Pour l'amour de Pete

Roman gay inédit

Chapitre 21

J’étais en état de choc. Une vague d’angoisse me traversa tout entier. Mon cerveau refusait d’admettre ce que je venais d’entendre. Ma vie était désormais entre les mains de mes parents, et ils avaient décidé de me réduire à néant. Ma vue était brouillée par les larmes, ma gorge serrée au point que j’avais du mal à respirer, et j’étais pris d’une soudaine nausée. J’aurais été incapable de prendre la fuite, même si je l’avais voulu. Mes jambes tremblaient tellement que je n’avais pas la force de me lever, et encore moins de courir. Je me tournai vers Pete, remuant les lèvres sans pouvoir émettre un son, quand Maman coupa court à la scène.

– Pour l’amour du ciel, les garçons, ne vous mettez pas dans tous vos états. Ce n’est que pour une semaine !

Je regardai Maman de nouveau, totalement abasourdi.

– Que… qu’est-ce que tu viens de dire ?
– Ce n’est que pour une semaine, Brian, dit-elle en souriant. Tu seras de retour lundi prochain pour commencer les cours. Il faut que tu rassembles tes affaires si tu veux être prêt à temps, et que tu fasses tes cartons pour le déménagement. J’espère que tu es toujours d’accord pour nous prêter ta maison, Pete ?

Il se contenta d’acquiescer.

– J’ai croisé un vieil ami aujourd’hui, dit Papa, qui se trouve être propriétaire d’une compagnie maritime. Il cherche un contremaître, et moi je cherche du travail. Ce n’est pas très éloigné de ce que je faisais avant. C’est même plutôt une promotion ! Et ne restez pas la bouche ouverte, ajouta-t-il en souriant, vous allez gober des mouches.

Nous réalisâmes que nous étions restés bouche bée et nous nous ressaisîmes d’un claquement de dents.

Je n’arrivais pas à en croire mes oreilles. Nous déménagions à Portland. Nous déménagions à PORTLAND !

– Hum, commença Pete, puis il se tut.
– Oui, fiston ?
– Euh, comment dire, qu’est-ce que ça veut dire pour nous ? Pour Brian et moi ?

Papa prit une expression amusée.

– Ça veut dire, jeune tourtereau, que toi et Brian allez pouvoir rester ensemble. Nous règlerons les détails plus tard, comme les sorties en semaine et ce genre de choses, mais dans l’immédiat, en attendant que nous soyons définitivement installés, Brian habitera ici. Kévin et Sharon ont dit qu’ils seraient enchantés d’avoir un autre garçon dans la maison.

L’expression de mon père devint sérieuse.

– Je dois quand même poser certaines conditions. Primo, je vous rappelle que nous ne sommes pas d’accord pour que vous… euh… ayez des relations sexuelles. Je ne vous questionnerai pas là-dessus, ni ne vous espionnerai. Je vous fais confiance sur le fait que vous respecterez notre souhait. Si vous décidez de passer outre, faites-le ailleurs que sous notre toit. Secundo, nous voulons que vous soyez en sécurité. Nous allons vous donner un portable chacun pour pouvoir vous contacter en cas de besoin. Tertio, et c’est sans doute le plus important, dit-il en se levant et en passant les bras autour de Maman, sachez que vous avez notre bénédiction. Nous avons encore du mal à comprendre certaines choses, mais nous ne pouvons nier l’amour que ressentez l’un pour l’autre, et nous sentons que nous n’avons pas le droit de vous empêcher d’être heureux.

Pete et moi nous levâmes spontanément de nos chaises et rejoignîmes mes parents pour une étreinte familiale. Puis Pete et moi échangeâmes un baiser furtif.

– Et pour Dawn ? demandai-je, quand nous eûmes terminé.
– Quelle est ta question ?
– Comment est-ce que nous devons nous comporter devant elle ?
– Ah, je vois, dit Papa en se grattant le menton.
– Nous expliquerons la situation à Dawn, répondit Maman. Quant à ce que vous pouvez faire et ne pouvez pas faire en sa présence, limitez-vous à ce que vous nous voyez faire avec ton père. Vous pouvez vous prendre dans les bras, vous embrasser ou vous tenir la main sans aucun problème. Ce que nous ne souhaitons pas voir, c’est des baisers enflammés ou des contacts physiques trop insistants, sans parler de la nudité, qui est totalement proscrite. Vous pouvez vous comporter comme un couple à la maison, à condition de rester discrets.

Pete répondit avant que je ne puisse prendre la parole.

– Cool ! Moi, ça me va bien. Et toi, Bri ?
– Oui, moi aussi.
– Tant mieux. Nous ne serons pas de retour avant la mi-décembre. Nous devons organiser le déménagement, faire les cartons et effectuer le changement d’école de Dawn. Et ta mère doit donner son préavis. Nous voulons prendre le temps de bien faire les choses pour ne rien oublier.
– Et Danny ?
– Il a sa propre vie, Brian. C’est un grand garçon.

Je hochai la tête, mais mon cœur n’y était pas. J’avais de la peine pour lui.

– Rien d’autre ? demanda ma mère.

Son regard croisa le mien, et elle me fixa droit dans les yeux.

– Brian, j’ai l’impression que tu n’as pas l’air si heureux que ça de pouvoir rester avec Pete.
– Bien sûr que si. C’est juste que je pense à Danny.

Son regard devint plus pressant.

– C’est tout ? Tu es sûr qu’il n’y a rien d’autre ?

Je secouai la tête. Elle me connaissait suffisamment pour ne pas insister.

– D’accord, alors nous avons fait le tour. Nous décollons à vingt heures trente. Tes affaires doivent être prêtes à dix-huit heures trente. Nous passerons te chercher à ce moment-là.

Ils nous firent sortir du bureau et nous suivirent dans l’escalier. Jason et Ray étaient assis sur le canapé et attendaient de connaître notre sort avec impatience. Un grand soupir de soulagement se fit entendre quand Pete leva les pouces, et ils se détendirent dans le canapé, le sourire aux lèvres.

Les deux heures suivantes se déroulèrent dans une sorte de flou dans ma tête. Sharon nous servit à manger. Jason, Ray et Pete se taquinaient et parlaient du lycée. Je broyais du noir.

Aujourd’hui aurait dû être le plus beau jour de ma vie. J’avais trouvé l’amour, mes parents avaient enfin reconnu mes sentiments et m’apportaient même leur soutien. Pourquoi donc est-ce que je me sentais aussi déprimé ? Pourquoi n’arrivais-je pas à ressentir la joie que le fait de pouvoir rester avec Pete aurait dû susciter ? Je n’avais eu aucune peine à éprouver la douleur de la séparation et l’angoisse de l’inconnu. Alors pourquoi n’arrivais-je pas à me réjouir ?

Pete m’aida à faire ma valise en silence. Je ne disais rien parce que j’étais préoccupé par mon absence d’émotions, et Pete parce qu’il se faisait du souci pour moi. Il interrompit mon geste alors que j’étais en train de mettre mes chemises dans la valise. Il me fit pivoter pour me regarder en face et me demanda :

– Qu’est-ce qui ne va pas, Bri ? Pourquoi es-tu triste ? Tu seras de nouveau dans mes bras dimanche prochain.

Je le serrai contre moi, si fort que j’entendis craquer ses côtes.

– Je sais. Je t’aime tellement. Je ne peux pas m’empêcher de me faire du souci.
– Du souci pour quoi ?
– Quand mes parents nous ont dit que je pouvais rester avec toi, j’ai bien vu ton sourire et la joie que tu ressentais au fond de toi. J’aurais aimé ressentir la même chose, mais j’étais simplement soulagé. J’ai peur de ne jamais pouvoir être heureux. De te tirer vers le bas. Que tu sois malheureux à cause de moi.
– Brian, je t’ai dit que tu recevrais de l’aide. Tu peux compter là-dessus. Quand tu reviendras, nous prendrons le temps de discuter avec Sharon et nous lui demanderons ce qu’elle en pense. Tu guériras. Elle m’a déjà tellement aidé, et elle t’aidera aussi. Ne crois pas un seul instant que je pourrais être malheureux à tes côtés. Nous aurons inévitablement des disputes de temps en temps. Quel couple n’en a pas ? Mais nous serons heureux ensemble.

Je soupirai et me blottis vivement contre lui, lui faisant perdre son équilibre. Il dut faire un pas en arrière pour contrebalancer mon poids. Je levai les yeux vers lui, mémorisant chaque détail de son beau visage. La courbe de ses lèvres quand il esquissa un sourire, le désordre apparent de ses cheveux, la lumière dans ses yeux. Il se pencha en avant et m’embrassa doucement sur le front. Je me redressai et l’embrassai passionnément sur la bouche, ma langue cherchant son chemin dans la sienne. Il ne se fit pas prier.

J’entendis Maman s’éclaircir la gorge derrière moi, mais je n’en avais que faire. Notre baiser dura encore un long moment et se termina par une série de petits baisers aériens, nos lèvres s’effleurant à peine. Nous finîmes par nous séparer.

