policier. J’ai vu votre nom sur beaucoup de publications juridiques.
– Ah, les joies de la célébrité, dit-il en souriant. Allons chercher vos bagages.

Le chemin vers le retrait des bagages fut long. Je crus que nous n’y arriverions jamais. En marchant, je posai quelques questions à Van.

– Comment va Pete ?
– Il va bien, mais cette dernière année a été difficile pour lui. Tu as lu ses lettres ?
– Oui.
– Alors tu connais l’histoire. Il est rentré de vacances depuis peu. Tout ceci le met sous pression. Et ce ne sera pas facile pour toi non plus, j’en ai peur. Une fois que vous serez à l’hôtel, nous vous laisserons vous installer, puis nous aurons des questions à te poser. Demain, nous allons faire un peu de théâtre. Je ferai semblant d’être l’avocat de la partie opposée, et je te poserai les questions qu’il est susceptible de te poser, pour voir comment tu réagis.
– Quand est-ce que je pourrai le voir ?
– Pas avant de témoigner. Nous devons le préparer autant que toi, et même davantage. Il doit rester concentré, et ce serait difficile si tu étais là. Nous ne lui avons même pas dit que tu viendrais.

Cette dernière remarque me mit mal à l’aise.

– Je vais quand même le voir, non ?
– Bien sûr que tu le verras, dit-il avec un sourire, en se tournant vers moi. Vous aurez tout le temps de rattraper le temps perdu. Mais pour l’instant, il faut que tu sois patient.
– Tant que je pourrai passer du temps avec lui…

Nous arrivâmes finalement au retrait des bagages. Nos valises n’étaient pas encore arrivées sur le carrousel. Van et Danny parlèrent de la durée de mon séjour et d’autres détails pratiques. Je restai debout à côté d’eux, perdu dans mes pensées.

J’étais vraiment inquiet à l’idée de revoir Pete. Et si les choses avaient changé ? Et s’il ne m’aimait plus ? Que se passerait-il si je me rendais compte que je ne l’aimais plus ? Deux ans, c’est une éternité quand on a quinze ans. Je savais que je l’aimais à l’époque, et je l’aimais toujours, mais tel qu’il était à treize ans. Je ne savais pas si je l’aimerais tel qu’il était maintenant. Je n’étais même pas vraiment sûr d’être gay. Peut-être que je m’étais trompé. Cela n’avait duré que quatre jours. Je n’étais plus vraiment attiré par les garçons, ni par les filles d’ailleurs. Alors qui étais-je ?

Nos valises sortirent les premières. Je dus fendre trois rangées de personnes avec leurs chariots pour récupérer nos bagages. Danny récupéra sa valise et nous suivîmes Van sur un escalator. Nous empruntâmes un couloir qui passait sous la route devant l’aéroport, et remontâmes sur un autre escalator jusqu’au quatrième niveau. Van nous conduisit jusqu’à une limousine et nous fit monter à bord pendant que le chauffeur plaçait nos bagages dans le coffre. Une limousine ! Ce voyage était rempli de premières fois pour moi.

Nous roulâmes pendant environ quarante-cinq minutes à travers le centre-ville, franchissant un fleuve. Portland avait l’air d’être une belle ville. Nous prîmes la sortie vers la Highway 26, passant dans un tunnel et gravissant une colline en direction du zoo, d’après les panneaux. Environ quinze kilomètres plus loin, nous prîmes la sortie vers la 185ème rue. Nous tournâmes à gauche et vîmes l’hôtel Residence Inn de l’autre côté de la route.

Van nous accompagna dans le hall et nous enregistra, s’assurant que nous avions une suite de deux pièces. La chambre était agréable. Nous avions une vraie cuisine et des salles de bains séparées. Les meubles étaient récents, mais ils me faisaient penser à un aéroport.

– Installez-vous tranquillement. Voici mes numéros de téléphone, et il y a une voiture garée sur le parking pour vous. Demandez les clés à la réception. Est-ce que vous avez besoin d’autre chose ?
– Je ne crois pas, répondit Danny. Merci de votre hospitalité. Je ne m’attendais pas à un tel traitement de faveur.

Il tendit la main à Van, qui la serra.

