Roman gay inédit - Tome II - Brian et Pete
Le dimanche fut consacré à la peinture de la maison. Je fus surpris du travail que nous parvînmes à accomplir en moins d’une journée. Nous peignîmes tout le rez-de-chaussée à l’exception de la cuisine. Mes parents voulaient s’occuper de cette pièce eux-mêmes, ce qui fut un soulagement. Qui aime dégager les coins de toute façon ?
Papa nous ramena chez Pete vers cinq heures de l’après-midi. La maison était vide. Kévin et Jason étaient sortis. Papa nous laissa après s’être assuré que nous n’allions pas mettre le feu à la maison. C’était bizarre. J’avais l’impression qu’il n’avait pas vraiment envie de partir, et l’idiot que j’étais ne l’invita même pas à rester.
Je me promenai dans la maison sans but précis pendant que Pete emmenait nos affaires à l’étage. Je ne trouvai rien d’intéressant, mais remarquai que le lit de Jason n’avait pas été défait. C’était curieux. Je savais qu’il se contentait de jeter les couvertures en vrac sur son lit quand il se levait, mais cette fois-ci, le lit n’avait même pas été touché.
Nous décidâmes de dîner vers sept heures. Nous réchauffâmes quelques pizzas et les engloutîmes. Nous étions devant la télévision quand Kévin et Jason rentrèrent vers neuf heures.
– Salut les gars, dit Kévin en fermant la porte.
Jason monta dans sa chambre sans dire un mot, son visage aussi sombre que le ciel dehors.
– Est-ce que vous avez mangé ?
– Oui, répondit vaguement Ray.
– Tant mieux. Vous avez cours demain. Au lit.
– Oh merde ! J’avais oublié.
– Ray, surveille ton langage. Jason vous emmènera demain matin.
– Comment est-ce que tu iras travailler ? Nous n’avons qu’une voiture.
–Nous n’avions qu’une voiture. Maintenant, nous en avons deux. Jason et moi sommes allés chez le concessionnaire cet après-midi. Nous avons acheté une Honda Accord d’occasion. Je l’utiliserai pour aller au travail.
– Ah d’accord, dit Ray, sans enthousiasme.
– J’ai toujours l’intention d’acheter ma propre voiture, Kévin.
– Nous en reparlerons, Pete, mais je ne te promets rien. Ce serait sans doute mieux de ne pas dépenser ton argent pour l’instant. En attendant, mettez-vous en mouvement et allez vous coucher.
Avec quelques grognements de protestation, nous prîmes le chemin de l’escalier.
Je m’aperçus que Pete ne nous suivait pas.
– Je te rejoins dans une minute, Bri.
En fermant la porte de la salle de bains, j’entendis Pete demander à Kévin :
– Qu’est-ce qui se passe ?
Le temps de finir ma toilette et de retourner dans la chambre, Pete montait l’escalier. Son visage était soucieux et son front plissé d’inquiétude. J’ouvris la bouche pour lui demander ce qui n’allait pas, mais il m’interrompit en secouant la tête. Il se rendit dans la salle de bains et ferma la porte derrière lui. Je commençais à m’inquiéter sérieusement.
Pete resta un long moment dans la salle de bains. J’étais déjà couché quand il regagna notre chambre. Je l’observai attentivement pendant qu’il se déshabillait. Son regard évitait le mien, et quand il s’aperçut que je le suivais des yeux, il détourna le regard. J’étais vraiment inquiet maintenant, et je sentais la peur m’envahir. Il éteignit la lumière et s’allongea sur le côté en me tournant le dos.
– Pete ?
Il ne répondit pas.
– Pete ? Est-ce que je t’ai fait quelque chose ?
Toujours aucune réponse. J’étendis une main hésitante et lui effleurai l’épaule. Il tremblait.
– Pete ?
Il se retourna, passa un bras autour de moi et pleura contre ma poitrine. Je ne pus rien faire de plus que le tenir contre moi pendant qu’il s’endormait en pleurant. Au moins parvint-il à dormir.
Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit quand l’alarme retentit. Pete avait dormi profondément une fois ses larmes taries, mais je n’y étais pas parvenu. Je m’étais torturé l’esprit pour deviner ce qui avait pu mettre Pete dans un état pareil. Je m’étais persuadé que c’était à cause de moi et j’avais passé la nuit entière à chercher ce que j’avais pu faire pour le contrarier, me mortifiant parce que j’étais incapable de trouver.
Pete roula dans le lit et coupa l’alarme, puis roula dans l’autre sens pour se lover dans mes bras. Nous restâmes immobiles jusqu’à ce que je ne puisse plus me retenir plus longtemps.
– Je suis désolé, Pete. Je ne sais pas ce que je t’ai fait, mais je suis désolé. Je ne voulais pas te blesser.
Il se recula suffisamment pour me regarder dans les yeux.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– J’ai passé une nuit blanche à me demander ce que j’avais pu faire pour t’offenser, mais je n’ai pas trouvé.
Il m’était difficile de soutenir son regard.
– Brian, tu n’as rien fait de mal, mon coeur. Tu ne m’as pas blessé.
Il me serra affectueusement contre lui pour accentuer son propos, puis se recula de nouveau pour regarder mon visage avec attention.
– Tu n’as vraiment pas dormi ?
– Non, chuchotai-je en secouant la tête.
– Tu t’es pris la tête toute la nuit à cause de ça ? Oh Bri, je suis désolé.
Il m’embrassa doucement.
– J’aurais dû te dire que ce n’était pas à cause de toi hier soir, mais je… J’avais la tête en vrac. J’espère avoir la force de ne pas craquer.
– Qu’est-ce qui s’est passé, mon coeur ? Qu’est-ce qui te travaille à ce point ?
Pete prit une profonde respiration et expira brusquement.
– Je ne peux pas t’en parler, Brian. J’ai promis que je ne le dirais pas, même à toi.
Je clignai des yeux.
– C’est si grave que ça ?
– Oui, répondit-il en soupirant de nouveau. Et je ne peux rien dire à Ray non plus. Il a assez de soucis comme ça.
Je commençais à deviner ce qui se tramait.
L’alarme retentit de nouveau. Pete avait simplement appuyé sur le bouton Snooze. Il roula sur le côté, éteignit l’alarme et s’assit dans le lit.
– Je crois qu’on ferait mieux de se préparer, non ? Difficile de croire que ta bagarre avec Brent remonte à deux semaines à peine, hein ?
– Oui, et l’incident avec le couteau est à peine plus ancien.
Je m’assis à côté de Pete.
– Est-ce que tu es sûr que c’est une bonne idée de retourner au lycée ?
– Ça ne me pose aucun problème, Brian. Et toi ?
– Je suis prêt. S’il ne s’était pas passé autant de choses au cours des deux dernières semaines, j’aurais pu profiter des vacances.
L’enterrement de ma grand-mère, la séparation de Kévin et Sharon… Trop de bouleversements.
– Je veux juste retrouver ma routine.
– Moi aussi, dit-il avec nostalgie. Bon, est-ce que tu veux prendre ta douche en premier ? Sinon j’y vais.
Le petit-déjeuner se déroula en silence. Kévin était déjà parti au bureau. Jason ne parlait que si on lui adressait la parole et répondait en monosyllabes. L’atmosphère pesante ne semblait pas perturber Ray, qui était égal à lui-même et semblait se réjouir de retourner au lycée.
Avant de sortir, Pete et Jason échangèrent quelques mots. Je n’entendis pas la conversation, mais Pete enlaça Jason à la fin.
Le lycée. Jusqu’à ce que je sorte de la voiture, j’allais très bien. Quand je gravis les marches, je commençai à ressentir de l’appréhension. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Quelques personnes me saluèrent comme s’il ne s’était rien passé. Ils ne s’étaient même pas rendu compte de mon absence.
La journée se déroula sans incident jusqu’au cours d’éducation physique. Je savais que l’entraîneur Knowells et Brent y seraient. Pete essaya de me rassurer sur le chemin du gymnase, mais il ne m’aida pas beaucoup.
Si j’étais nerveux, mon état frisa la panique quand M.Knowells nous appela, Brent et moi, dans son bureau. Brent portait son bras dans une écharpe, mais il n’avait pas d’autres blessures apparentes, ce qui me soulagea. Je n’avais vraiment pas voulu le blesser. Il évita mon regard en entrant dans le bureau.
L’entraîneur ferma la porte derrière nous.
– Très bien, vous deux. J’en ai assez vu comme ça. Si l’un de vous refait parler de lui, je vous vire tous les deux. Est-ce que c’est clair ?
Je ne répondis pas à cet enfoiré. Je me contentai de lui jeter un regard noir. Brent marmonna quelque chose, et M.Knowells le prit comme un acquiescement.
– Maintenant, serrez-vous la main et conduisez-vous comme des hommes, nom d’un chien, et pas comme des filles hystériques qui auraient leurs premières règles.
Je dus faire un effort pour ne pas répondre. Brent et moi nous levâmes comme un seul homme et quittâmes le bureau. Je fermai la porte un peu plus brusquement qu’il n’était strictement nécessaire.
Je pris le chemin de mon vestiaire, mais Brent m’arrêta.
– Kellam, je ne t’aime pas. Tu le sais. Tu es toujours un petit con arrogant qui ne connaît pas sa place. Mais je n’ai jamais voulu que quelqu’un te fasse du mal. A part moi, bien sûr, dit-il avec un sourire amer. Je ne t’aurais jamais menacé avec un couteau et je n’aime pas quand quelqu’un essaie de régler mes comptes à ma place. Ils sont cons d’avoir eu cette idée.
– Je ne t’ai jamais accusé de leur avoir donné l’idée, Brent. Mais c’est à Pete que tu devrais dire ça, pas à moi. C’est lui qu’on a menacé.
Brent semblait mal à l’aise.
– Et en ce qui me concerne, je ne t’aime pas non plus. Tu juges les gens par leur apparence. Je t’ai surpris parce que tu pensais, en me voyant, que je ne représentais aucun danger pour toi.
– Tu as raison, dit-il en acquiesçant lentement. Et tu sais que ce n’est pas facile pour moi de dire ça.
Je poursuivis comme s’il n’avait rien dit.
– Quand je t’ai plaqué au sol, tu as perdu la face devant tes amis et tu as décidé de te venger. Puis quand nous nous sommes battus, tu t’es blessé, et comme tu ne pouvais plus te venger tout seul, ils ont décidé de le faire à ta place.
Il m’écoutait attentivement et semblait réfléchir à ce que je disais.
– Et pourquoi est-ce qu’ils étaient amis avec toi ? Parce que tu les impressionnais avec tes airs de caïd. Mais si tu avais regardé de plus près, je doute que tu serais resté ami avec eux.
– Eh, attends une minute, bordel.
– Et tu te mets sur la défensive quand tu entends la vérité. Dis-moi que j’ai tort !
Les narines dilatées, il me défia du regard. Au bout d’un moment, il baissa les yeux.
– Comment est-ce que tu fais pour toujours avoir raison, putain ?