– Je dois y aller.
– Je sais. Une semaine, ce n’est rien comparé aux trois années qui se sont écoulées depuis la dernière fois.
– C’est déjà plus que je ne peux supporter, mon coeur.

Un sourire se dessina sur le visage de Pete.

– Descendons avant que ta mère ne s’imagine des choses.
– Elle n’aurait pas complètement tort, si ?

Pete éclata de rire et passa son bras autour de mes épaules, me guidant vers la porte de sa chambre. Il ramassa ma valise et la porta pour moi.

– D’ailleurs, elle nous a surpris à l’instant en train de nous embrasser.
– Ah bon ? Je n’avais même pas remarqué.
– Il va falloir que tu achètes un sonotone alors. Je n’ai pas envie d’être pris la main dans le sac.

Pete gloussa et me conduisit dans l’entrée, où nous attendaient mes parents.

– Tu es prêt, Brian ?

Maman arborait un sourire malicieux, tout comme Papa. Elle avait dû lui parler de notre baiser.

– Non, pas vraiment. Mais je viens quand même avec vous.

Je serrai Pete contre moi une dernière fois, en lui chuchotant :

– Je t’aime, mon coeur. Tu représentes tout pour moi.

Je lui déposai un baiser sur l’oreille et pris ma valise pour l’emmener à la voiture. Il me suivit dehors, et je la déposai dans le coffre.

– On va finir par croire que nous sommes siamois, tellement nous sommes collés l’un à l’autre.

Il me serra contre lui de nouveau, tendrement. Nous nous imprégnâmes de la présence l’un de l’autre,  emmagasinant de l’énergie pour la semaine à venir.

Une fois que tout le monde eut pris congé, nous nous empilâmes dans la voiture, mes parents à l’arrière, et moi devant avec Kévin.

Nous bavardâmes pendant tout le trajet jusqu’à l’aéroport. La circulation était fluide. J’en profitai pour poser quelques questions à Kévin. Je les avais gardées dans un coin de mon esprit, attendant le moment propice pour les poser. Mes parents discutaient entre eux à l’arrière, ce qui me permettait d’avoir une conversation privée avec Kévin.

– Kévin ? Je voulais te demander si tu étais d’accord pour que je partage la chambre de Pete ?

Il esquissa un sourire.

– D’après ce que j’ai compris, tes parents vous ont accepté en tant que couple, et vous ont donné leur bénédiction. Pourquoi est-ce que Sharon ou moi serions en désaccord ?
– C’est votre maison. C’est vous qui fixez les règles.
– Encore une fois, à quoi bon ? Nous ne pouvons pas vous empêcher de faire ce que vous voulez quand vous êtes tous les deux. Et si vous êtes chez nous, au moins vous serez en sécurité.
– Et tu te fiches de ce que nous pouvons faire ensemble ?
– Brian, dit-il en me jetant un regard de côté, vous êtes assez grands pour prendre vos propres décisions. Tant qu’aucun de vous ne se fait mal, cela ne me regarde pas. Et faites attention. Il se pourrait que l’un de vous… souhaite faire des choses avant l’autre. L’autre pourrait en souffrir. En tout cas, n’hésitez pas à venir nous voir si vous avez besoin de quoi que ce soit. Nous ne vous jugerons pas. Pete est un adulte émancipé. Il fait ses propres choix.
– Et concernant l’adoption ?
– C’est une question symbolique, mais elle est importante pour nous tous. Pete est bel et bien devenu mon fils… peut-être qu’il remplace un peu celui que j’ai perdu. Quoi qu’il en soit, il fait partie de la famille, et nous ne l’abandonnerons jamais. C’est toi qu’il a choisi, et tu fais donc partie de la famille au même titre que lui. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle nous t’apprécions.
Si nous t’avions rencontré dans un autre contexte, à travers le groupe de soutien scolaire ou ailleurs, et même si Pete n’existait pas, nous t’aurions quand même accueilli dans la famille. Tu as beaucoup de choses à offrir.

Je commençai à protester.

– J’ai entendu tes arguments, et je sais quelle image tu as de toi-même. Je connais aussi certains de tes problèmes et les frustrations qui en découlent. Encore une fois, nous t’aurions accueilli pour t’aider indépendamment du reste. C’est ce que nous faisons, Brian. C’est notre raison d’être.
Après le décès de Jeff… Sharon et moi étions rongés par la culpabilité. Nous ne savions pas qu’il était gay, et nous n’avons pas pu l’aider quand la crise est survenue. Nous en avons parlé pendant des heures et pleuré jusqu’à ce que les larmes nous manquent. Au bout du compte, nous avons décidé d’aider des garçons comme Jeff, Ray, Pete et toi à s’accepter, et d’aider leurs parents à comprendre leur enfant. En cas de refus des parents, nous aidons ces garçons à trouver un nouveau logement.

Il marqua une pause. Je le vis essuyer une larme furtive du revers de la main. Je le regardai avec encore davantage de respect et d’admiration. J’espérais pouvoir lui arriver à la cheville un jour.

– Enfin bref, comme je l’ai déjà dit, nous t’aimons pour ce que tu es, avec ou sans Pete. Tu seras toujours le bienvenu chez nous, quoi qu’il arrive.
– J’espère que Brian n’aura jamais besoin d’en arriver là, Kévin.

Papa. Je me demandai depuis combien de temps ils écoutaient.

– Lisa et moi souhaitons te dire que nous sommes vraiment reconnaissants pour tout ce que vous avez fait pour Pete. Il nous a fallu du temps, enfin je parle surtout pour moi, pour nous rendre compte qu’il a des qualités exceptionnelles.
– Ils en ont tous les deux, et nous espérons pouvoir aider Brian de la même façon, mais sur d’autres sujets, Ben.
– Nous ne savons pas comment vous remercier. Et tu as raison, ils ont tous les deux des qualités exceptionnelles.

Les adultes continuèrent à bavarder jusqu’à l’aéroport. Nous arrivâmes largement en avance. Kévin nous déposa devant le terminal.

– Appelez-moi si vous avez des questions. N’oubliez pas les papiers pour la garde provisoire. J’ai besoin de pouvoir vous contacter rapidement en cas d’urgence. Je vous souhaite un bon vol. A bientôt.
– Merci pour tout, Kévin.
– Pas de problème. A dimanche, Brian.

Je lui souris en fermant la portière.

Après nous être enregistrés, nous passâmes les contrôles de sécurité et nous dirigeâmes vers la porte C23, à l’extrémité du terminal. J’appris qu’il y avait presque un kilomètre entre les portiques de contrôle et notre porte d’embarquement. Heureusement, une petite navette permettait de parcourir une bonne partie de la distance. Mes parents l’empruntèrent, mais je leur dis que j’avais envie de marcher.

Je pris le temps de regarder les gens que je croisai en chemin. Ce n’était pas dans mes habitudes, et je ne sais pas ce qui me poussa à le faire. Soudain, mon regard fut attiré par un garçon à une dizaine de mètres de moi.

Il était beau comme un dieu. Il devait avoir à peu près mon âge, brun aux yeux marron, environ 1m85 pour 80 kilos, avec une carrure sportive. Il portait un T-shirt noir et un pantalon large de la même couleur. Un détail attira mon attention, cependant. Son regard était tourné vers le sol, et il ne relevait la tête que pour jeter de brefs coups d’œil sur les côtés.

Il était suivi par un homme corpulent et chauve, vraisemblablement son père, et par un jeune homme plus âgé – son frère ? Une jeune femme d’une vingtaine d’années, qui ne leur ressemblait pas, leur emboîtait le pas. Le grand frère portait un treillis de camouflage et un T-shirt blanc.

Quand ils s’approchèrent, je les fixai avec insistance, ou plutôt je le fixai, lui. Il jeta un coup d’œil dans ma direction et s’aperçut que je le regardais. Il m’adressa un sourire timide, que je lui retournai chaleureusement, gravant son visage dans ma mémoire. Son père intercepta mon regard juste à ce moment-là et vit son fils en train de me sourire. Sa réaction me choqua dans un premier temps, puis me donna la nausée.

Il donna une claque à son fils qui lui fit tourner la tête, avant de placer sa main derrière son cou, d’un geste brutal. Il se pencha vers lui et lui parla dans l’oreille de façon véhémente, ponctuant chaque parole d’une pression dans sa nuque, enfonçant ses doigts dans ses muscles cervicaux. Je voyais le garçon tressaillir en silence, alors qu’une larme coulait sur son visage.

J’étais incapable de détourner les yeux de la scène, mais mon champ de vision fut obstrué par une personne qui se plaça juste devant moi.

– Qu’est-ce que tu regardes, sale petit pédé ? Tu cherches de la chair fraîche ?

Je dévisageai mon agresseur – le frère du garçon. Il me dépassait de vingt bons centimètres et devait peser trente kilos de plus que moi, tout en muscles. Il avait le crâne rasé et portait un tatouage sur le bras droit, caché en partie par la manche de son T-shirt. Je n’eus cependant aucun mal à reconnaître le bas d’une croix gammée. J’étais en état de choc et incapable de quitter le tatouage des yeux.