– Je veux le meilleur pour le bon ami de Pete. Il nous a beaucoup parlé de toi. Il tient beaucoup à toi, tu sais.

Devais-je voir une allusion dans ses propos ?

– J’avais cru comprendre cela dans ses lettres, répondis-je avec un sourire.

Mais j’avais toujours des doutes. Plus de deux ans s’étaient écoulés.

– Je serai de retour à seize heures pour l’entretien. Je vous invite à dîner ce soir. D’ici là, dit-il en me serrant la main, je vous souhaite une bonne journée. Je suis content de te rencontrer enfin, Brian. J’espère que nous aurons l’occasion de mieux nous connaître. Danny, ce fut un plaisir.

Il sortit de la chambre et ferma la porte derrière lui. Je restai immobile un moment, fixant la porte avec perplexité.

Van devait vraiment être proche de Pete. Il avait dit « je vois que le jeune Peter sait choisir ses amis », « le bon ami de Pete », et il avait insisté sur le fait que Pete tenait à moi. Et il voulait mieux me connaître. C’était bizarre.

– Qu’est ce que tu penses de lui, Danny ?
– C’est un avocat brillant, et d’après ce que j’ai pu voir, un homme de cœur. C’est une bonne chose qu’il t’aime bien. Sinon, prie pour ne pas te retrouver face à lui dans un tribunal.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire. J’ai eu l’impression qu’il connaissait Pete personnellement, pas simplement en tant qu’avocat. Et je n’ai pas rêvé, il a bien fait allusion à ce qu’il y avait entre Pete et moi ?
– Je crois qu’il doit le connaître personnellement, en effet. Et je ne vois pas en quoi cela pourrait te nuire. Quant aux allusions, c’est possible, dit-il en haussant les épaules.
– Il ne correspond pas à ce que j’attendais.
– Moi non plus. Nous avons environ trois heures devant nous avant son retour. Qu’est-ce que tu veux faire ?
– Faire une sieste. Je crois que je vais avoir du mal à dormir cette nuit.
– Tout va bien se passer. Va te reposer. Je te réveillerai vers quinze heures trente.
– Merci. Et merci d’être venu avec moi, Danny.
– C’est bien normal, mon petit.

Je fermai la porte derrière moi, me déshabillai et montai dans le grand lit. J’eus du mal à trouver le sommeil, mais je m’endormis environ une demi-heure plus tard.

Je fus réveillé par Danny qui frappait doucement à la porte.

– Brian, il est l’heure de te lever. Prends une douche rapide, tu te sentiras mieux.

Danny avait entrouvert la porte pour me parler, mais n’avait pas regardé, respectant mon intimité comme il en avait l’habitude.

– Je suis réveillé.
– Je sais que tu es réveillé, mais tu dois te lever, maintenant, dit-il en gloussant.
– D’accord, d’accord, je suis debout. Je serai prêt dans un quart d’heure, dis-je en souriant, alors qu’il fermait la porte.

Je me douchai rapidement, me séchai vite fait, et m’habillai. Je mis ma tenue habituelle, composée d’un jean et d’un T-shirt. Van se présenta à quatre heures précises, et nous entrâmes dans le vif du sujet. Après avoir installé un magnétophone, il me demanda de raconter mon histoire, mes souvenirs de Pete avant les événements et ce qui avait entraîné son départ. Van était très minutieux et il fit remonter toutes sortes de souvenirs à la surface.

Le dîner fut livré dans la chambre. Je crois que nous mangeâmes italien, mais je n’en suis pas sûr. J’étais trop concentré sur mon récit. Danny ajouta ce qu’il savait. La réunion se poursuivit jusqu’aux petites heures du matin. Nous dûmes enregistrer au moins neuf ou dix cassettes. Enfin, il dit :

– Ça suffira pour ce soir. Vous avez l’air épuisés, et je le suis aussi. Je peux laisser mes affaires ici ?
– Pas de problème. Ça ne nous dérangera pas, répondit Danny en se levant et en s’étirant, tout comme Van.
– Très bien, messieurs. Je vous laisse. Brian, je veux que tu dormes bien cette nuit. Demain et lundi vont être des journées difficiles pour toi. Tu auras besoin de tout le repos que tu peux prendre.
– Je vais essayer. Ce ne sera pas facile. Je me sens tout retourné.
– Je peux le voir dans tes yeux, dit-il en souriant, ébouriffant mes cheveux. Je vous verrai demain.
– Laissez-moi vous raccompagner, Van.