Je haussai les épaules.
– J’ai eu l’occasion d’étudier de près la façon dont fonctionnent les gens. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait avec tout ça ?
M. Knowells sortit de son bureau.
– Va prendre ta place, Kellam.
Je soutins le regard contrarié de Brent pendant encore quelques secondes avant de reprendre ma place dans la file.
Le reste du cours se déroula sans incident. Brent s’assit sur le côté et ne me quitta pas des yeux, mais j’avais du mal à deviner quelle était son humeur. Après la douche, nous attendîmes dans le vestiaire que la sonnerie annonce la pause du déjeuner. Brent vint se poster devant Pete et moi.
– J’ai pas mal réfléchi à ce que tu as dit. Ce qui m’énerve, c’est que tu as raison sur toute la ligne. Je n’y avais jamais vraiment pensé comme ça. Mais maintenant que j’y réfléchis…
Il secoua piteusement la tête. Pete et moi échangeâmes un regard.
– Je ne sais pas. Ce que je veux dire, c’est que je suis désolé du mal que je vous ai causé.
Il me tendit la main.
Je le dévisageai pendant quelques secondes, puis la serrai.
– Amis ? demandai-je.
– Non, pas amis. Mais pas ennemis non plus.
– Ça me va.
Brent piétina pendant un moment, jetant des regards aux alentours.
– Alors, est-ce que c’est vrai ?
– Qu’est-ce qui est vrai ? demanda Pete.
J’avais un mauvais pressentiment.
– Que vous deux, vous êtes… Vous savez…
– Non, je ne sais pas. Et toi, Brian ?
– Aucune idée.
– Vous voulez vraiment que je le dise ? Très bien. Est-ce que vous êtes ensemble ?
– Eh bien, nous habitons dans la même maison, avec mon père, dit Pete. Donc on peut dire qu’on est souvent ensemble.
– Non, ce n’est pas ce que je voulais dire.
– Alors qu’est-ce que tu voulais dire, Brent ? demandai-je d’une voix autoritaire.
Frustré, Brent fit demi-tour.
– Laissez tomber. Faites comme si je ne vous avais rien demandé.
Il se fondit dans la foule. Je laissai échapper ma respiration.
– Pfouh. On a eu chaud.
– Oui. Qu’est-ce que tu crois qu’il ferait s’il savait vraiment ?
– Ce qui m’inquiète davantage, c’est de savoir ce qui lui a donné l’idée de nous poser la question.
– Je ne pense pas que ce soit trop grave. Qu’est-ce que tu lui aurais répondu s’il avait insisté ?
– Je ne sais pas, répondis-je en me grattant la tête. Il faut qu’on se mette d’accord sur ce qu’on va dire si on nous pose la question de nouveau.
– Ce qui arrivera tôt ou tard.
– Peut-être.
La sonnerie retentit, annonçant la fin des cours.
– Viens, je meurs de faim.
Nous rejoignîmes Ray à table. Jason n’était pas dans les parages, mais nous commencions à avoir l’habitude.
– Eh, Ray, où est Jared ? demanda Pete.
– Je n’en ai rien à foutre.
Waouh.
– Ray, est-ce que ça va ?
– Ça va super bien, putain de merde. Maintenant ferme-la, j’essaie de bouffer cette merde qu’ils appellent de la nourriture.
Je fixai Ray du regard, abasourdi. Que s’était-il passé entre lui et Jared ? Ils étaient inséparables avant que tout ne bascule, mais maintenant Ray avait l’air vraiment en colère.
– Ray, que s’est-il passé ?
– Mêle-toi de ton cul !
Des têtes se tournèrent vers nous alors que Ray se levait avec son plateau et s’installait à une autre table.
Pete et moi échangeâmes un regard, puis nous tournâmes vers Ray avec stupéfaction. Je connaissais Ray depuis un moment, mais il ne nous avait jamais tourné le dos de cette façon.
Je jetai un coup d’œil circulaire pour trouver Jared. Je l’aperçus en train de quitter la cafétéria et courus à sa poursuite, à la surprise de Pete.
– Où est-ce que tu vas ?
– Jared.
Je n’attendis pas la réaction de Pete. Je rattrapai Jared dans la cour entre la cafétéria et l’administration.
– Jared, attends-moi !
Il fit volte-face.
– Pourquoi ? Pour que tu puisses remuer le couteau dans la plaie ? Me rendre encore plus malheureux ? Hein ? Ray m’a déjà dit ce que tu pensais de moi.
– Comment ?
– Oui.
– Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
– Ne fais pas l’idiot, Brian. Je ne suis pas stupide. Retourne voir ton petit copain adoré et bonne chance dans la vie. Salut.
Il se retourna et essaya de poursuivre son chemin, mais je l’arrêtai en le poussant contre un mur.
– Je n’ai aucune idée de ce que tu racontes, mais tu vas me le dire, d’une façon ou d’une autre.
– Qu’est-ce que tu vas faire, hein ? Dire à tout le monde que je suis gay ?
J’entendis quelques cris de surprise derrière moi.
– Ou peut-être que tu vas juste me casser la gueule. Vas-y. Je ne me défendrai pas.
Il me repoussa et se redressa, la tête haute, me défiant de le frapper.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as peur de frapper un pédé ?
– Jared, pourquoi est-ce que tu fais ça ?
– Comme si tu ne savais pas.
L’ironie transperçait dans sa voix.
– JE NE SAIS PAS ! JE N’EN AI AUCUNE IDEE, PUTAIN !
Le fait de lui crier dessus le déconcerta un instant. Tout le monde autour nous regardait à présent.
– Allez, viens. Allons discuter dans un endroit plus tranquille.
– Il faut que je retourne en cours. Toi aussi. Et ce n’est pas bon pour toi de traîner avec un pédé. C’est contagieux, tu sais.
Je le toisai du regard, me retenant de lui donner une gifle.
– Tu me connais depuis assez longtemps pour savoir que ça n’a aucune importance pour moi.
– C’est ça.
– Viens avec moi, Jared. S’il te plaît ?
Il me dévisagea en plissant les yeux pendant quelques longues secondes avant d’acquiescer d’un hochement de tête. Il me suivit dans la bibliothèque où nous nous installâmes dans une des salles d’étude.
– Assieds-toi, s’il te plaît.
Il prit la chaise la plus proche de la porte et s’assit au bord, prêt à s’enfuir. Je m’assis en face de lui.
– Jared, dis-moi ce que Ray t’a raconté.
– D’accord, je vais jouer à ton jeu. Faisons comme si tu avais vraiment oublié ce que tu as dit. Il m’a appelé l’autre soir en me disant qu’il avait besoin de me parler en tête à tête. On se voit ce matin et on vient ici. Alors il me dit qu’il n’a plus envie de me voir. Que je suis trop efféminé pour lui. Quand il en a discuté avec toi, tu lui as dit que je n’étais qu’une lopette, pas un vrai mec, juste une tarlouze. Pete l’a dit aussi ! Puis il m’a dit que vous alliez me casser la figure devant toute l’école pour prouver que vous n’étiez pas comme moi, et que Jason allait participer aussi.
– Et tu l’as cru ?
– Bien sûr que je l’ai cru ! Pourquoi est-ce que je ne le croirais pas ? Je savais que ça ne durerait pas. Je l’ai su dès que j’ai rencontré Pete. Il ne voulait pas de moi. Je n’étais pas assez viril pour lui. C’était toi qu’il voulait.
Des larmes coulaient sur ses joues.
– Et quand Ray et moi sommes sortis ensemble, j’ai pensé que je valais quelque chose. Je pensais que vous m’aviez accepté. Mais vous vous êtes retournés contre moi. J’aurais dû m’en douter depuis le début.
– Mon Dieu, Jared. Je comprends mieux. Commençons par Jason. Est-ce que tu crois vraiment qu’il laisserait quelqu’un te casser la gueule ? La seule fois où j’ai entendu dire qu’il s’était bagarré, c’était pour défendre quelqu’un, pas pour l’attaquer. Et regarde ce qu’il a fait quand Pete et Ray se sont battus dans le parking du cinéma. Il a risqué sa vie pour eux, juste parce que quelqu’un les avait traités de pédés. Est-ce qu’il serait devenu ami avec toi juste pour te laisser tomber à la première occasion ? Est-ce que tu crois qu’il serait capable de faire ça ?
Parlons de Pete, maintenant. Pourquoi est-ce que Pete, la personne la plus affectueuse et la plus compréhensive que je connaisse, voudrait te perdre comme ami ? Pourquoi est-ce que je le voudrais, moi aussi ? Nous sommes gays, comme toi ! Et l’idée de te casser la figure est ridicule. Même si nous le faisions, ça ne prouverait rien. Tout ce que nous gagnerions, c’est une suspension ou une exclusion, et nous perdrions un ami.
– C’est facile de dire ça maintenant. Ce n’est pas ce que tu as dit à Ray.
– Ray t’a menti.
– J’étais sûr que tu dirais ça. Pourquoi mentirait-il ? Qu’est-ce qu’il a à y gagner ?
– Est-ce que tu as une idée de ce qui s’est passé chez eux ?
– Non, pas vraiment. Mais même, qu’est-ce qui pousserait Ray à faire ça ?
– Kévin et Sharon se sont séparés.
Jared me regarda, bouche bée.
– Ray a peur d’être retiré de chez eux parce qu’ils ne sont plus ensemble. Si tu veux mon avis, il essaie de te repousser.
– Pourquoi est-ce qu’il ferait ça ?
L’hostilité de Jared s’était dissipée.
– De cette façon, il reprend le contrôle sur ce qu’il lui arrive. En coupant les amarres avant d’être placé ailleurs, il minimise la douleur. Je sais ce que c’est. J’ai fait la même chose par le passé.
– Pourquoi est-ce qu’il m’a raconté ces mensonges à propos de toi, Pete et Jason ?
– Il ne voulait pas t’avoir dans les parages pour lui rappeler ce à quoi il avait renoncé. En te faisant croire que nous te détestions, il mettait toutes les chances de son côté pour ne plus te revoir.
– Il a fait ça pour se protéger ?
– Ça me paraît logique, dis-je en hochant la tête.
La sonnerie d’avertissement retentit.
Jared soupira et posa sa tête sur la table.
– Je me sens tellement con !
– Ne t’inquiète pas, dis-je en lui tapotant l’épaule. Je peux comprendre ce que tu as ressenti. Pete et moi ne te laisserions jamais tomber comme ça. Jason non plus.
Il releva le regard vers moi.
– Pour quelle raison est-ce que Kévin et Sharon se sont séparés ?
– Ce… Ce n’est pas à moi de te le dire, Jared. Mais c’est un grand choc pour tout le monde. Personne n’est dans son assiette en ce moment.
– Alors qu’est-ce que je dois faire ? Si je retourne à la table, Ray s’enfuira.
– Laisse-moi le temps de mettre les choses au clair avec lui. Quelques jours, tout au plus. Pete, Jason, Kévin et moi allons lui remettre les idées en place.