– Alors ? Elle ne sait pas quoi répondre, la pédale ? Et si je lui rendais service en lui fermant la bouche une bonne fois pour toutes ?

Je vis son poing se former tandis qu’il me parlait, et sentant le coup venir, je fis un pas rapide en avant, plaçai ma jambe derrière la sienne, et le poussai vivement en arrière, la main plaquée contre son visage. Surpris par cette attaque soudaine, il n’eut pas le temps d’esquiver. Je mis tout mon poids dans le mouvement pour le projeter au sol, afin de m’aménager une échappatoire. Sa tête fit un bruit de pastèque mûre en heurtant le sol.

Je ne perdis pas de temps et pris mes jambes à mon cou. Je dépassai la porte 10 et pris la direction de la salle principale du terminal, où se trouvaient les restaurants. J’entendis le père hurler derrière moi, mais en jetant un coup d’œil en arrière, je vis que j’étais en sécurité. Je ne ralentis ma course que lorsque j’arrivai devant les restaurants. La porte d’embarquement se trouvait encore à une centaine de mètres. Mes parents étaient assis dans la zone d’attente. Je repris de la vitesse et terminai ma course en sprint, m’arrêtant brusquement devant mes parents. Maman sursauta.

– Brian, qu’est-ce que tu…
– Je me suis battu.

Je leur racontai tout ce qui s’était passé. Papa se rendit au comptoir et parla avec l’hôtesse, qui décrocha son téléphone. Il retourna s’asseoir et me fit signe de prendre place à côté de lui.

– La sécurité va arriver d’une minute à l’autre. Je veux que tu leur racontes exactement ce que tu viens de nous dire.

En attendant les services de sécurité, je restai sur le qui-vive, au cas où le père ferait son apparition. Un agent de sécurité se présenta, prit ma déposition et mes coordonnées, puis prit congé en nous informant que nous serions recontactés par la police si nécessaire.

Pendant que je racontais mon histoire, l’embarquement de notre vol avait commencé. Nous n’attendîmes pas très longtemps avant de monter à bord, comme le vol était pratiquement vide. En empruntant la passerelle pour monter à bord de l’avion, je jetai un coup d’œil vers le terminal. Mon sang se figea. Le père des garçons se tenait à une dizaine de mètres de la porte d’embarquement et scrutait la foule à ma recherche. Je tournai la tête et allongeai le pas, mais juste avant de monter dans l’avion, je ne pus m’empêcher de regarder de nouveau. Il était toujours là, et regardait dans ma direction. Nos regards se croisèrent. Je sentis l’intensité de la rage, même à cette distance. Je n’avais jamais vu une telle expression de haine auparavant, encore moins dirigée contre moi. J’étais enraciné au sol.

– Qu’est-ce qui ne va pas, Brian ? demanda mon père. Brian ?
– Hein ?
– Tout va bien ?

Mon regard n’arrivait pas à se détacher de ce visage rouge et gonflé. J’étais incapable de répondre.

– Brian ! Réveille-toi !

Papa se plaça devant moi, coupant le contact visuel. Je secouai la tête pour effacer la persistance rétinienne.

– Brian, qu’est-ce qui se passe ?
– Ça… Ça va. J’ai… j’avais juste la tête ailleurs. Ça va aller.

Papa me jeta un regard dubitatif, celui que je connaissais bien, mais je choisis de l’ignorer et gagnai mon siège sans attendre. Nous étions tous les trois assis dans la même rangée, et je demandai à m’asseoir côté fenêtre. Juste avant le décollage, mes parents changèrent de place pour avoir plus d’espace. Tant mieux. Je me sentis soudain épuisé et m’étirai tant bien que mal. Quand je me réveillai, nous avions déjà amorcé la descente.


Je ne me sentais plus chez moi. Je n’étais parti que depuis une semaine, mais je me sentais déjà comme un étranger dans ma propre maison. Etendu dans mon lit le lendemain matin, je fis la liste des choses que j’allais devoir faire pendant les quelques jours que durerait mon séjour. Je voulais avant tout mettre Danny, Chris et sa mère au courant de ce qui se passait.

Le lycée ne poserait pas de problème, comme personne ne se soucierait le moins du monde de mon départ. Le plus dur serait d’en parler à mon entraîneur de lutte. Il s’était investi dans mon parcours scolaire afin de s’assurer que je serais éligible pour la compétition. A part les cartons, ce furent les seules choses qui me vinrent à l’esprit.

On frappa à ma porte.

– Brian, mon chéri, tu dois te lever pour aller au lycée et t’occuper de tes désinscriptions.

Je jetai un coup d’œil au réveil. Il n’était que six heures trente.

– D’accord. Je suis réveillé.
– Ne sois pas trop long. Je veux que tu sois de retour de bonne heure pour faire tes cartons cet après-midi.
– Je suis déjà debout ! Tu exagères, Maman, on dirait que tu me prends pour une marmotte.

Elle ne releva pas. Je pris ma douche, fis ma toilette et m’habillai rapidement. Le petit-déjeuner se composa de céréales et de pain grillé, comme d’habitude. Dawn avait l’air contente de me revoir. Les deux dernières années nous avaient changés tous les deux. Elle n’était plus tout à fait la garce qu’elle avait été dans le passé. Elle avait même développé quelques qualités. Pas beaucoup, mais quand même.

Papa entra dans la cuisine. Il était visiblement levé depuis un moment.

– Tu es prêt, Brian ?
– Presque, répondis-je entre deux gorgées de jus d’orange. Laisse-moi juste une minute.
– D’accord, mon sucre d’orge.

Je lui jetai un regard irrité, mais il garda un visage innocent.

– Papa, tu sais bien que je n’aime pas quand tu m’appelles comme ça.
– Oui, je sais, mais ce n’est pas drôle si je ne peux pas te taquiner de temps en temps.

Il fit mine de m’ébouriffer les cheveux, mais je me reculai hors de sa portée.

– Pas les cheveux, Papa !

Son rire puissant emplit la cuisine.

– D’accord, fiston. Pas les cheveux. Allons-y.

Il me donna une tape affectueuse dans le dos en partant.

Le lycée n’avait pas changé. J’avais toujours une boule au ventre en allant en cours, comme à l’époque où Brent et sa bande me martyrisaient. La situation avait changé, cependant, parce que j’arrivais mieux à me défendre. J’étais sûr que j’aurais pu affronter Brent, si nécessaire, mais je n’allais plus avoir à me soucier de lui à compter d’aujourd’hui.

Je me rendis dans le bureau de la conseillère d’éducation et l’informai que je quittais le lycée. Elle fut surprise, car elle me connaissait un peu. Les inévitables questions ne manquèrent pas de fuser.

Je déménageais à Portland, mon père avait trouvé un nouveau travail… Je ne leur donnai pas la véritable raison, bien entendu. Je n’allais quand même pas leur dire que mes parents déménageaient pour que je puisse être avec mon petit ami.

Je parvins enfin à quitter le bureau et me dirigeai vers mon casier. Je croisai des personnes qui discutaient dans le couloir. J’ouvris mon casier, récupérai mes livres pour les quatre premiers cours et pris le chemin de la classe de biologie. Alors que je traversais le hall, j’entendis quelqu’un appeler mon nom derrière moi.

– Brian, attends-moi !

Chris trottinait à ma rencontre. Ce n’était pas vraiment le bon moment pour lui parler, mais je ne pouvais pas non plus éviter le meilleur ami que j’avais ici.

– Je pensais que tu ne rentrais que lundi prochain ?
– Il y a eu un changement de programme. Viens avec moi à la bibliothèque, je vais t’expliquer.

Il me lança un regard perplexe.

– Qu’est-ce qui se passe ?
– Tu peux attendre une minute ? S’il te plait.

Il hocha la tête et me suivit. Une fois sur place, je réservai une des salles de travail vacantes. Je fermai la porte derrière nous et m’assis lourdement.

– Je suis désolé, Chris. Je pensais te parler plus tard, cet après-midi, par exemple.

Il était vraiment inquiet, à présent.

– Il n’y a pas de bonne façon de te l’annoncer, donc je vais être direct. Je déménage à Portland. Pete est là-bas.

Il resta sans voix pendant quelques secondes.

– Tu pars ?

J’acquiesçai.

– Quand ?

Je vis ses yeux se remplir de larmes.

– Dimanche matin. J’habiterai dans sa famille en attendant que la mienne puisse nous rejoindre.
– Sa famille ? Je pensais que sa mère était une vraie sorcière.
– Sa famille adoptive.

J’attendis qu’il digère l’information.