Danny le suivit jusqu’à la porte et sortit avec lui. Je partis me coucher et dormis d’une traite.

Le jour suivant fut un des plus difficiles de ma vie. Rien ne m’avait préparé à ce qui allait se passer. Van arriva vers midi avec un autre homme qu’il présenta sous le nom de Kévin. Je ne demandai pas si c’était l’homme chez qui Pete avait trouvé refuge. Je le découvrirais bien assez tôt. Ils m’installèrent sur une chaise au centre de la pièce, me donnèrent un verre d’eau et une petite table sur laquelle le poser. Puis les questions commencèrent.

Au début, c’était des questions faciles, au sujet de ma famille et de l’école. Je répondis avec sincérité, comme ils me l’avaient demandé. Puis ils me demandèrent de but en blanc si je pensais être gay. Cela me prit par surprise. Je répondis en disant que je n’étais pas sûr d’être gay. Ils se montrèrent particulièrement insistants sur ce que j’avais dit à Pete le premier jour et sur la façon dont j’avais réagi, essayant de me bousculer et de me déstabiliser. Ils parvinrent à me contrarier, mais je leur répondis comme si j’étais en face de mon père, avec mon masque de joueur de poker, me contentant de répondre à leurs questions. L’interrogatoire se poursuivit jusqu’à quinze heures passées, puis Van l’interrompit. Kévin et Van arboraient de larges sourires.

– C’est fini. Tu t’en es très bien sorti, Brian. Nous ne t’avons même pas fait vaciller. Je ne sais pas comment tu fais pour garder ton calme, mais c’est un atout dans une salle d’audience.

Je leur adressai un sourire froid. J’étais encore en mode défensif. Je ne pouvais pas basculer aussi facilement. Danny reconnut les signes de mon stress, me tapota le dos et me poussa vers ma chambre.

– Va te laver le visage et les mains. Tu te sentiras mieux.

Soulagé d’avoir un moment de répit, je fermai la porte derrière moi. Je pus me détendre un petit peu, et laisser s’échapper la tension. Je savais que les deux avocats étaient de mon côté, mais ils n’y avaient pas été de main morte. Et nous n’étions même pas encore au tribunal.

Je suivis les conseils de Danny et passai de l’eau froide sur mon visage. Je me sentis mieux, comme il l’avait dit. Je pris mon temps avant de revenir dans la pièce principale. Quand je revins, Van et Kévin étaient partis.

– Comment te sens-tu ?
– Ça va. Je ne m’attendais pas à ça. Ils m’avaient dit qu’ils me poseraient des questions difficiles, mais je ne pensais pas qu’ils me mettraient sur le grill comme ça… Je n’y suis arrivé qu’en m’imaginant être en face de Papa.
– Il ne te reste plus qu’à traverser la journée de demain.
– Je sais, répondis-je en soupirant.
– Avant de partir, Van a dit que ce que tu viens de vivre est souvent bien pire que ce qui se passe à la barre. Ils le font exprès pour être sûrs que tu tiendras le coup au tribunal.
– Ça ne rend pas les choses plus faciles pour autant.
– Je sais. Tu veux sortir voir un film ? demanda Danny. Il voulait sortir de la chambre autant que moi.
– D’accord.  Sortons un peu d’ici. J’ai l’impression que nous sommes à l’étroit tout à coup.

Nous marchâmes vers le cinéma qui était juste en face de l’hôtel. Il y avait quelques personnes avec nous, mais c’était loin d’être plein. Je ne me souviens plus du film que nous vîmes. Quelque chose avec Matt Damon, je crois. Nous prîmes plus de plaisir à faire une bataille de pop-corn qu’à regarder le film. Le gérant menaça de nous expulser, donc nous redevînmes sages jusqu’à la fin de la séance. 

En rentrant, nous commandâmes des pizzas et regardâmes un autre film à la télévision. Je me mis à bâiller au milieu du film, puis partis me coucher.

La nuit fut agitée.


Chapitre 15

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