– Ne soyez pas trop durs avec lui. Essayez de le comprendre, c’est tout, dit Jared avec un sourire timide.
Je souris à mon tour. La sonnerie annonçait le prochain cours.
– Alors on reste ici ou on arrive en retard ?
– Si ça ne te dérange pas de discuter avec un pédé, dit-il en souriant faiblement, j’aimerais autant rester ici. Ça fait une éternité que nous n’avons pas discuté ensemble.
Je retrouvai Pete avant le cours de bio. Il me demanda ce qui s’était passé avec Jared, mais je lui répondis que c’était trop long à expliquer et que je lui dirais après les cours. En réalité, je savais que Pete serait énervé que Ray ait menti à Jared.
Pete et moi retrouvâmes Ray sur le chemin du parking. Nous n’avions pas vu Jason de la journée. C’était comme s’il avait disparu de la surface de la terre. D’habitude, je le croisais au moins une ou deux fois dans les couloirs, mais pas ce jour-là.
Quinze minutes s’écoulèrent, et Jason n’était toujours pas en vue. Pete, Ray et moi attendîmes sur un banc près de l’entrée.
– Ça ne lui ressemble pas, dit Pete. Je me fais du souci pour lui.
– Ouais, c’est ça, comme si c’était le seul à avoir des problèmes, dit Ray avec amertume.
– Sans blague, dis-je. Et on peut savoir en quoi consistent tes problèmes, toi ?
– Je n’en ai pas, mais toi, tu vas en avoir si tu ne me lâches pas ! dit-il en se levant.
Je me levai à mon tour et lui tins tête.
– Ray, ne m’oblige pas à te botter les fesses.
– Vas-y, ne te gène pas.
Pete s’interposa.
– Asseyez-vous, tous les deux !
Je soutins le regard de Ray pendant plusieurs secondes avant de me rasseoir.
– Ha ha, que de la gueule. Allez, Kellam, cache-toi derrière ton petit copain.
Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Je me jetai sur Ray.
L’instant suivant, je me retrouvai par terre sur le parking, assis à côté de Ray.
– Vous êtes cons ou quoi ? Vous allez vous battre ici, sous les fenêtres de l’administration ?
Jason était sorti de nulle part et nous avait poussés à terre avant que je ne puisse donner un coup.
– Bordel, si vous devez vous battre, attendez au moins d’arriver à la maison pour ne pas être virés du lycée !
– Toi aussi, je t’emmerde, Jason.
Ray se releva et s’épousseta de la main.
Jason se retrouva nez-à-nez avec Ray et lui dit de la voix la plus menaçante que je lui connaissais :
– Ray, ne me cherche pas. Ni maintenant, ni jamais. Si tu commences, alors je te préviens. Je ne m’arrêterai pas tant que tu n’auras pas rendu ton dernier râle.
Il se tourna vers moi alors que je me relevais à mon tour.
– Et toi, laisse-le tranquille. Il en a assez dans son assiette.
– Il nous doit pas mal de réponses. J’ai discuté avec Jared aujourd’hui.
– Laisse tomber. Je n’ai pas envie de devoir expliquer pourquoi vous avez fini à l’hôpital tous les deux. Vous pourrez vous arracher les bras et les jambes quand Papa rentrera à la maison, pour ce que j’en ai à faire. Mais pas maintenant. Montez dans la voiture.
Le trajet se déroula en silence. Nous montâmes directement dans nos chambres en arrivant. Trois portes furent claquées simultanément.
– Brian, c’était quoi, ces histoires ?
– Ray a plaqué Jared.
– Ah.
– Il l’a aussi traité de lopette.
– Comment ?
Je lui racontai le reste de la conversation que j’avais eue avec Jared au déjeuner.
– Quel fils de pute !
– Maintenant tu sais pourquoi je voulais le tuer. Il a presque réussi à détruire Jared, Pete. Et quand il a commencé à me parler mal… Je crois que je l’aurais frappé si Jason n’était pas intervenu.
– Je sais. J’ai essayé de t’arrêter, mais tu étais trop rapide. Je crois que nous devrions en parler à Kévin. Nous ne pouvons pas régler ça entre nous. Ray et Jason ont tous les deux besoin d’aide. Tu as trop de colère en toi pour leur venir en aide.
– J’ai mes raisons.
– Je sais, Bri, mais ça ne change rien au problème.
Je soupirai profondément et m’effondrai sur le lit, atterrissant sur le ventre.
– Peut-être que je devrais aller habiter avec mon père. J’ai l’impression de toujours être au milieu, surtout maintenant avec les problèmes de Ray et de Jason.
– N’y pense même pas, Brian. J’ai besoin de toi ici. Et qu’ils le sachent ou non, Jason et Ray aussi.
– J’aimerais bien te croire. Tout ça est de ma faute, tu sais.
Pete ne répondant pas, je me retournai et lus de la consternation sur son visage.
– Comment est-ce que tout ça pourrait être de ta faute ?
– Si je n’avais pas demandé à Jason d’écrire cette putain d’histoire, rien ne serait arrivé. Je suis à l’origine de tout ce qui arrive.
– Merde alors, Brian ! Il n’y a que toi pour arriver à se reprocher des choses comme ça.
Pete était vraiment en colère. Il se passa la main dans les cheveux brusquement et s’agenouilla à côté du lit, ses yeux lançant des éclairs.
– Maintenant écoute-moi bien. Je ne me répéterai pas, Kellam. Tu n’y es pour rien, même pas dans tes rêves. Tu m’entends ? Tu n’as pas prémédité ce qui se passe. Tu n’avais aucun moyen de deviner ce qui allait arriver, donc ça ne peut pas être de ta faute. Tu fais chier.
Il s’allongea à côté de moi et me prit dans ses bras.
– Ce n’est pas de ta faute, Brian. Ce n’est pas à toi de prendre la responsabilité de ce qui s’est passé. N’essaye même pas.
Brian s’était calmé en allant courir pendant plus d’une heure. Il était trempé jusqu’aux os en rentrant, mais avait l’air plus détendu. Nous restâmes allongés sur le lit pendant un long moment à discuter. Brian me répéta pourquoi il se sentait coupable, et je fis de mon mieux pour lui expliquer qu’il n’y était pour rien. Je ne crois pas que je réussis à le convaincre.
Kévin rentra vers six heures et demie. Peu après, sa voix tonitruante s’éleva au-dessus de la musique que nous écoutions en faisant nos devoirs.
– Allez, tout le monde dans le bureau !
Il martela à notre porte, puis à celle de Ray, pour s’assurer que nous avions bien entendu.
Jason s’assit sur le canapé près de la fenêtre. Brian et moi prîmes place à côté de lui. Quand il entra, Kévin s’assit derrière le bureau. Ray fut obligé de prendre une des chaises en face de lui et prit un air renfrogné pour marquer son mécontentement.
– Brian, viens ici.
Kévin montra du doigt la chaise à côté de Ray. Brian se leva prudemment et s’assit au bord de la chaise.
– Maintenant, Brian, dis-moi pourquoi tu as essayé de t’en prendre à Ray cet après-midi.
– Il le méritait. Il a plaqué Jared et lui a menti. Il l’a traité de lopette et lui a dit que nous allions lui casser la figure parce qu’il était gay pour prouver que nous ne l’étions pas. Puis il m’a mal parlé et m’a accusé de me cacher derrière Pete. Je n’ai pas peur de lui !
– Ray, qu’est-ce que tu as à répondre ?
– Oui, j’ai cassé avec Jared. Et alors ?
– Est-ce que tu lui as menti ? Est-ce que tu lui as dit ce que Brian vient de nous dire ?
– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? fit Ray en haussant les épaules.
Le visage de Kévin s’empourpra.
– Tu sais à quel point c’était mal. Nous verrons ça plus tard. Pourquoi est-ce que tu t’es séparé de Jared ?
– Ça me regarde, dit-il en haussant les épaules de nouveau.
Brian ne put se retenir plus longtemps.
– C’est une chose de casser avec lui, mais tu l’as enfoncé plus bas que terre ! Espèce de…
– Brian ! rugit Kévin, nous faisant sursauter. Je ne t’ai pas sonné les cloches. Tu t’exprimeras quand ce sera ton tour. Ray, ça ne me suffit pas. J’ai besoin d’une raison valable. Pourquoi est-ce que tu t’es séparé de Jared, et pourquoi est-ce que tu as agi de la sorte ?
– Ça ne fait rien. En quoi est-ce que ça t’intéresse ?
– Ça m’intéresse parce que tu as humilié quelqu’un. Et si les rôles étaient inversés ? Si tu t’étais fait larguer ? Comment est-ce que tu te sentirais ?
Ray haussa les épaules.
– Comment est-ce que tu le prendrais, si quelqu’un mentait à ton sujet et ruinait les amitiés que tu peux avoir ?
– Alors tant mieux si je n’ai pas d’amis.
– Ray…
– Ecoute, je ne veux plus traîner avec Jared. Je n’ai pas envie de traîner avec un pédé.
J’en eus le souffle coupé.
– Ray, est-ce que tu as oublié que tu es gay ?
– Je ne veux plus le voir, poursuivit Ray, tête baissée. Et ça vaut pour vous aussi. Foutez-moi la paix, et ça ira très bien. Foutez-moi tous la paix.
Je ne sais pas comment Kévin réussit à garder son calme. Brian était livide et se mordait la lèvre pour ne pas crier sur Ray. Jason remuait à côté de moi.
– Tu te trompes. Ce n’est pas comme ça que ça marche.
– Ah bon ? Alors tant pis. Je n’en ai rien à foutre de ce que tu penses. Si c’est trop dur pour toi, alors appelle les services sociaux ! Dis-leur de venir me chercher ! Ça ne serait pas la première fois.
Silence.
– C’est ça que tu veux nous dire ? Que tu n’as plus envie d’être ici ?
Ray ne répondit pas. Kévin et lui échangèrent un long regard.
– Je vois. Si c’est ce que tu veux, dit Kévin en soupirant, alors je n’ai pas le choix. Je vais prendre rendez-vous pour qu’ils viennent te chercher.
– C’est tout ?
– Oui, c’est tout. Je ne vais pas te garder ici contre ton gré, Ray. Tu as dix-sept ans. Tu es assez grand pour décider tout seul.
Ray était abasourdi. Kévin sortit son carnet d’adresses et chercha le numéro.
– Mais… Mais je pensais que vous m’aimiez !
– Je t’aime, c’est vrai, Ray. Nous t’aimons tous. Ça me fait mal au cœur de te voir partir, soupira Kévin, mais si tu es décidé, alors n’en parlons plus.
Ray tituba en arrière, s’effondrant sur sa chaise. Kévin souleva le combiné.
– C’est bien ce que tu veux, n’est-ce pas ?
Il commença à composer le numéro. Ray pâlissait à vue d’œil.
– Allo, c’est Kévin Patterson, oui, la famille d’accueil de Raymond Branton. C’est assez urgent. Oui, je reste en ligne.