– Sa mère l’a abandonné ?
– Non. Il a intenté un procès contre elle pour être émancipé et il a gagné. C’est un adulte aux yeux de la loi, mais il habite avec sa famille d’accueil. Ils sont en train de l’adopter.
– Putain de merde ! Désolé. Je n’en reviens pas. Et vous êtes…
– Oui, nous le sommes, dis-je en souriant. C’est pour ça que mes parents ont décidé de déménager. Pour que nous puissions être ensemble.
– Est-ce qu’il a changé ? A quoi ressemble-t-il ?
– Il n’a pas trop changé. Il a juste un peu grandi. Cela nous a pris un peu de temps pour reprendre là où nous nous étions quittés, mais finalement les deux années et demi qui se sont écoulées n’ont pas changé ce que nous ressentons l’un pour l’autre.  Il est encore plus beau qu’avant.

Ma description fit sourire Chris.

– Je suis content pour vous. Quand est-ce que nous célébrons votre départ ?
– Euh, je n’avais rien prévu de spécial.
– D’accord, alors faisons une fête chez moi. Nous pourrions inviter Pat.
– J’aimerais autant que ce soit juste toi, ta mère et moi.
– Comme tu voudras.

La première sonnerie retentit.

– Je dois y aller. Est-ce que je te verrai cet après-midi ?
– Peut-être. Je valide mes désinscriptions ce matin, puis j’irai parler à mes entraîneurs. Maman veut que je fasse mes cartons en rentrant à la maison, mais je suis sûr qu’elle me laissera faire une pause quand tu rentreras de l’entraînement.
– Cool. A tout à l’heure, alors.
– A plus tard, Chris.

Je savais qu’il allait me manquer.

Je ramassai mes livres une nouvelle fois et fis le tour de mes classes pour me désinscrire. Mes professeurs étaient sincèrement désolés de me voir partir, comme j’étais l’un de leurs meilleurs élèves. Puis vint le tour de mes entraîneurs, qui regrettèrent tout autant mon départ. Il me fallut jusqu’à midi pour tout boucler. J’appelai Papa pour qu’il vienne me chercher.

Les préparatifs du déménagement se révélèrent moins fastidieux que prévu. Je mis tous les vêtements que j’emmenais à Portland dans une large valise, et les autres affaires dont j’allais avoir besoin dans un carton. Mes livres remplissaient deux cartons de taille moyenne. Ils étaient tellement lourds que je parvins juste à les faire glisser dans un coin pour faire de la place. J’empaquetai le reste de mes affaires dans d’autres cartons, en emballant les objets fragiles pour qu’ils ne soient pas abîmés au cours du déménagement. J’avais terminé les deux tiers de mes préparatifs environ quand Chris sonna à la porte. Il portait toujours ses protections de football américain.

– Salut, Chris, entre. Maman, Chris est là. Est-ce que nous pouvons aller chez lui ? Je ne sais pas trop à quelle heure je serai de retour.
– D’accord, mais je veux que tu rentres avant dix heures. Chris a cours demain.
– Très bien, je serai là vers dix heures alors.

Je sortis et fermai la porte derrière moi.

– Comment s’est passée ta journée, Bri ?
– Comme je l’avais prévu. Tous les profs et les entraîneurs étaient tristes de me voir partir.
– Moi aussi.
– Je sais. Tu me manqueras beaucoup, Chris.

Nous poursuivîmes le chemin en silence.

Quand nous arrivâmes chez lui, Chris grimpa à l’étage pour se doucher, me laissant seul un moment. Je m’assis sur un tabouret de bar dans la cuisine, me remémorant toutes les fois où j’avais dîné ici, fuyant mes parents et les souffrances qu’ils m’infligeaient. Toutes les fois où j’avais pleuré sur l’épaule de Kathleen ou de Chris. Je leur devais ma santé mentale, si l’on pouvait qualifier de sain mon comportement pendant ces années de malheur.

Toute la colère, la douleur et la peine de ces années noires me revinrent en plein visage, et finirent par me submerger.  Des larmes se mirent à couler sur mes joues et des sanglots silencieux s’emparèrent de moi. Je ne pus me contenir plus longtemps. Assis au bar, je reposai ma tête sur mes bras croisés et laissai libre cours à mon chagrin. Tout ce temps perdu. Tout cet amour que nous aurions pu partager. Je pleurai des larmes amères, et plus je pleurai, plus profonde était ma tristesse.

Je sentis les bras de Chris s’envelopper autour de moi. Je me retournai, posai ma tête sur son épaule nue et continuai à pleurer, le serrant fermement contre moi. J’étais toujours secoué de sanglots. Chris me fit descendre du tabouret et me conduisit au canapé, où il me serra contre lui tout en chuchotant des paroles rassurantes dans mon oreille. Je me calmai progressivement, malgré quelques accès de respiration hachée.

Je plongeai mon regard dans celui de Chris pendant un long moment. Il soutint mon regard avec intensité, comme s’il essayait de lire en moi, puis fit une chose à laquelle je ne m’attendais pas le moins du monde. Il m’embrassa sur la bouche, timidement au début, puis, voyant que je ne résistais pas, plus intensément, sa langue caressant mes lèvres. J’ouvris ma bouche en grand et nous échangeâmes un vrai baiser. Il ne put cacher l’érection qui se manifestait sous la serviette qu’il portait autour de la taille.

Cela ne dura qu’une quinzaine de secondes, mais ce fut suffisant. Il se leva d’un bond, perdant sa serviette juste assez longtemps pour dévoiler toute la puissance de son excitation.

– Oh mon Dieu, Brian, je suis vraiment désolé. Je n’aurais pas dû… Oh, Brian, pardonne-moi.

J’étais soudain assailli de doutes. Chris était un pur hétéro, enfin je le pensais. Je comptais là-dessus. C’était la garantie d’un avis impartial et désintéressé. J’avais besoin de ses conseils. Et maintenant, il m’avait embrassé. Il était plutôt doué, d’ailleurs.

– Pourquoi, Chris ?
– Je ne sais pas. Je t’aime comme un frère, tu le sais. Mais le fait d’être dans tes bras, comme ça…
– Ça t’a plu ?

Il acquiesça.

– Chris, est-ce que tu es gay ?

Il secoua la tête.

– Alors pourquoi ?
– Peut-être que j’avais envie de voir ce que ça faisait d’embrasser un garçon.
– Chris, je ne peux pas…
– Je sais, et je n’avais pas l’intention de te le demander. Je crois que c’était juste de la curiosité.
– Depuis combien de temps est-ce que tu avais envie de faire ça ?
– Je ne sais pas, dit-il en haussant les épaules. Depuis que tu m’as dit que tu étais gay, je crois. Mais je n’ai jamais voulu compromettre notre amitié, ni te demander de renoncer à Pete. Alors je n’ai rien dit.

Il me fallut quelques instants pour intégrer ces informations avant de pouvoir lui répondre.

– Je suis vraiment désolé, Chris. Mais si ça peut te remonter le moral, tu embrasses vraiment bien.

Il esquissa un sourire. Je me levai et le serrai fraternellement contre moi.

– Tu restes mon frère.

Je déposai un baiser rapide sur sa joue et le relâchai.

– Merci de m’avoir pris dans tes bras, Chris. J’en avais besoin.
– Je vais m’habiller, répondit-il en souriant.

Le reste de la soirée se déroula dans une atmosphère tendue. Malgré mes paroles de réconfort, Chris se sentait mal à l’aise par rapport à ce qui s’était passé, et sa bonne humeur apparente manquait de naturel. Kathleen s’en rendit compte au premier coup d’œil.

– Ça va, vous deux ? Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.

Un éclair de panique traversa le regard de Chris, mais je répondis le premier.

– Non, ça pourrait aller mieux. Je crois que nous sommes tous les deux tristes à l’idée que je vais bientôt déménager.
– Vous voulez que je vous laisse entre vous ?
– Peut-être un peu plus tard.
– Est-ce que vous avez faim ?

Ainsi se déroula la soirée. Kathleen mena la conversation, et je leur parlai de Portland et de Pete, des Patterson, de l’école, de la vie que j’allais mener là-bas. Chris sembla se détendre un peu au bout d’un moment, mais pas assez pour être vraiment lui-même. Je pris congé en promettant à Chris de le revoir avant mon départ.


Je finis d’empaqueter mes affaires le lendemain. Ma chambre était vide quand vint l’heure du dîner. Le seul élément qui n’avait pas bougé était mon lit, que je n’avais d’ailleurs pas fait ce matin-là. Il ne me restait vraiment plus qu’une chose à faire avant de retourner à Portland : dire au revoir à Danny.


Le lendemain, je me réveillai au son de la pluie. C’était vraiment de circonstance, me dis-je en me douchant avant de m’habiller. Je décrochai le téléphone et composai le numéro de Danny. Il décrocha à la deuxième sonnerie.

– Trask à l’appareil.
– Salut Danny !
– Salut Brian. Comment vas-tu ?
– Très bien. Je ne te dérange pas ?
– Non, pourquoi ?
– J’aimerais te parler.
– Je t’écoute, Brian. Vas-y.
– Non, j’aimerais te parler de vive voix. Je peux demander à Maman ou Papa de me déposer chez toi, si tu es d’accord.
– Tu es dans le coin ?
– Oui. Nous sommes rentrés lundi soir.

Il fut silencieux pendant quelques secondes. Je suis sûr qu’il se doutait de ce que j’allais lui annoncer.

– Je t’attends à la maison.
– Merci. A tout à l’heure.

Je raccrochai, réfléchissant à  ce que j’allais lui dire. Mes parents étaient importants pour moi, mais Danny l’était encore plus. Il m’avait pris sous son aile quand j’avais sombré dans les profondeurs de la dépression, et m’avait évité de faire une bêtise. Il m’avait guidé dans la voie de la réconciliation avec mes parents. Il était comme un père pour moi. C’était difficile de dire au revoir à son deuxième père.

Je demandai à Maman de me conduire chez lui, et elle m’emmena sur le champ. Nous y fûmes quinze minutes plus tard. En me déposant, elle me demanda :

– A quelle heure penses-tu être rentré ?
– Je ne sais pas. Je passerai peut-être toute la journée avec lui. Je te tiendrai au courant. Je dormirai ici au besoin.
– D’accord. A plus tard alors.

Je l’embrassai sur la joue et la regardai s’éloigner. Je me tournai vers la porte d’entrée de Danny, prêt à frapper, mais quelque chose me fit hésiter. Des souvenirs de Danny et moi défilèrent devant mes yeux, des moments heureux, des moments tristes, des nuits où il m’avait tenu dans ses bras pendant que je pleurais. Des larmes se formèrent dans mes yeux alors que le passé refaisait surface, souvenir après souvenir.  Je m’appuyai contre la porte, reposant la tête contre mon bras.

Danny dut m’entendre. Il ouvrit la porte en grand, et je perdis l’équilibre, tombant dans ses bras. Il m’attrapa au vol, et voyant mon visage couvert de larmes, m’attira contre lui dans une étreinte fraternelle. Quelques instants plus tard, il me conduisit jusqu’au canapé et ferma la porte.

– Qu’est-ce qui se passe, Bri ? Pourquoi ces larmes ?
– Nous allons déménager, réussis-je à articuler entre deux sanglots.
– A Portland ?

J’acquiesçai.

– C’est une excellente nouvelle ! Tu vas pouvoir rester avec Pete !
– Oui, mais toi ? Je ne veux pas te laisser ici. J’ai besoin de toi.

Je retrouvai ma composition. Sa réponse m’avait surpris.

Il sourit, comme s’il expliquait quelque chose à un enfant.

– Brian, je t’aime comme un fils. Mais tous les enfants doivent quitter le cocon familial un jour, et je ne peux pas m’accrocher à toi. Tu es assez grand pour faire tes propres choix. Tu as décidé d’être avec Pete.

Je commençai à protester, mais il m’ignora.

– Je crois que c’est une bonne décision. Et c’est une chance que les circonstances permettent à ta famille de déménager là-bas.
– Je n’ai toujours pas envie de te laisser tout seul !
– Brian, regarde-moi. Que vois-tu ? Un homme d’une quarantaine d’années, avec des tempes grisonnantes et un début de bedaine. Regarde-toi. Un adolescent qui commence à peine le long chemin vers l’âge adulte. Est-ce que tu crois que nous pourrions raisonnablement vivre ensemble, tous les deux ? D’une part, et malgré tout l’amour que j’ai pour toi, tu ne peux pas répondre à tous mes besoins. J’ai besoin de vivre avec quelqu’un de mon âge. D’autre part, même si ce n’était pas le cas, que diraient les voisins s’ils apprenaient qu’un adolescent vivait chez un homme gay deux fois plus âgé que lui ? Il y aurait des accusations et un scandale.
– Tu sais que nous ne ferions jamais…
– Je le sais bien, mais les gens le penseraient, quelle que soit la réalité.
– Brian, je peux me débrouiller tout seul. Je me suis occupé de toi parce que je le voulais bien. Mais tu ne peux pas t’occuper de moi. Alors ne t’en fais pas parce que tu vas à Portland. Bien sûr que tu me manqueras. Mais je pourrai vivre avec. Tu apprendras à en faire autant.

Il m’ébouriffa les cheveux et serra ma tête contre sa poitrine.

– Tu devrais te réjouir de rejoindre ton petit ami, plutôt que de te soucier d’un vieil homme que tu laisses derrière toi.
– Tu n’es pas si vieux.
– Par rapport à toi, je suis un ancêtre, comme ton père.

J’étouffai un rire.

– Sérieusement, Bri, je suis tellement heureux pour toi et Pete que je n’ai pas de mots pour le dire. Vous êtes faits l’un pour l’autre. Et d’ailleurs, il n’y a pas mort d’homme. Nous resterons en contact.
– Est-ce que tu es sûr que tu en as envie ? Alors que je suis assez jeune pour être ton fils ?

Danny fit semblant de me gifler, puis me serra de nouveau contre lui.

– Bien sûr que j’en ai envie. Je ne vous perdrai jamais de vue.

Nous passâmes le reste de la journée ensemble, à discuter de la vie, du temps, de philosophie, de tout ce qui nous passait par la tête. Nous évitâmes d’évoquer le sujet de mon départ. Quand Maman vint me chercher, je lui dis au revoir, l’embrassai sur la joue en le serrant dans mes bras de toutes mes forces, et nous nous séparâmes, certes attristés par notre séparation prochaine, mais réconciliés avec notre avenir.


Finalement, j’avais moins de choses à préparer que ne l’avaient imaginé mes parents, et je pus disposer du jeudi et du vendredi comme je l’entendais. Je mis ces journées à profit pour reprendre mon entraînement. Ce fut moins facile que prévu, cependant. Une semaine et demie de relâchement et de réveils tardifs avait érodé ma volonté de me lever à cinq heures du matin pour aller au gymnase en footing. Mon entraîneur de lutte arrivait toujours à l’école autour de cinq heures et quart, quelle que soit la saison. Il m’avait dit que je pouvais venir m’entraîner jeudi et vendredi, ce que j’avais accepté volontiers.

Quand l’horloge marqua sept heures, je terminais ma dernière série de développés-couchés. L’équipe de football américain arrivait pour son entraînement matinal. Tout le monde était surpris de me trouver là, sachant que je ne devais revenir que le lundi suivant. Je réunis mes anciens coéquipiers pour leur annoncer que je déménageais. Certains d’entre eux me souhaitèrent bonne chance pour la suite. Les autres vaquèrent à leur entraînement. 

De retour au vestiaire, j’enlevai ma tenue de sport et sautai sous la douche. Mon entraînement intensif m’avait bien fait transpirer. Je me savonnai avec le gel douche, me rinçai, puis baissai la température de l’eau progressivement afin de fermer mes pores et d’arrêter la transpiration. J’aperçus des garçons qui passaient devant les douches pour se rendre à la salle de musculation. Quinze minutes plus tard, je fermai le robinet, me séchai, m’habillai et rangeai mes affaires dans mon sac à dos, avant de me diriger vers la sortie.

Il faisait un temps typiquement automnal : brumeux et froid. Il y avait un banc juste à la sortie des vestiaires, sur lequel Brent était assis. Je l’ignorai et poursuivis mon chemin.

– Brian !

Brent m’appelait, apparemment. J’attendis l’insulte qui n’allait pas tarder à suivre.

– Qu’est-ce que tu me veux, Brent ?
– C’est vrai, ce que j’ai entendu ? Tu déménages ?
– Oui, c’est vrai, et tant mieux d’ailleurs. Je ne crois pas que j’aurais supporté de te voir un jour de plus.

Son visage prit une expression que je n’avais jamais observée avant. Du regret ? De l’embarras ? Je fis mine de repartir.

– Brian !
– Quoi ?

Il donna distraitement un coup de pied à un caillou sur le sol cimenté, le regard baissé, les mains dans les poches. Je crus le voir rougir.

– Bonne chance.

Je n’en croyais pas mes oreilles.

– Merci, Brent. Toi aussi.

Nous repartîmes chacun de notre côté. Je ne l’ai pas revu depuis.

Le chemin du retour ne fut pas pour me déplaire. Le brouillard était épais et la lumière du jour faible,  mais cela me dérangeait pas. De temps à autre, j’aimais bien me promener dans le brouillard ou sous la pluie. Cela me permettait de me vider la tête, et je me sentais mieux après. Il me fallut environ un quart d’heure pour parcourir le kilomètre et demi qui me séparait de la maison. Je passai devant un terrain de jeux pour enfants en chemin, et sur un coup de tête, j’y entrai et m’assis sur une des balançoires.

Ce n’était pas aussi confortable que lorsque j’étais enfant. Pete et moi venions ici tout le temps quand nous ne cherchions pas à fuir Dawn, pour faire de la balançoire ou des tours de manège, grimper aux barres ou faire du toboggan, tout en inventant de nouveaux jeux pour passer le temps. Alors que les souvenirs se bousculaient dans mon esprit, une petite voix me fit sursauter.

– Tu es trop grand pour la balançoire.