Je n’arrivais pas à croire ce qui était en train de se passer. Kévin ne faisait pas semblant. Ray n’arrivait pas à y croire non plus. Kévin ne quittait pas Ray des yeux pendant qu’il attendait. Le silence était total.
– Bonjour Madame Cox. Désolé de vous déranger si tard. Oui, ça fait plaisir de vous avoir au téléphone. J’aurais préféré que ce soit dans d’autres circonstances. Ray nous affirme qu’il souhaite passer à autre chose. Je crois qu’il n’a plus envie d’être chez nous. Quand est-ce que vous pouvez passer à la maison ? Demain matin ? Très bien, je vous attends à neuf heures. Bonne soirée.
Kévin raccrocha et poussa un soupir.
– Très bien, Ray. Elle sera là demain. Tu peux encore changer d’avis jusqu’au dernier moment. Est-ce que tu veux de l’aide pour faire ta valise ?
Ray était blanc comme un linge. Il tremblait en se levant. Il sortit du bureau, fermant doucement la porte derrière lui.
Jason fut le premier à parler.
– Tu ne peux pas être sérieux ! Tu vas le laisser partir ?
– Si c’est ce qu’il veut.
– Pourquoi ? Et pour l’adoption ?
– Si Ray ne veut pas rester ici, il ne sera pas heureux. Et Dieu sait qu’il mérite d’être heureux. Nous verrons bien demain matin. Mais vous devrez lui dire au-revoir ce soir. Vous irez au lycée demain matin comme d’habitude.
– Tu ne vas même pas te battre pour le retenir ? demandai-je.
– Je me bats pour lui depuis des années, Pete, répondit Kévin. Je continuerai à me battre pour qu’il soit libéré de ses parents biologiques. L’adoption avance aussi. Quand elle… Si elle est prononcée, nous lui laisserons le choix. S’il veut revenir, il sera le bienvenu.
– Papa, s’il te plaît ! Il n’y a rien que je puisse faire ? Que je puisse lui dire pour qu’il change d’avis ?
– Ecoutez, vous tous. Je vous défends de le culpabiliser ou de le forcer de quelque façon que ce soit. La décision lui appartient, à lui seul. Est-ce que c’est clair ?
Nous acquiesçâmes à contrecœur.
– Je sais que c’est dur, les garçons. C’est dur pour moi aussi. Est-ce que vous pensez vraiment que j’ai envie qu’il parte, surtout maintenant que l’adoption se rapproche ? J’adore ce gamin.
– Papa ? Quand est-ce que l’adoption pourrait aboutir ?
– La semaine prochaine, si tout se passe bien.
– Non ! s’exclama Jason.
Kévin hocha la tête.
– Je voulais réserver la surprise à Ray. Maintenant… Ce serait injuste de lui dire. Sa décision pourrait être influencée.
– Tu dois lui dire ! cria Jason, hors de lui.
– Non, mon fils, je ne le ferai pas, et toi non plus. Ray a le droit de faire son choix. A quoi bon l’adopter s’il n’a plus envie d’être ici ?
– Peu importe ! Quelles sont les chances qu’une autre famille accepte de l’adopter ? Il a presque seize ans. Il est gay. C’est un écorché vif. Personne ne l’adoptera !
– Je sais, Jason. Crois-moi, je sais. J’ai pensé à tout ça quand je lui parlais.
– Si tu lui dis, il changera peut-être d’avis ! Je ne veux pas perdre un autre frère !
Les cris de Jason me fendaient le cœur.
– Je suis désolé, Jason. Ce n’est plus entre mes mains.
Jason s’effondra dans mes bras. Je me tournai pour le serrer contre moi plus confortablement. Kévin s’approcha et le hissa dans ses bras. Ils sortirent du bureau ensemble.
Brian était prostré sur sa chaise, les bras croisés, le regard dans le vide. Je voyais briller ses larmes, comme devaient briller les miennes. Il secouait la tête, marmonnant à voix basse, et se balançait doucement d’avant en arrière. Je me levai et m’approchai de lui, mais il ne réagit pas.
– Brian ?
Il regardait droit devant lui, continuant à se balancer doucement.
– Tout ceci est de ma faute. Ta famille tout entière est en train de se disloquer à cause de ce que j’ai fait. Je détruis tout ce que j’aime.
– Brian, ce n’est pas…
– Si, c’est de ma faute. Si je n’avais pas… C’est de ma faute.
Je m’agenouillai devant lui et lui pressai l’épaule.
– Brian, c’est faux.
Son regard pénétrant me transperça.
– Dis-moi que ce serait arrivé si je n’étais pas venu ici !
Je ne pouvais faire autrement que baisser la tête, incapable de le contredire.
– Ça ne fait rien, Brian.
– Comment est-ce que tu peux dire ça ? Regarde autour de toi ! Tu ne vois pas ce qui se passe ? Tout a commencé quand je suis arrivé ! J’ai demandé à Jason d’écrire ce putain de papier sur lui ! Sans ça, vous seriez encore une famille unie et heureuse ! J’ai – fait – ça. Je suis responsable !
Je ne trouvais rien à répondre.
Brian resta assis encore un moment, puis se leva brusquement.
– Je suis désolé, Pete. Je dois partir. Je ne peux plus vous faire ça.
Il retira l’anneau que je luis avais donné.
– Je t’aime. Plus que tout au monde. Mais tu mérites mieux que ce que je peux te donner.
Il prit ma main et y déposa l’anneau, repliant mes doigts autour.
– Brian, ne fais pas ça ! J’ai besoin de toi !
– Non, Pete, dit-il en me caressant la joue. Tu as besoin d’être en sécurité, et ce n’est pas possible tant que je suis là.
Il me serra une dernière fois dans ses bras, le corps secoué de sanglots.
– Je t’aime.
Quand il me relâcha, il sortit du bureau et descendit l’escalier. J’étais comme enraciné sur place, à contempler l’anneau de Brian dans ma main. J’entendis claquer la porte d’entrée. Il était parti.
Je ne sais vraiment comment je parvins jusqu’à la ferme. Je n’y voyais plus très bien, entre l’orage, l’obscurité et mes larmes. La pluie tombait si dru que certaines rues étaient inondées. Je n’avais pas fait un kilomètre que j’étais déjà trempé. Je m’en fichais. Plus rien ne me retenait à la vie.
Je marchais dans un état de torpeur, ignorant le froid, me demandant comment j’allais faire pour vivre sans Pete. Je savais bien que j’en étais capable – je l’avais déjà fait, mais je savais ce à quoi je renonçais en le quittant. J’avais un immense trou dans le cœur et je ne savais pas s’il serait de nouveau comblé un jour.
Quand j’arrivai à la ferme, la lumière du porche était allumée. Je voyais la voiture des Patterson dans l’allée. Des silhouettes se découpaient derrière les vitres de la porte d’entrée. Je reconnus Pete. Je ne voulais pas lui parler. Je ne voulais parler à personne. Je me dirigeai vers la grange et montai dans le grenier à foin. Je me roulai en boule et m’endormis en pleurant dans la nuit noire et glaciale.
Quand je me réveillai, j’étais gelé. Je ne me sentais pas très bien. Je chancelai en me levant pour descendre l’échelle. Je parvins miraculeusement à rejoindre le sol sans tomber. M’appuyant contre le mur, j’atteignis la porte de la grange. La voiture était toujours dans l’allée. Je ne voulais pas entrer dans la maison, mais je savais que je n’aurais pas la force de remonter dans le grenier. Je n’avais pas le choix. Je savais que j’étais malade et que j’avais besoin d’aide.
Je titubai péniblement à travers la cour, fouetté par le vent et la pluie, jusqu’à la porte de la cuisine. Les marches représentaient un obstacle insurmontable. Je tentai de les escalader, mais trébuchai et tombai tête la première. N’ayant pas la force de me relever, je me résolus à monter les marches en rampant, l’une après l’autre. Ce court effort m’épuisa. Je réussis à atteindre le seuil de la porte, mais n’eus pas l’énergie de frapper. Je décidai de faire une pause pour me reposer. J’étais si fatigué.
– Oh mon Dieu. Il est là ! Brian, mon coeur, qu’est-ce que tu as fait ? Vite ! J’ai besoin d’aide !
Sa peau était froide. Trop froide. Il était pâle et moite. J’avais l’impression de toucher de la glace. J’essayai de le soulever pour le tirer dans la maison, mais il était comme un poids mort. Ben et Jason arrivèrent avec fracas.
– Pete, laisse-nous le porter. Va faire couler un bain. Aussi chaud que tu pourras. Prends des couvertures et étale-les sur le sol de la salle de bains.
Je les laissai à contrecœur et exécutai les ordres. Ben et Jason avaient enlevé ses vêtements trempés. Ils emmenèrent Brian dans la salle de bains et le déposèrent sur les couvertures.
– Doucement, Jason. Va chercher un thermomètre, Pete.
Je courus à l’étage et trouvai un thermomètre dans la salle de bains du haut. Quand je redescendis, la porte était close. J’essayai de l’ouvrir, mais on me la claqua au nez.
– N’ouvre pas la porte, fiston. Nous avons besoin de la chaleur. Glisse le thermomètre sous la porte.
Je m’exécutai.
– Jason, mets ses pieds sur tes genoux. Voilà. Pete, appelle une ambulance. Dis-leur que Brian souffre d’hypothermie aiguë. Ne raccroche pas tant que l’opérateur ne te le dit pas. Vite !
Je courus dans la cuisine et appelai les secours. L’opérateur nota les informations et dit qu’une ambulance était en route. Je raccrochai et me précipitai vers la salle de bains.
– L’ambulance arrive !
– Bien ! Maintenant mets ton blouson et descends l’allée jusqu’à la route. Fais en sorte que l’ambulance nous trouve au plus vite.
Rétrospectivement, je comprends la stratégie de Ben. Il m’avait donné des choses à faire pour que je ne cède pas à la panique. Je ne pense pas que je serais devenu hystérique, mais c’était sans doute mieux de ne pas avoir eu à le découvrir.
L’arrivée des infirmiers fut un soulagement. Ils trouvèrent sans problème et remontèrent l’allée en trombe, me laissant courir derrière l’ambulance.
Quand je les rattrapai, ils étaient en train d’entrer dans la maison.
– Où est-il ?
– Dans la salle de bains, avec son père et mon frère.
Je leur montrai le chemin.
– Est-ce que vous allez bien ?
– Oui, ça va.
L’infirmier hocha la tête et suivit son coéquipier jusqu’à la salle de bains. Ils frappèrent à la porte.
– C’est le SAMU.
La porte s’ouvrit un instant plus tard, laissant échapper un nuage de vapeur dans le couloir. Je me rapprochai pour entendre la conversation.
– Merci d’être arrivés aussi vite. J’ai une formation de premiers secours.
Je ne savais pas que le père de Brian avait suivi une formation médicale.
– Le patient est de sexe masculin. Quinze ans. Il souffre d’hypothermie aiguë. Température rectale : 32,2 degrés. Pas d’autres blessures apparentes. Le pouls est à 50, faible mais régulier. Pas de gène respiratoire. C’est un sportif, en bonne condition physique. Le traitement pour l’instant a été le bain de vapeur.