Un petit garçon, qui ne devait pas avoir plus de trois ans, me regardait avec ses grands yeux bleus et une expression très sérieuse. Ses cheveux blonds en bataille avaient eu raison des efforts de sa mère pour les coiffer, et ses vêtements avaient été choisis davantage pour des raisons utilitaires que pour suivre la mode. Il portait un T-shirt rouge sous une salopette bleue, dont les genoux étaient usés jusqu’à la corde. Il parlait avec le léger zézaiement propre aux enfants de son âge, pendant que son regard avait du mal à se fixer sur un point précis. De grands gestes ponctuaient chacune de ses paroles.

Je freinai la balançoire en enfonçant mes talons dans le gravier. Le garçon ne me quittait pas des yeux, nullement intimidé, comme si ma présence était le problème le plus pressant du monde. Sa candeur me fit sourire intérieurement. Que n’aurais-je pas donné pour retrouver pareille insouciance ?

– Tu crois que je suis trop grand ?

Je pris une mine affectée, et il soutint mon regard, convaincu que la balançoire n’était pas faite pour quelqu’un de mon gabarit.

– Oui, tu es trop grand.

Non sans effort, il grimpa sur la balançoire à côté de la mienne.

– Est-ce que tu crois que je peux quand même en faire un peu, juste pour cette fois-ci ? Ou est-ce que je risque d’abîmer la balançoire ?

Il jeta un coup d’œil attentif à l’installation, évaluant sa résistance, puis ce fut à mon tour d’être examiné.

– Je crois que ça ira pour cette fois-ci, mais tu ne devrais pas recommencer. Tu pourrais casser la balançoire.
– D’accord, je n’en ferai plus à partir d’aujourd’hui. Ça te va ?

Il acquiesça gravement et donna une impulsion pour lancer sa balançoire. J’entendis sa mère arriver à côté de moi, sans doute pour vérifier que je n’avais pas violenté son fils. Je stoppai la balançoire de nouveau et me levai pour me présenter.

– Bonjour Madame, je m’appelle Brian.
– Bonjour Brian. Pourrais-tu me dire pourquoi tu n’es pas à l’école ?

Sous-entendu, qu’est-ce qu’une graine de délinquant comme toi fait dehors à cette heure-ci ? Ou encore : tu n’as rien d’autre à faire que de t’en prendre à de jeunes enfants ?

– Bien sûr. J’ai fini l’école hier. Je déménage à Portland et je ne prends l’avion que ce week-end.
– Ah. Et qu’est-ce que tu fais ici, alors ? Tu ne devrais pas être en train de faire tes valises ?

Parce que je fais ce que je veux, c’est un pays libre, Madame !

– J’ai déjà fini mes valises. Ecoutez, je suis venu ici pour réfléchir un peu, et votre fils m’a dit que j’étais trop grand pour faire de la balançoire. Je ne demande pas mieux que d’avoir la paix, mais si vous le permettez, je peux jouer avec votre fils pendant que vous lisez un livre ou que vous faites autre chose.

Elle n’était pas convaincue.

– Je ne crois pas. Viens, Jonathan, c’est l’heure de rentrer.

Elle le tira de la balançoire, et il répondit  par un cri strident. Sa mère l’emmena à la voiture et le boucla dans le siège enfant sans prêter attention à ses hurlements de protestation.  

Je secouai la tête. Ah, vraiment, certaines personnes avaient le don de m’irriter. Je retournai à la balançoire et repris ma méditation.

Peu de temps après, Danny s’arrêta le long du parc dans sa voiture de patrouille. Il se gara et s’approcha de moi.

– Oh, salut Brian. Je n’avais pas vu que c’était toi. J’ai surpris plusieurs enfants qui faisaient l’école buissonnière dans le coin. D’ailleurs, qu’est-ce que tu fais ici ?
– J’étais en train de réfléchir tranquillement.
– Tu n’es pas un peu grand pour cette balançoire ?
– Tu sais, dis-je en riant, j’ai eu la même remarque de la part d’un enfant de trois ans il n’y a pas plus d’une demi-heure.
– Ah bon ?

J’acquiesçai.

– Hum. Bon, je dois reprendre ma patrouille. Prends soin de toi, et profite bien de tes vacances !
– Je n’y manquerai pas. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi mes parents n’ont pas avancé mon vol à demain.
– Tu pars pour plus d’un mois. Ta famille aimerait sans doute profiter un peu de toi aussi.
– Oui, tu as raison. Je n’y avais pas pensé.
– A plus tard, Bri.
– Salut, Danny.

Il remonta dans sa voiture et démarra en trombe, gyrophare allumé, à la poursuite d’un pick-up qui roulait bien au-dessus de la vitesse autorisée.

Soudain, l’envie de rester seul me quitta. Je sautai de la balançoire, ramassai mon sac à dos et repris le chemin de la maison. Ni ma mère, ni mon père n’étaient rentrés. Ils avaient des courses à faire et des formalités à accomplir. Papa était en intérim dans un entrepôt local en tant que cariste. La paie n’était pas extraordinaire, mais elle nous rendait bien service. J’étais livré à moi-même pour le restant de la journée.

Je décidai de m’accorder une sieste. Ce n’était pas dans mes habitudes. Mes horaires de cours ne me permettaient pas ce luxe. Il était à peine neuf heures quand je m’allongeai, et ce fut Papa qui me réveilla quand il rentra à midi.

Papa rentrait déjeuner presque tous les jours. Il donna un léger coup de pied dans mon lit quand il m’aperçut en train de somnoler.

– Réveille-toi,  Brian. Tu n’as rien d’autre à faire que d’hiberner ?

Je pris mon temps pour m’étirer et bâiller.

– Non. J’ai fini d’emballer mes affaires pour Portland. Il ne me reste plus que les vêtements que je vais porter cette semaine.
– Ah, d’accord, dit-il en souriant. Je te laisse te rendormir alors. Tu seras prêt pour le vol dimanche ?
– Je suis déjà prêt. Il ne me reste plus qu’à dire au revoir à Chris et Kathleen.
– Très bien. Tant que tu seras prêt à temps pour le départ…
– Je le serai, répondis-je en étouffant un bâillement.

Il gloussa et ferma la porte. J’étais réveillé à présent, et le sommeil me paraissait bien loin. Plutôt que de me retourner dans mon lit, je me levai et m’habillai, avant d’aller me préparer à manger.

– Content de ton entraînement, ce matin ?
– Oui, plutôt content. Je n’ai pas pu soulever autant de poids que j’aurais voulu cependant, parce que je n’avais pas de spotter. Mais je me suis débrouillé avec les machines.
– Je vois. Tu pourras certainement t’entraîner dans de meilleures conditions à Portland.
– Je l’espère. Mais je ne crois pas que Pete fasse autant de musculation que moi.
– Tu pourras sans doute trouver un spotter quelque part. Peut-être même un partenaire régulier.
– On verra. Je ne sais pas encore exactement à quoi m’attendre là-bas. J’ignore si je pourrai maintenir mon rythme d’entraînement.
– Tu finiras bien par trouver une solution.

J’acquiesçai en mâchant mon sandwich. Papa retourna travailler peu après. J’eus de nouveau envie d’aller courir et sortis de la maison après avoir enfilé mon survêtement. Je décidai de prendre la direction de la plage pour travailler mes mollets. Il n’y avait que deux ou trois kilomètres entre la maison et l’océan.

Je pris beaucoup de plaisir à parcourir le chemin qui descendait vers la plage. Je me laissai porter par la pente de la colline, profitant de la brise océane et respirant les embruns à pleins poumons. Une fois sur place, je fis quelques séries de talons-fesses, ce qui devait avoir l’air un peu ridicule, comme j’exagérais mes mouvements pour maximiser l’effort. Je dépassai plusieurs couples de retraités sur la plage et les entendis parler entre eux à voix basse après mon passage.

L’extrémité de la plage était constituée d’une série de gros rochers. Ils culminaient à une quinzaine de mètres en hauteur, tout en étant relativement faciles à escalader. L’ascension ne me posa aucun problème, et je me juchai au sommet du rocher le plus élevé. Malgré le froid, je crevais de chaud dans ma tenue de sport. J’enlevai mon sweatshirt et mon T-shirt, laissant l’air humide pénétrer ma peau. J’arrivais à peine à distinguer la plage en contrebas à travers l’épais brouillard. J’avais l’impression d’être le dernier survivant sur terre.

Sur un coup de tête, je retirai mon pantalon de survêtement, me retrouvant nu à l’exception de mon short minuscule et de mes chaussures de running. J’attachai mon sweatshirt à mon pantalon, et nouai l’ensemble autour de ma taille. La sensation de l’air frais sur ma peau était exaltante. Après être descendu du rocher, je repris ma course le long de la plage. Elle s’étendait sur une distance d’environ un kilomètre.

Abandonnant les exercices stupides que j’avais faits jusqu’alors, je pris de la vitesse tout en relâchant mes muscles. J’essayai de faire le vide de ma tête, me concentrant sur ma respiration et mon rythme de course. J’arrivai au bout de la plage, dépassant une nouvelle fois les couples de retraités, et fis demi-tour pour repartir dans l’autre sens. Je me décontractai de nouveau, étirant mes jambes le plus possible. Les personnes âgées me virent passer encore une fois, avant que je ne revienne pour un dernier passage.