– D’accord. C’était une bonne idée de penser à la douche. Nous prenons le relais. Est-ce que vous pourriez aller chercher le brancard et les couvertures ?
– Bien sûr. Je reviens dans une minute. Pete, donne-moi un coup de main, s’il te plaît.
Nous nous dirigeâmes vers l’ambulance et portâmes le brancard au-dessus des marches jusque dans le couloir. Jason se tenait en observation au pied de l’escalier. Ben m’écarta du brancard et prépara les couvertures. Quand il eut terminé, il passa son bras au-dessus de mes épaules.
– Est-ce qu’il va s’en sortir ? me sentis-je obligé de demander.
Ben me serra contre lui pendant que les infirmiers chargeaient le corps inerte de Brian sur le brancard.
– Je ne sais pas, Pete. Il est encore trop tôt pour le dire.
Les infirmiers enveloppèrent Brian dans les couvertures que Ben avait étalées, puis l’attachèrent sur le brancard.
– Nous allons au centre hospitalier OSHU.
– Nous vous suivons.
J’étendis la main pour toucher les lèvres de Brian au passage. Elles étaient encore bleuies par le froid. Jason se tenait à côté de nous et regardait Brian être emmené.
– J’espère qu’il s’en sortira, dit-il. Je ne supporterais pas de perdre un autre frère comme ça.
Ben passa son autre bras autour de lui. Nous regardâmes les infirmiers charger Brian dans l’ambulance et démarrer en trombe, toutes sirènes hurlantes.
Nous arrivâmes à l’hôpital vers dix heures et demie. J’avais trouvé Brian vers neuf heures. Jason avait appelé Kévin avant de partir et lui avait laissé un message pour lui dire ce qui s’était passé et où nous allions. Je fus surpris de voir qu'il nous attendait déjà dans la salle d’attente de l’hôpital.
Ben lui serra la main avec gravité. Jason s’engouffra dans les bras de Kévin et se mit à pleurer contre son épaule. Je l’entendis dire :
– Pas encore une fois. Pas comme ça.
Kévin lui caressa la nuque et chuchota dans son oreille. Ben se rapprocha de moi et posa les mains sur mes épaules. Pour lui, c’était ce qui se rapprochait le plus d’une étreinte. Nous nous installâmes dans la salle d’attente en espérant avoir des nouvelles rapides des médecins qui s’occupaient de Brian.
Vers midi, un médecin s’approcha.
– M. Kellam ?
– Oui ?
– Bonjour, je suis le Docteur Markham. Je soigne votre fils.
– Comment va-t-il ?
– Il est stabilisé. Nous faisons progressivement croître sa température en surveillant ses organes vitaux. Il a fait un arrêt cardiaque en arrivant.
Je chancelai et fus rattrapé par Ben.
– Nous l’avons réanimé facilement. Une seule décharge de défibrillateur a suffi. Il n’y a plus de signe d’arythmie à présent. Il répond bien au traitement, mais il n’est pas encore complètement tiré d’affaire. Nous en saurons davantage quand il retrouvera une température corporelle normale.
– Quelle était sa température interne quand il est arrivé ?
Le médecin jeta un regard lourd de sens à Ben.
– 28,5 degrés.
– Mon Dieu, murmurai-je, les joues couvertes de larmes. Quand est-ce que je pourrai le voir ?
Le Docteur Markham me regarda, puis après un hochement de tête de Ben, dit :
– Nous travaillons encore avec lui pour le moment. Je ne peux pas vous donner un délai maintenant. Ça dépendra de la vitesse de son rétablissement.
Je dus faire un effort pour ne pas m’effondrer complètement.
– Merci Docteur, dit Ben.
Le Docteur Markham hocha la tête et retourna soigner mon Brian.
Un autre homme nous interpela :
– M. Kellam ?
– Oui ?
– Je m’appelle Bob Bryce. Je travaille aux affaires familiales. Dans un cas comme celui-ci, nous sommes tenus de mener un entretien pour déterminer la raison pour laquelle votre fils a dû être hospitalisé.
– Je comprends.
– Si vous voulez bien me suivre.
Il nous conduisit à travers les entrailles de l’hôpital jusqu'à un petit bureau. Il y avait deux chaises. Jason et moi restâmes debout derrière Kévin et Ben.
– Si je comprends bien, Brian – c’est ça ? – souffre d’hypothermie. Comment se fait-il qu’il était dehors par une nuit aussi froide ?
– Il a fugué de chez moi hier soir pour rejoindre la maison de Ben. C’est à neuf kilomètres environ.
– A quelle heure a-t-il quitté votre maison ?
– Vers dix-neuf heures.
– Je vois. Quand est-ce que vous l’avez localisé ?
– Ce matin vers neuf heures environ, dit Ben. Nous l’avons trouvé étendu sur le porche derrière la maison. Il était trempé jusqu’aux os, et avec le vent…
– Est-ce que Brian fugue souvent ?
– Non.
– Alors pourquoi a-t-il fugué cette fois-ci ?
– Il habite chez nous depuis deux mois, répondit Kévin. Au cours de la dernière semaine, les choses à la maison se sont… tendues. Il était bouleversé.
– Bouleversé au point de fuguer ?
– Apparemment.
– Qu’est-ce qui le travaillait autant ?
– Ma femme et moi sommes en train de divorcer.
Je regardai Kévin avec stupéfaction. Une larme solitaire parcourut la joue de Jason.
– Et ça l’a affecté directement ?
– Il habite chez moi. Bien sûr que ça l’a affecté.
– Vous avez raison. Je suis désolé.
– Les garçons, dit Kévin, pourquoi est-ce que vous n’iriez pas à la cafétéria vous chercher quelque chose à manger ? Vous n’avez pas pris de petit-déjeuner, et nous n’allons pas vous retenir ici.
Je lui jetai un regard dubitatif.
– Allez-y, filez.
Jason et moi partîmes à contrecœur.
En retraçant notre chemin à la recherche de la cafétéria, Jason dit :
– Tout est de ma faute. Il ne serait pas ici si je n’avais rien fait.
– C’est ce que disait Brian.
– Que c’était de ma faute ?
– Non, que c’était de la sienne.
Nous continuâmes à marcher en silence.
– Ce n’est pas de sa faute.
– Est-ce que tu veux entendre ses arguments ?
– Non. Ça n’a pas d’importance. Ce n’est pas de sa faute.
– Et ce n’est pas de la tienne non plus s’il est là, Jason.
– Ah bon. Alors c’est de la faute à qui ?
– A personne. C’est la vie. Elle est injuste, parfois.
– Un peu trop, à mon goût.
Il me regarda jusqu’à ce que je croise son regard.
– Je ne sais pas si je tiendrai beaucoup plus longtemps, Pete.
– Je sais, Jason.
Je fouillai dans ma poche pour trouver l’anneau de Brian, que j’avais gardé sur moi depuis la veille au soir. En le faisant tournant dans ma main, j'ajoutai :
– Je comprends exactement ce que tu veux dire.
Papa et Ben nous retrouvèrent à la cafétéria. Nous discutions calmement de ce qui s’était passé au cours des dernières semaines, nous persuadant mutuellement qu’il aurait été impossible de deviner le cours des événements.
Jason insistait sur le fait qu’il était à blâmer pour ce qui était arrivé.
– Je n’étais pas obligé de leur donner ma confession. J’aurais pu refuser de l’écrire. Si j’avais refusé, rien de ceci ne serait arrivé.
– Brian dit que c’est de sa faute parce que c’est lui qui t’a demandé de l’écrire. S’il ne te l’avait pas demandé, rien de ceci ne serait arrivé.
J’attrapai sa main.
– Jason, c’est facile de trouver des coupables, si c’est ce que tu veux. Mais pour l’instant, nous avons besoin que tu gardes la tête hors de l’eau, si ce n’est pour toi, alors fais-le au moins pour Papa, pour moi et pour… Brian.
– Il s’en sortira, Pete. Je le sais. Son père savait ce qu’il faisait.
– Pourquoi fallait-il qu’il fugue comme ça ? Est-ce qu’il s’imagine qu’il est méprisable à ce point ?
Jason laissa ma question en suspens alors que Ben et Papa s’installaient.
– Mon Dieu, s’écria Jason. J’ai complètement oublié Ray !
– Il est parti avec Mme Cox ce matin, soupira Kévin, juste avant que tu appelles.
– Il est parti ? Il ne reviendra pas ?
Kévin secoua la tête.
– Sauf s’il accepte l’adoption quand elle sera prononcée.
– Est-ce qu’il a dit quelque chose ?
– Pas un mot. Il est parti en silence.
– Je vais aller chercher quelque chose à manger, Kévin, dit Ben en se levant. Est-ce que tu veux que je te ramène quelque chose ?
– Quelque chose de léger, s’il te plaît. Un bagel, par exemple.
– Et vous, les garçons ?
– Je n’ai pas faim, répondis-je.
– Moi non plus, dit Jason.
– Ils prendront des bagels aussi. Et du jus d’orange, dit Kévin.
– D’accord. Je vais avoir besoin d’un coup de main.
Je me portai volontaire. Ben commanda pendant que je prenais trois bagels dans le présentoir. Alors que je les tranchais en deux, il vint se placer derrière moi.
– Est-ce que tu tiens le coup, fiston ?
– Ça va, pour le moment. J’essaie de ne pas trop y penser.
– Il va s’en sortir, Pete. Le moment critique est passé maintenant, et il est pris en charge par les médecins.
– Mais son cœur s’est arrêté !
– Ce n’est pas rare dans les cas d’hypothermie aiguë. Il est jeune et vigoureux. Il s’en remettra.
– J’espère que tu as raison.
Je mis les bagels dans le grille-pain. Il me posa une main sur l’épaule et la serra affectueusement.
– Il faudra sans doute un peu de temps avant qu’il ne recouvre toute sa force, mais tu retrouveras très vite le garçon que tu aimes.
– C’est le garçon que j’ai toujours aimé, dis-je en me retournant.
– Je sais, Pete, soupira Ben. Brian et moi avons beaucoup parlé du passé, de ce que nous avons fait pour vous séparer. J’ai honte de ce que j’ai fait, Pete. Je crois que je ne t’ai jamais présenté mes excuses. C’est peut-être le bon moment.
Pour ce que ça vaut, je te demande pardon. Tu ne sais pas à quel point je m’en veux. J’ai la nausée quand je pense à tout le bonheur dont nous l’avons privé. C’est pire maintenant que je vois à quel point vous êtes heureux ensemble. Si nous avions trouvé un moyen de ne pas vous séparer, peut-être que nous n’en serions pas là aujourd’hui.
– Les choses pourraient être pires, Ben. Nous sommes ensemble à présent. Enfin, j’espère.
– Qu’est-ce que tu veux dire par là ? demanda Ben en fronçant les sourcils.