Pendant ce temps, le brouillard s’était encore épaissi. Je n’y voyais pas à cinq mètres. Je me fiais aux empreintes que j’avais laissées dans le sable pour me guider. A mi-chemin, j’aperçus un obstacle à quelques mètres devant moi. Je me rendis compte juste à temps qu’il s’agissait d’un couple de personnes âgées. Je parvins à faire un détour pour les éviter, mais la vieille femme poussa un cri en voyant ce jeune homme à moitié nu émerger du brouillard et manquer de la renverser. Je m’arrêtai et revins sur mes pas.

– Est-ce que tout va bien ? Je ne vous ai vus qu’au dernier moment et je ne voulais pas…
– Petit morveux ! s’exclama le mari. C’est une honte qu’on laisse de jeunes délinquants à moitié nus terroriser les honnêtes gens sur la plage ! Tu ferais mieux de disparaître avant que je n’appelle la police !

Je me redressai, plaçant mes poings sur mes hanches, et soudain je compris. Il était jaloux, et il avait peur de moi. Je représentais tout ce qu’il avait perdu : la jeunesse, l’énergie et la vigueur. Je lui rappelais sans doute également que son temps sur terre touchait à sa fin. Peut-être était-ce pour cela qu’il avait peur. Ou peut-être était-ce parce qu’à l’image de ses enfants et petits-enfants, j’avais hérité d’un monde qu’il avait contribué à construire et où il n’avait plus sa place.

Son épouse s’était remise de ses émotions, et, plaçant une main sur le bras de son mari, dit :

– Calme-toi, Hal, il ne faisait que courir sur la plage.

Il fit brusquement volte-face, manquant de perdre l’équilibre.

– Ne te mêle pas de ça, Joan ! hurla-t-il, en lui jetant un regard réprobateur.

Je saisis l’occasion pour placer une phrase.

– Je suis désolé, Madame, vraiment. Je courrai plus près de l’eau la prochaine fois.
– Il n’y aura pas de prochaine fois, jeune insolent !
– Hal !

Il me fixa, et je le regardai droit dans les yeux.

– Ne vous inquiétez pas, il n’y aura pas de prochaine fois. Mais j’ai trois choses à vous dire. D’abord, je ne peux pas m’empêcher d’être jeune. Ensuite, nous sommes sur une plage publique, accessible à tous, donc j’ai autant le droit que vous d’être ici.

Il bafouillait, essayant de répondre, mais je fus plus rapide que lui.

– Et enfin, si vous traitez tous les jeunes comme vous venez de le faire, je comprends mieux pourquoi les personnes âgées sont délaissées dans leurs dernières années. Personne n’a envie de fréquenter des personnes aussi méchantes.

Il était au bord de la crise d’apoplexie. Je me tournai vers la vieille dame.

– Je vous prie de m’excuser de vous avoir effrayée. Et je suis désolé si mes propos ont pu vous choquer, mais je n’aime pas être attaqué sans raison. Je vous souhaite une bonne fin de journée.
– Vous de même, jeune homme !

En finissant mon footing sur la plage, je me fis la réflexion que c’était une gentille vieille dame.  Puis le véritable entraînement commença : l’ascension vers la maison. Il était environ quinze heures trente quand j’arrivai devant la porte, essoufflé et complètement en nage.

Dawn était rentrée de l’école. Elle avait douze ans maintenant, presque treize. Elle présentait tous les signes visibles de la puberté.

– Salut Brian. Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ?
– Pas grand-chose. Je suis allé faire de la musculation à l’école et j’ai couru sur la plage. Rien de spécial.
– Ah. Et quand est-ce que tu retournes à Portland ?
– Dimanche. J’espère que ce sera un vol matinal. J’aurai besoin de temps pour défaire mes bagages. Pourquoi ?
– Par curiosité, c’est tout. Quand est-ce que nous déménageons là-bas ?
– Je ne sais pas exactement. Les parents ont beaucoup de choses à régler avant le départ, donc je dirais un mois, peut-être un peu plus.
– Je n’ai pas envie de déménager. Toutes mes amies sont ici.
– Je te comprends.  Mon meilleur ami Chris est ici aussi. Il me manque déjà alors que je ne suis même pas encore parti.
– Mais tu auras Pete là-bas. Moi, je n’aurai personne.
– Bien sûr que si. Tu te feras plein de nouvelles copines.
– Bien sûr que si ! dit-elle avec ironie. J’aurai toutes les copines du monde. Toi au moins, tu as un petit ami. Moi, je suis une fille, et je n’ai même pas de petit ami.

Un signal d’alarme retentit dans ma tête. Ce n’était pas le moment de me disputer avec elle à ce sujet.

– Tu en trouveras un. Je vais prendre une douche.
– Dis-moi, qu’est-ce que ça fait d’être une tapette ?

Et puis zut. Si elle me cherchait, elle allait me trouver.

– Je ne sais pas. Qu’est-ce que ça fait d’être une salope ?

Bizarrement, elle me répondit par un sourire.

– Tu sais que c’est la première fois que tu me traites de salope depuis trois mois ?
– Vraiment ? répondis-je en clignant des yeux. Je dois être un peu rouillé, alors.
– Oui, tu l’es. Ça me manque de ne plus me disputer avec toi.
– Les cicatrices qui en résultent ne me manquent pas.

Elle vint se placer juste devant moi.

– Brian, je le garderai pour moi. Les parents m’ont raconté ce qui se pourrait se passer si les gens apprenaient pour Pete et toi. Je n’en parlerai à personne.

Une vague de soulagement m’envahit.

– Merci, Dawn. Est-ce que je peux te demander une faveur ?
– Balance.
– Essaie de ne pas me taquiner quand il s’agit de Pete. J’ai… pas mal de problèmes à résoudre, et le fait d’être gay ne m’aide pas. Je te demande juste de faire attention.
– D’accord, Brian. Je ferai de mon mieux.
– Merci, Dawn.
– De rien. Maintenant va te doucher. Tu pues.

Je suivis son conseil en étouffant un rire.

Je m’abandonnai à l’agréable sensation de l’eau chaude sur mon corps. Debout sous la douche, baignant dans la chaleur humide, je m’imaginais ce que serait ma vie à Portland. J’avais déjà une petite idée de ce qui m’attendait, à la fois en ce qui concernait Pete et l’école. Je secouai la tête avec colère. Je n’avais passé qu’une journée avec Pete au lycée, et je m’étais déjà fait des ennemis. Tant pis. Le mal était fait, de toute façon. Au moins, j’étais avec Pete.

– EH !

L’eau de la douche devint glacée. J’avais utilisé toute l’eau chaude. Je me rinçai – rapidement – en me traitant de tous les noms, et bondis pour retrouver la chaleur de ma serviette. Je me séchai vigoureusement, retrouvant ma chaleur normale au fur et à mesure. Une fois habillé, je rejoignis mes parents dans la cuisine. Ils étaient tous deux rentrés du travail, Papa à l’heure habituelle, et Maman une heure plus tôt que d’habitude.

– Salut Maman, salut Papa.
– Bonsoir Brian, répondit mon père.

Il était occupé à se départir de son accoutrement de travail. Il aurait aussi bien pu porter la ceinture de Batman, tellement il avait d’objets sur lui.

– Bonsoir mon chéri. Comment s’est passée ta journée ? demanda Maman.
– Très bien. J’ai fait ma séance de musculation et je suis allé courir quelques kilomètres sur la plage. J’ai failli renverser un couple de retraités, d’ailleurs. Le brouillard était si épais que j’ai  été obligé de suivre mes pas pour revenir à mon point de départ. Je ne les ai pas vus avant le dernier moment. Le vieux bonhomme a piqué une colère noire et il a été infect. Sa femme était gentille, pourtant.
– Ta journée a été bien remplie, on dirait.
– En effet. Maman, pourquoi es-tu déjà rentrée ? Tu ne devrais pas encore être au bureau ?
– J’ai donné mon préavis de quinze jours aujourd’hui. Plutôt que de me laisser travailler pendant cette période, ils m’ont prié de rentrer chez moi, pour éviter que je ne fasse des « bêtises ».
– Comme quoi ? Péter les plombs ?
– Oui, c’est tout à fait ça.
– Ah.  Je ne savais pas. Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? J’ai faim.
– Tu as toujours faim.
– Bien sûr ! Je suis en pleine croissance !

Ils rirent de bon cœur, puis devinrent plus pensifs, le regard braqué sur moi.

– Quoi ?
– Tu grandis trop vite, soupira Maman. C’est tout.

Je regardai Papa, qui acquiesçait. Maman reprit la parole.