– Il m’a rendu ça hier soir, dis-je en sortant l’anneau de Brian de ma poche.
Ben regarda l’anneau pendant une seconde.
– Est-ce qu’il t’a dit pourquoi ?
– Il a dit qu’il voulait que je sois en sécurité, et que ce n’était pas possible tant qu’il était là.
– Je ne comprends pas.
– Il s’accuse de tout ce qui s’est passé ici, du divorce de Kévin et Sharon au départ de Ray.
– Pourquoi ?
Le grille-pain éjecta les bagels.
– Est-ce que tu peux m’aider à tartiner le fromage ?
Ben prit un couteau et étala le fromage sur les bagels brûlants.
– Brian a demandé à Jason d’écrire son histoire.
– D’accord…
– Jason a écrit sur le suicide de Jeff. Tu étais au courant ?
– Oui. Il s’est suicidé parce qu’il était gay ?
– Exact. Et seul Jason le savait.
– D’accord. Je te suis. Kévin m’a raconté le reste.
Ben marqua une pause.
– Et Brian s’accuse d’avoir demandé à Jason d’écrire sur sa vie ?
J’acquiesçai.
– Sans ça, la famille serait toujours unie, et Ray serait encore avec nous. Jason s’accuse lui-même d’avoir donné sa confession à Kévin et Sharon. Il aurait pu la garder ou la jeter, mais il leur a donné.
– Je crois que je commence à reconstituer le puzzle.
La commande de Ben était prête. Nous ramenâmes les plateaux à la table où Kévin et Jason étaient en pleine conversation. Leur expression était solennelle. Ils se turent quand nous nous assîmes.
– Zut. J’ai oublié les jus d’orange. Je reviens.
Alors que Ben s’éloignait, Papa me demanda :
– Et toi aussi, tu t’accuses de quelque chose ?
– Peut-être. Je n’arrête pas de me dire que j’aurais pu faire quelque chose pour éviter tout ça.
– Ecoutez-moi, dit Kévin en prenant nos mains dans les siennes. Personne n’est à blâmer pour ce qui s’est passé. Personne. Brian n’avait aucune idée de ce que tu allais écrire, Jason. Et tu n’avais aucune raison de croire que ta mère…
– Ce n’est plus ma mère.
– … réagirait comme elle l’a fait. Aucun de nous n’imaginait que Ray ferait ce qu’il a fait. Si vous devez vous accuser de quelque chose, alors nous sommes tous à blâmer, pas seulement toi, Jason, ou Pete, ou Brian, ou moi. Nous sommes une famille malgré tout ce qui est arrivé. Nous le serons toujours.
Jason fit une moue ironique.
– Apparemment le mot famille ne veut pas dire grand-chose pour certaines personnes.
– Est-ce que tu m’aimes ?
– C’est quoi, ça, comme question ?
– Est-ce – que –tu – m’aimes ?
– Bien sûr que je t’aime. Tu ne me crois pas ?
– Je te crois, mon fils. Tu me le dis de tellement de façons différentes. Est-ce que tu crois que je t’aime ?
– Oui. Je le sais.
Ben revint à la table et distribua les jus d’orange.
– Alors c’est tout ce qui compte. Nous sommes une famille. Toi et moi, Pete, Brian, Ray… Nous formons tous une grande famille.
– Et elle ?
– Je ne sais pas, soupira Kévin. Elle a demandé le divorce. Les seules fois où je lui ai parlé ont été… éprouvantes.
– Je ne comprends toujours pas comment elle a pu te faire ça, dis-je. Ni à Jason.
– Je l’ai dit à Jason samedi dernier, dit Kévin. Je peux aussi bien te le dire aussi.
– Jeff était le préféré de Sharon. Il l’a toujours été. Nous nous disputions souvent à ce sujet avant sa mort. Après, elle ne s’est jamais vraiment remise. Le temps s’est figé pour elle. Seule comptait sa recherche d’un coupable.
– Mais elle travaillait avec nous, avec des ados gays.
– Je l’avais convaincue que c’était notre devoir afin d’éviter d’autres tragédies comme celle de Jeff. Elle a joué le jeu, mais son cœur n’y était pas vraiment.
– Elle donnait bien le change.
– Crois-moi. Nous avions des disputes à ce sujet. J’avais l’impression que nous nous disputions tous les soirs au sujet de quelque chose en rapport avec la mort de Jeff.
Quand Jason a laissé son histoire sur le bureau, continua Kévin, nous nous demandions tous deux ce qui pouvait l’affecter à ce point. Il a toujours été un enfant heureux, dit Kévin en souriant à Jason, sauf après la mort de Jeff. Je me souviens qu’il errait à travers la maison, même plusieurs mois après le drame. Sharon le faisait aussi. C’était douloureux. J’avais perdu un fils, et j’avais deux morts-vivants à la maison.
Jason a finalement réussi à avancer. Il a trouvé la force de poursuivre son chemin. Sharon, en revanche, avait encore besoin d’être stimulée longtemps après l’enterrement. Elle s’est décidée à avancer au moment où Ray est entré dans nos vies. Sharon a essayé de remplacer Jeff par Ray, je crois, mais la personnalité de Ray est si différente de celle de Jeff que ce n’était même pas drôle.
Nous avons lu la confession de Jason, mais nous nous sommes arrêtés à la moitié. Quand Sharon a lu que Jason était au courant de l’orientation de Jeff, elle s’est mise à pleurer, puis à crier. Elle était convaincue que Jason était responsable de la mort de Jeff. Il n’y avait aucun moyen de la raisonner.
Jason essuya quelques larmes avec le coin de sa serviette.
– Evidemment, il n’est pas responsable. J’ai tout essayé pour la convaincre qu’il n’aurait jamais pu deviner le geste de Jeff, mais elle n’écoutait pas. Tu connais la suite.
Personne ne trouva rien à dire après les explications de Kévin.
Les heures s’égrenèrent. Papa repartit au bureau vers quatorze heures. Jason l’accompagna. Ben et moi retournâmes dans la salle d’attente. Une des infirmières nous appela à la banque d’accueil.
– Votre fils a été transféré à l’unité de soins intensifs. Le Docteur Markham a laissé des instructions pour que vous puissiez le voir.
Elle nous indiqua le chemin jusqu’à l’unité de soins intensifs, et nous la remerciâmes.
Quand nous arrivâmes dans le service, je fus frappé par la désolation de l’endroit : des murs blancs, des machines partout et une armée d’infirmières. A travers la vitre, j’aperçus Brian dans un lit, recouvert de couvertures. Il avait l’air de dormir. Il y avait une perfusion à côté de lui avec des tubes qui disparaissaient sous les couvertures. Le moniteur cardiaque affichait un rythme régulier. Il était intubé et branché à un respirateur.
Une infirmière vint à notre rencontre.
– Vous venez voir Brian Kellam ?
– Oui, je suis son père. Voici son petit ami.
L’infirmière ne sourcilla même pas.
– Vous pouvez aller le voir pendant quelques minutes, mais il n’a pas encore repris conscience.
– Quelle est sa température ?
– 35 degrés et elle augmente.
– Pronostic ?
– Il faudra demander au médecin. Vous pouvez entrer maintenant.
Je suivis Ben jusqu’au chevet de Brian. Il était si pâle. Ben étendit la main et lui caressa la joue en le regardant. Quelques instants plus tard, il me laissa me rapprocher et jeta un coup d’œil à la courbe de température de Brian.
Je cherchai la main de Brian sous la couverture. Je fus frappé par sa froideur, en contraste avec la chaleur de la perfusion. Je pressai doucement sa main.
– Je suis là, Brian. Tu es en sécurité. Je t’aime.
La tête contre sa poitrine, je fis une courte prière pour son rétablissement. Puis je sentis Brian me presser la main. Je relevai la tête instantanément et vis ses yeux s’entrouvrir. Je serrai sa main plus fermement et lui caressai le bras. Une larme coula sur sa joue.
– Ça va, Brian, je comprends.
Je sortis l’anneau et le glissai à son annulaire gauche.
– Tu pourras l’enlever plus tard, si tu veux, mais je veux que tu l’aies avec toi.
Il me pressa la main de nouveau.
– Je t’aime, Brian. Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement.
– Il est réveillé ? demanda Ben.
– Il a entrouvert les yeux quand je lui ai pris la main.
Il sourit.
– C’est bon de t’avoir de nouveau avec nous, fils. Repose-toi et reprends des forces, d’accord ?
Brian hocha faiblement la tête.
– Pete, nous devons y aller. Il a besoin de repos.
– D’accord. Laisse-moi juste une minute.
Il s’éloigna, me laissant seul avec Brian.
– Je dois y aller, mon coeur, mais il y a quelque chose que je dois te dire avant de partir. Tu n’as pas le droit de décider si nous restons ensemble ou pas. C’est une décision qui se prend à deux, d’accord ?
Une autre de mes larmes s’écrasa au sol.
– Il n’y a rien que tu puisses faire qui m’empêchera de t’aimer, Brian. Rien. Je serai toujours là pour toi.
Il me pressa la main de nouveau, puis relâcha la pression progressivement en se rendormant.
Les médecins m’affirmèrent que je m’étais vite remis de ce qui m’était arrivé, ou plutôt, de ce que je m’étais infligé. Après les soins intensifs, ils m’avaient installé dans une chambre avec un autre garçon de mon âge qui avait été victime d’un accident de voiture. Je ne lui parlais pas beaucoup. Il était antipathique et s’énervait facilement. De toute façon, je n’avais rien à lui dire.
Ils débranchèrent tous les tuyaux à part le moniteur cardiaque et la perfusion quand ils me changèrent d’endroit. Ah si, j’avais encore une sonde urinaire. Un vrai bonheur.
J’avais passé mon temps aux soins intensifs à me maudire à cause de ma stupidité. J’aurais dû me douter que ce n’était pas malin de partir la nuit, au milieu d’un orage hivernal, et de dormir dehors. Je n’étais pas suicidaire, mais on aurait pu se poser la question.
Quand je ne me maudissais pas d’avoir fugué en pleine nuit, je me maudissais pour avoir fait souffrir Pete. Je ne comprenais pas pourquoi je n’arrêtais pas de lui faire mal. Ce n’était pas volontaire. Mon projet n’était jamais de le blesser, mais je finissais toujours par le faire, que je le veuille ou non.
Pete m’avait rendu mon anneau. Je le portais toujours à la main gauche. Je ne pouvais pas m’empêcher de jouer avec. De temps en temps, je l’enlevais pour admirer l’inscription : « Tu es assez bien pour moi ». Je ne comprenais toujours pas ce que Pete voyait en moi, mais cet anneau prouvait quelque chose. Quoi qu’il en soit, j’avais bien de la chance d’avoir Pete après tout ce que je lui avais fait endurer.
Pete et Papa vinrent me voir peu après mon transfert. Ils affichèrent un large sourire en me voyant. Je souris en retour, mais je ne sais pas si je fus convaincant. Peut-être qu’ils pensèrent que j’étais encore faible à cause de l’hypothermie.
J’étais en train de zapper d’une chaîne à l’autre quand ils entrèrent. Ils avaient l’air heureux de me voir en meilleure forme, pestant parce que je ne trouvais rien d'intéressant à regarder.
– Comment te sens-tu, fiston ?
– Ça va. Encore un peu fatigué. Est-ce que vous m’avez amené quelque chose à manger ?
– Non. Le médecin a dit que tu n’as droit qu’à des aliments mous pendant quelques jours. Ensuite tu pourras rentrer à la maison.
– Je me sens mieux. Je veux rentrer maintenant.
– Tu sais bien que ce n’est pas raisonnable, Brian. Est-ce qu’ils t’ont dit que ton cœur s’était arrêté ?
– Ah bon ? demandai-je en frissonnant.
– Oui. Ils ont été obligés de te faire un électrochoc pour qu’il redémarre. Tu comprends pourquoi ils font tellement attention.
– D’accord. Nous sommes bien mercredi ?
– Non, jeudi.
Je me tortillai dans le lit pour faire une place à Pete. Il esquissa un sourire et sauta à côté de moi. Je le pris dans mes bras pour la première fois de la semaine. Son étreinte ne fut pas aussi ferme que je l’aurais souhaitée, mais elle me fit du bien.
– Tu m’as manqué, chuchotai-je. Tu m’as tellement manqué. J’ai horreur d’être tout seul.
– Tu me manques aussi, Bri, mais j’ai envie que tu ailles mieux.
Nous avions évité d’aborder les événements qui avaient conduit à ma virée nocturne et presque à ma mort. Ni lui, ni moi ne souhaitions en parler. Tout ce qui importait était que nous étions ensemble.
Nous passâmes le reste de la soirée à regarder la télévision et à bavarder. Jason et Kévin passèrent vers dix-neuf heures trente, juste assez longtemps pour nous saluer et chercher Pete. Kévin insistait pour qu’il aille au lycée à cause de tous les cours qu’il avait déjà ratés. Pete ne résista pas outre mesure quand je lui dis qu’il devait me ramener mes devoirs de toute façon.
Il m’embrassa sur les lèvres en partant et dit :
– Je t’aime, Brian. De tout mon cœur.
– Moi aussi, je t’aime, Pete. Tu reviens vite ?
– Dès que je pourrai.
Peu après, Papa rassembla ses affaires pour partir à son tour.
– Papa ?
– Oui, fiston ?
– Merci. Enfin, je veux dire, je ne serais plus de ce monde si…
Je n’étais même pas sûr de savoir ce que je voulais dire.
Il me serra contre lui avec force. Quand il me relâcha, je vis des larmes dans ses yeux.
– C’est pour ça que je suis là, Brian. Je ne veux pas que Pete soit obligé de continuer à vivre sans t’avoir à ses côtés.
– Est-ce que c'est vrai que tu as dit à une infirmière que Pete était mon petit ami ?
– Oui, c’est vrai. J’ai fait une gaffe ?
– Non, ce n’est pas ça. Je me demandais simplement pourquoi.
– Je voulais être sûr que Pete puisse te voir.
– Ah.
Papa ramassa ses affaires, m’embrassa sur le front et dit :
– Bonne nuit. Je reviendrai demain après-midi.
– Bonne nuit. Papa ?
– Oui, fiston ?
– Je t’aime.
– Je t’aime aussi, Brian.
– A demain.
Papa sourit et quitta la pièce, me laissant seul de nouveau.
Pete revint me voir le lendemain à la sortie des cours et balança mon sac à dos sur le lit à côté de moi. Il était lourd.
– Voici tes devoirs. Ça te donnera de l’occupation quand il n’y aura rien à la télé.
– Merci, c’est trop gentil.
– Pas de problème, mon coeur.
– Eh, les pédés, vous ne pouvez pas vous taire là-bas ? J’essaie de dormir !
C’était mon compagnon de chambrée.
– Ignore-le. C’est un connard.
– Allez vous faire foutre.
Pete et moi éclatâmes de rire en entendant sa réplique, ce qui nous valut un grognement, mais nous essayâmes de baisser d’un ton. Je me poussai et tapotai le lit. Pete ne se fit pas prier et s’assit à côté de moi. Je m’endormis dans ses bras alors que nous regardions des dessins animés et fus réveillé doucement pour le dîner.
La nourriture d’hôpital, ça craint. Enfin la plupart du temps. C’est difficile de rater une recette de gelée ou de fruits. J’étais toujours au régime mou et on me servit un bouillon de poulet qui avait un goût de carton. Je le mangeai quand même.
Ensuite, Pete et moi fîmes nos devoirs ensemble. J’avais bien fait de rester à jour pendant les semaines où j’avais été absent. De cette façon, le peu que j’avais manqué depuis ne me posait aucune difficulté. En revanche, la tablette était vraiment étroite pour deux personnes.
Quand nous eûmes terminé, j’étais épuisé. Je m’assoupis dans les bras de Pete et dormis pendant qu’il regardait la télévision. Je me sentais en sécurité dans ses bras, plus que je ne m’étais senti depuis… Je ne m’en souvenais même pas.
Pete me laissa dormir jusqu’à l’arrivée de Kévin et Jason. Ils ne restèrent pas longtemps, juste assez pour prendre de mes nouvelles et me souhaiter un bon rétablissement. Je n’eus aucun mal à m’endormir.
Quand je me réveillai le lendemain matin, il y avait une note de mon père sur la table de chevet.
Brian,
Je ne voulais pas te réveiller. Tu dormais profondément et tu avais besoin de sommeil. Je reviendrai te voir demain après-midi. Prends des forces, mon fils. Tu es attendu à la maison, surtout par Pete. Je t’aime.
Papa
J’aurais préféré qu’il me réveille. Je détestais le fait d’être tout seul avec le mongolien. Il était désagréable. Parfois, j’étais en train de m’occuper tranquillement quand il me criait dessus pour un affront imaginaire. Alors que j’étais sur le point de lui régler son compte cet après-midi-là, il fut transféré dans une autre chambre. Dieu soit loué.
Le médecin vint m’annoncer la bonne nouvelle : la sonde allait être retirée. Il dit que la douleur serait minime. Cause toujours. Si je devais choisir, je prendrais la dévitalisation d'une dent sans anesthésie. Je proférai des jurons pendant qu’il retirait le dispositif. Un vrai sadique.
Puis, comme si ce n’était pas assez, il m’attrapa le pénis et le tourna dans tous les sens, à la recherche d’une infection, soi-disant. Et devinez ce qui se produisit ? Heureusement qu’il ne fit pas de commentaire, parce que je l’aurais tué.
Pete et Jason vinrent me voir à la sortie des cours, vendredi après-midi. Nous discutâmes de ce qui se passait au lycée et à la maison. Je découvris que Sharon et Kévin divorçaient. Je me contentai de secouer la tête et me mis à pleurer sans pouvoir me retenir.
– Brian, qu’est-ce qui te fait pleurer ? demanda Jason.
– C’est de ma faute s’ils divorcent.
– Bien sûr que non !
– Si, c’est vrai. Si je ne t’avais pas demandé d’écrire ton histoire…
– Mais tu l’as fait, et j’ai choisi de l’écrire. Puis j’ai choisi de leur donner. Je n’avais aucun moyen de savoir que Sharon réagirait comme elle l’a fait.
Le fait qu’il ne l’appelle pas « Maman » ne m’échappa pas.
– Personne ne pouvait le savoir. Ta demande partait d’une bonne intention. J’ai écrit mon histoire de bonne foi. Je leur ai donné parce que je ne voulais plus me sentir coupable. Puis elle a fait son choix. Ce n’est de la faute de personne, Brian. Papa me l’a bien fait comprendre. Nous sommes tous humains. C’est la vie.
– Je suis désolé, Jason.
Il se rapprocha du lit.
– Pourquoi, frérot ? Tu n’as rien fait de mal. Rien du tout.
Je baissai le regard.
– Moi non plus, je n'ai rien fait de mal, ajouta-t-il.
Il passa la main derrière ma nuque et entrechoqua nos fronts. Nous étions les yeux dans les yeux.
– Je t’aime toujours comme un frère. Rien n’a changé. Papa t’aime aussi. Il ne te jette pas la pierre, alors pourquoi est-ce que tu continues à te blâmer ? Tu n’as rien à te faire pardonner. Rien, c’est compris ?
Je me remis à pleurer. Jason et Pete me consolèrent à tour de rôle. Je ne sais pas s’ils me convainquirent que je n’étais pas coupable, mais ils me persuadèrent au moins que je n’étais pas le seul.
Jason et Pete me racontèrent le départ de Ray comme si de rien n’était. Ils étaient tous deux attristés par son départ, surtout Jason. Il avait perdu un autre frère, et je suis sûr qu’il se le reprochait, tout comme je me reprochais tout ce qui s’était passé.
Mon père arriva vers six heures. Il avait l’air fatigué mais heureux de me trouver réveillé, pour une fois. Nous évoquâmes de nouveau les événements récents, cette fois-ci avec l'éclairage de son point de vue.
Kévin s’était confié de plus en plus à Papa ces derniers temps. Ils se liaient d’amitié. Ils allaient peut-être faire du golf ensemble.
Kévin ne passa pas me voir, ce soir-là. Non pas que je l’attendais, mais j’aurais apprécié sa visite. Tout le monde partit à la fin des heures de visite autorisées. Pete me promit qu’il reviendrait dès que possible le lendemain matin.
J’accueillis un nouveau voisin de chambre pendant la nuit. Les infirmières me réveillèrent vers une heure du matin en allumant la lumière. J’entendais un petit garçon qui pleurait. Elles arrangèrent le lit et l'installèrent, puis éteignirent la lumière et quittèrent la pièce. En fermant la porte, une des infirmières dit :
– Ça va aller, Timmy. Essaie de dormir.
Elle ferma la porte. Les pleurs s’intensifièrent.
– Timmy ? demandai-je doucement.
– Qui est là ?
Les reniflements s’espacèrent un peu.
– Je m’appelle Brian. J’ai entendu l’infirmière prononcer ton nom. Est-ce que ça va ?
– Ça va très bien.
Le garçon devait avoir sept ou huit ans.
– Quel âge as-tu ?
– Huit ans. Et toi ?
– J’ai quinze ans. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
– Rien.
– Il doit bien y avoir une raison pour que tu sois là, non ?
– Et la tienne, c’est quoi ?
– J’ai été idiot. J’étais trempé et j’ai dormi dehors.
– Il fait froid dehors !
– Je sais. J’ai failli mourir de froid.
– Ah bon ? C’est vrai ?
– Oui, c’est vrai. Mon cœur s’est même arrêté.
– Waouh ! Trop cool !
Le gamin était tout excité parce que mon cœur s’était arrêté. Cependant, en me mettant à sa place, je pouvais comprendre l’intérêt qu’il trouvait à parler à quelqu’un dont le cœur avait cessé de battre.
– Et ils t’ont ressuscité ?