– Tu as quinze ans maintenant, et après ce qui s’est passé… nous sommes passés à côté d’une partie de ton enfance. Nous n’avons pas vu la transition entre le petit garçon que nous adorions et le jeune homme en devenir que nous adorons maintenant. C’est comme s’il y avait eu un interrupteur marche-arrêt. Un jour tu étais ce petit garçon, et le lendemain tu étais cet adolescent, amoureux d’un autre garçon, prêt à voler de ses propres ailes.
– La décision que tu as prise de rester avec Pete, interrompit Papa, nous a vraiment fait réfléchir. Nous savions que si nous nous y opposions, nous te perdrions de nouveau. Peut-être définitivement. Mais si nous avions dû prendre la meilleure décision pour toi, nous t’aurions dit non, quelles qu’en soient les conséquences. Notre rôle est de te protéger, y compris de toi-même.

Ce qu’ils disaient tenait la route, même si le simple fait d’y penser me faisait frissonner. Mais j’allais rester avec Pete, donc c’était sans importance.

– Je comprends, Papa, mais ni l’un ni l’autre n’avez répondu à ma question. Qu’est-ce qu’on mange ce soir ?
– Des pizzas, j’imagine.
– COOL !


Le lendemain était déjà jeudi. Chris et Kathleen m’invitèrent à dîner. Nous eûmes de grandes discussions et de grands éclats de rire en évoquant nos souvenirs communs. Vers dix heures du soir, un silence embarrassant s’installa, aucun de nous ne sachant comment conclure la soirée. Finalement, je me levai.

– Bon, je crois qu’il est temps que je rentre. Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi. Je n’aurais pas survécu sans vous.

Je serrai Kathleen contre moi alors qu’elle caressait mes cheveux.

– Tu n’as pas besoin de nous remercier, Brian. Surtout, si tu reviens par ici, n’oublie pas de nous prévenir.

Je me libérai de son étreinte.

– Vous pouvez compter là-dessus, dis-je en me tournant vers Chris.
– Je t’accompagne dehors, Brian.

Il joignit le geste à la parole et ferma la porte derrière lui. Il jeta un coup d’œil aux alentours et prit la parole.

– Tu vas me manquer, Bri.

La lumière du réverbère reflétait l’éclat brillant des larmes dans ses yeux.

– Tu es mon meilleur ami. Qu’est-ce que je vais faire sans toi ? Qui va s’entraîner avec moi, maintenant ?

Il affichait un sourire triste, ses lèvres formant une virgule relevée d’un seul côté.

– Tu trouveras quelqu’un, Chris. Ça prendra peut-être un peu de temps, mais quelqu’un d’autre prendra ma place pour l’entraînement. Tu vas me manquer aussi. Et je ne plaisantais pas quand je disais que je n’aurais pas survécu. Je ne suis pas passé loin du pire. Tu m’as aidé à surmonter mes angoisses.

Je fis un pas vers lui et le pris dans mes bras. Ses bras vinrent s’enrouler autour de mes épaules.

– Merci pour ça, et pour tout le reste aussi.
– Tu es comme un frère pour moi, Brian. Je ne t’oublierai jamais. Ne m’oublie pas non plus.
– Ça ne risque pas d’arriver.

Notre étreinte dura encore quelques minutes. Chris commença à se dégager, mais il déposa un baiser sur ma joue au passage, en me chuchotant à l’oreille :

– Je t’aime, Brian.

Il se recula alors que des larmes coulaient sur ses joues, puis rentra dans la maison, fermant la porte derrière lui. Je restai enraciné sur place, regardant fixement la porte pendant plusieurs minutes, puis fis demi-tour pour rentrer chez moi.

Mon esprit fut traversé par des pensées mélancoliques sur le court chemin qui menait jusqu’à la maison. Chris était mon meilleur ami après Pete. Pendant plus de deux ans, il avait toujours été là pour moi, contre vents et marées, et maintenant je venais de lui dire au revoir pour une durée indéterminée. Notre étreinte avait été plus forte qu’une simple prise de congés. Ses dernières paroles l’attestaient. Le seul problème, c’est que je l’aimais aussi.

Je ne dormis pas bien cette nuit-là. Des images de Chris et de ce qu’il avait dit perturbaient mon sommeil. Pete et Chris hantaient mes rêves et se disputaient pour savoir qui m’aimait le plus. A chaque fois que ce rêve revenait, je me réveillais en sursaut, respirant fort et transpirant à grosse gouttes. Ce fut une longue nuit.


Je ne profitai pas pleinement du vendredi. Je ne fis rien d’autre que de la musculation à l’école et de la course à pied sur la plage. Je ne renversai aucune personne âgée, mais j’avais néanmoins la tête ailleurs. Chris était dans toutes mes pensées. Il m’avait soutenu pendant ces années terribles, en nourrissant peut-être des sentiments à mon égard pendant tout ce temps, sans jamais y faire allusion. Combien avait-il souffert à chaque fois qu’il m’avait serré dans ses bras, m’évitant ainsi de ne pas m’effondrer complètement ? Et il ne m’avait jamais rien dit, jusqu’à la veille au soir, de ce qu’il ressentait vraiment.

Ces pensées se succédaient dans mon esprit alors que je courais mécaniquement sur la plage. Soudain, la nuit tomba, et je devais encore rentrer à la maison. L’ascension de ces collines ne m’aurait posé aucun problème en temps normal, mais je m’étais aventuré dans le sable mou sans y prêter attention. Il fallait que je rentre, de toute manière, donc j’entrepris de gravir le chemin jusqu’à la route qui menait à la maison et au dîner.

Mon esprit bouillonnait sur le chemin du retour. Demain était mon dernier jour en Californie. Toutes les souffrances que j’avais endurées, toute la haine que j’avais accumulée et tout le chagrin que j’avais ressenti ici prendraient fin au moment où l’avion décollerait, dimanche matin. Cette ville insignifiante n’aurait bientôt plus aucune prise sur moi. Elle ne me dicterait plus le cours de ma vie, et ceux que j’avais le droit d’aimer. Jamais plus je ne laisserais des personnes à l’esprit étriqué me tirer vers le bas, me « remettre à ma place » parce que j’étais différent, et que j’entendais exercer mon libre-arbitre. Je ne me laisserais plus faire, désormais. J’étais enfin en accord avec moi-même.

Pete était le centre de mon univers, le roc auquel je pouvais m’agripper, la personne qui m’aimait autant que je l’aimais. Nous avions surmonté de nombreux obstacles, et nous allions sans doute en trouver d’autres sur notre chemin, mais ensemble, nous étions assez forts pour affronter la haine et l’intolérance qui sont si présentes dans notre société. Il n’y avait rien qui puisse nous séparer, après tout ce que nous avions vécu ensemble. J’avais l’intention de rester avec Pete jusqu’à la fin de mes jours.

Mes parents m’avaient fait un merveilleux cadeau quand ils avaient accepté ma relation avec Pete. Ils m’avaient donné une chance de baisser ma garde, afin que Pete puisse voir les recoins les plus sombres de mon âme. Il avait ainsi pu m’apporter sa lumière et m’avait soulagé des angoisses qui m’avaient habité pendant toutes ces années.

Ma nouvelle vie ne faisait que commencer.

Peter Daniel Patterson : mon refuge, mon ami, mon amour, ma vie.


Note de l’Auteur :

A suivre dans le tome II, « Brian et Pete ».

Ce chapitre est le dernier de « Pour l’amour de Pete ». Enfin réunis, Brian et Pete vont faire l’expérience de la vie en couple. Ils découvriront la profondeur de leurs sentiments, les ravages de l’intolérance et les dangers de l’orgueil.  Ce n’est en aucun cas la fin du roman.

Merci de m’avoir accompagné tout au long de ce voyage. L’écriture de ce roman a été une épreuve émotionnelle pour moi, pour des raisons que je ne peux pas évoquer ici. Vos commentaires et vos encouragements m’ont aidé à écrire jusqu’à aujourd’hui.  Je vous en suis infiniment reconnaissant.

                                                                                                              Dewey, le 6 octobre 2000

Note du Traducteur :

Je tiens à remercier mes lectrices et mes lecteurs francophones pour leur patience depuis le 13 novembre 2008, date à laquelle j’ai publié la traduction du chapitre 1 sur mon blog. Je n’avais pas imaginé que la traduction de ce roman représenterait une tâche d’une telle ampleur. Malgré les nombreuses soirées et les nombreux week-ends que j’ai passés derrière mon écran à travailler, c’est toujours avec le même plaisir que j’ai retrouvé l’univers de Brian et Pete, dont Dewey a su si finement décrire les sentiments et les émotions. Cela m’a permis de redécouvrir ce roman trouvé par hasard sur la toile il y a quelques années, et que j’avais dévoré en quelques jours.

En attendant la traduction du tome II, les plus anglophones d’entre vous peuvent d’ores et déjà le découvrir sur le site de Dewey en cliquant ici.

Merci encore de votre fidélité, surtout à celles et ceux qui ont pris le temps de m’envoyer des commentaires et des encouragements. N’hésitez pas à faire connaître mon site autour de vous, la meilleure publicité reste le bouche-à-oreilles !

                                                                                                              Brian, le 6 février 2010


Tome II, chapitre 1

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