– En quelque sorte. Je n’étais pas vraiment mort, mais j’aurais pu mourir si je n’avais pas été secouru.
– Moi, mon cœur ne s’est pas arrêté, mais je me suis cassé le bras.
– Comment est-ce que tu as fait ça ? demandai-je, en y mettant toute l’admiration requise.
– Mon pèr… Je suis tombé.
– Waouh. De haut ?
– Dans les escaliers. Mon Papa m’a emmené à l’hôpital pour qu’on me mette un plâtre. Je voulais rentrer à la maison ce soir, mais les docteurs ont demandé à Papa de me laisser ici. Ils doivent me faire des examens.
Quels examens, me demandai-je.
– Est-ce que tu as sommeil ?
– Un peu.
– Est-ce que tu crois que tu peux dormir si tu essayes ?
– Je crois… mais j’ai peur du noir. J’ai toujours peur qu’un monstre vienne m’attraper.
– Aucun monstre ne viendra t’attraper, Timmy. Je te protège, d’accord ?
– Je ne pense pas que tu seras assez fort.
– Pourquoi pas ?
– Les monstres sont beaucoup plus grands que toi. Est-ce qu’on peut laisser la lumière allumée ?
– Laisse-moi demander aux infirmières si elles ont une lumière de nuit, d’accord ?
– S’il te plaît ?
Il me suppliait !
L’infirmière arriva peu après que j’eus appuyé sur le bouton.
– Timmy, je pensais que je t’avais dit de dormir.
– Euh, c’est moi qui ai appelé.
– Oh, désolée, Timmy. Qu’y a-t-il, Brian ?
– Est-ce que vous avez une lumière de nuit ? J’ai peur du noir. Un monstre pourrait m’attaquer.
Elle me regarda d’un drôle d’œil, le visage éclairé par les lumières du couloir. Puis elle fit le rapprochement.
– Ah, d’accord. Laisse-moi regarder.
Elle revint un moment plus tard avec une petite lampe de chevet et la brancha sous la télévision. Elle diffusait une lumière tamisée à travers la chambre, suffisante pour distinguer les formes.
– C’est mieux ?
Je fis semblant de balayer la pièce du regard et vis Timmy acquiescer.
– C’est beaucoup mieux, merci.
– Bonne nuit, les garçons. Dormez bien.
L’infirmière nous laissa et ferma la porte derrière elle.
– Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?
– Pourquoi est-ce que j’ai fait quoi ?
– Tu lui as dit que tu avais peur du noir. Mais c’est moi qui ai peur, pas toi.
– Je sais. Ce sera notre secret, d’accord ? Je ne le dirai à personne si tu ne le dis pas, d’accord ?
Il fit un grand sourire dans la faible lumière.
– D’accord. Merci.
– Quand tu veux, Timmy. Bonne nuit.
– Bonne nuit.
J’avais maintenant un jeune ami et l’assurance de pouvoir dormir un peu cette nuit-là.
Pete arriva vers neuf heures le lendemain matin. Le petit-déjeuner était déjà venu et reparti. Timmy et moi regardions des dessins animés. Je les présentai à la première pause publicitaire.
– Timmy, voici mon meilleur ami, Pete. Pete, voici mon nouvel ami, Timmy.
– Enchanté, Pete.
Timmy tendit sa petite main à Pete, qui la serra avec gravité.
– Enchanté également. Waouh ! Sympa, le plâtre !
Timmy portait un plâtre de dernière génération. Il était bleu royal.
– Comment est-ce que tu l’as eu ?
– Je suis tombé dans les escaliers.
– Les docteurs l’ont gardé pour des examens, ajoutai-je.
Timmy hocha la tête.
– Mais ils ne m’ont pas encore fait d’examens.
– Certains examens sont assez chouettes, dit Pete.
– Oui, je sais !
Timmy se lança dans une énumération de toutes ses visites chez le médecin. Il me semblait qu’il passait beaucoup de temps chez différents médecins pour différentes raisons.
– C’est la troisième fois que je me casse le bras, dit-il avec animation.
– Qu’est-ce que tu as eu d’autre ?
– Voyons voir. Je me suis cassé la jambe deux fois, je me suis cassé le nez, j’ai eu plein de bosses et d'égratignures, des choses comme ça.
– Waouh. On dirait que tu as souvent des accidents.
– Euh oui, dit-il en modérant son enthousiasme, on pourrait dire ça.
– Timmy ? demandai-je. Est-ce que je peux te poser une question ?
– Vas-y.
– Est-ce que c’était vraiment des accidents ? Ou est-ce que quelqu’un l’a fait exprès ?
Pete me jeta un regard inquiet.
Avant qu’il ne puisse répondre, une infirmière et un médecin entrèrent et tirèrent le rideau entre nos lits. Par-dessus le rideau, ce que nous entendîmes confirma nos soupçons.
Timmy était victime de maltraitance.
Pete et moi fûmes les amis de Timmy pendant le reste de la journée. Nous jouâmes aux cartes avec lui, Pete agissant comme un messager entre les lits. Nous lui racontâmes des blagues et regardâmes d’autres dessins animés. Nous faisions de notre mieux pour le distraire. Le gamin était aux anges.
Il ne répondit jamais à la question que je lui avais posée, mais après avoir vu certaines de ses ecchymoses, c’était devenu inutile.
Un peu après quinze heures, une femme vint discuter avec Timmy. Elle tira le rideau autour de son lit, comme si cela suffisait à leur donner de l'intimité.
– Bonjour, Timothée. Je m’appelle Susanne Cox. Je travaille aux affaires familiales. Est-ce que tu sais ce que ça veut dire ?
BORDEL ! L’assistante sociale de Ray ! Pete était aussi stupéfait que moi.
Nous restâmes interloqués pendant qu’elle expliquait à Timmy ce qui allait lui arriver. Il serait retiré à sa famille et placé chez sa grand-mère maternelle. Elle avait accepté de l’accueillir, et comme elle habitait de l’autre côté de la ville, son père aurait moins de chances de le croiser.
Quand la conversation fut terminée, nous saisîmes l’occasion de lui parler.
– Excusez-moi, Mme Cox ? appela Pete.
– Oui ?
– Je suis… Nous sommes les frères de Ray Branton.
– Ah, le fils Patterson et son petit ami. Jason, c’est ça ?
– Non, Madame. Je suis Pete. Voici Brian.
– Ah oui, je me souviens, maintenant. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
– Comment va Ray ? Nous n’avons pas eu l’occasion de lui dire au revoir.
– Il s’adapte. Ça prendra du temps. Les garçons comme Ray sont difficiles à placer.
– Où est-il maintenant ?
– Je ne peux pas révéler l’endroit où il se trouve. Désolée, les garçons. Je comprends tout à fait combien il comptait pour vous, mais il est passé à autre chose. Le plus tôt il s’adaptera, le mieux ce sera pour lui. Maintenant, veuillez m’excuser, mais j’ai des papiers à remplir.
L’heure du dîner arriva. Je n’avais pas très faim, mais je mangeai mécaniquement devant l’insistance de Pete. Papa, Kévin et Jason arrivèrent vers cinq heures. Le médecin entra vers six heures avec une bonne nouvelle. J’allais être libéré le lendemain. Mon humeur s’améliora sensiblement. Tout le monde repartit à huit heures, à la fin des heures de visite autorisées.
Ce n’est que lorsque la lumière s’éteignit que je me rendis compte que j’avais peur pour Timmy. La veilleuse me rappela à quel point un jeune garçon peut être effrayé, surtout quand il ne peut pas faire confiance à ses parents. Je pleurai pour lui qui n’avait jamais eu une famille pour l’aimer. Je pleurai pour Ray et pour tous les enfants maltraités qui n’avaient jamais connu une famille heureuse.
Pourquoi est-ce que les gens ne peuvent pas simplement aimer leurs enfants ?
Je fus enfin libéré. Le médecin dit que tout était normal. Il ne trouvait aucune séquelle de mon épreuve.
Papa poussa ma chaise roulante jusqu’à l’endroit où Kévin attendait dans la voiture. Pete et Jason m’aidèrent à monter à bord. Je fus surpris des efforts que je dus consentir pour cette simple opération. Mes membres se comportaient de façon erratique. J’étais faible comme un chaton.
Nous prîmes la direction de la maison de Pete. J’essayai de monter l’escalier, mais je dus m’appuyer sur Pete et Jason pendant l’ascension. Ils m’aidèrent à m’installer et m’ordonnèrent d’appeler quelqu’un si j’avais besoin de me lever. Puis ils me laissèrent seul.
Je m’endormis sans demander mon reste et me réveillai vers quatre heures de l’après-midi. J’avais besoin d’uriner. Ignorant ce qu’on m’avait dit, je me levai et me déplaçai avec difficulté jusqu’à la salle de bains. J’entendais tout le monde en bas. Il ne manquait que la voix tempétueuse de Ray.
Pendant que j’étais dans la salle de bains, je décidai de prendre une douche. Je ne sentais pas mauvais, mais je me sentais sale. J’ouvris le robinet et me déshabillai. Quand la température fut bonne, je montai dans la baignoire et laissai l’eau couler en cascade sur mon corps. J’augmentai progressivement la température jusqu’au maximum que je pouvais supporter.
J’entendis la porte s’ouvrir.
– Brian ?
– Je suis là, mon coeur.
– Je pensais t’avoir dit d’appeler si tu devais te lever.
Pete écarta le rideau et me regarda.
– Je me sens beaucoup mieux maintenant que je suis à la maison.
– Je n’en doute pas, dit-il ironiquement. Ne bouge pas. Je reviens dans une seconde.
Je restai sous le jet d’eau brûlant. Pete monta derrière moi et passa les bras autour de ma taille.
– Seigneur, Brian. Qu’est-ce que tu essaies de faire ? A t'ébouillanter ? Tu es rouge comme une écrevisse.
– Ce n’est pas si chaud. Je vais baisser la température.
Pete se rapprocha de moi jusqu’à ce que je sente son corps contre le mien.
– Comment est-ce que tu te sens, Bri ?
– Bien. Encore un peu vacillant, mais ça va.
Il me tint pendant un moment.
– Tu m’as fait peur, mon coeur.
– C’était juste au bout du couloir. Pas de problème.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire.
Je me retournai.
– Je suis désolé.
– Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? Pourquoi est-ce que tu t’es enfui ?
Je me blottis dans ses bras et commençai à pleurer. Je ne sais pas pourquoi, c’était plus fort que moi. Pete me serra dans ses bras, chuchotant dans mon oreille jusqu’à ce que je me calme.
Finalement, je dis :
– C’est la seule chose qui m’est venue à l’esprit. Je vous ai causé tellement de tort. Aucun de vous ne méritait ça, surtout toi. En partant, j’arrêtais de te faire du mal.
– Brian, le fait que tu t’enfuies m’a fait plus de mal que de bien, dit-il doucement.
– Tu vois ? Même en essayant de te protéger, je te fais du mal.
– Je veux simplement comprendre, Brian, vraiment comprendre ce qui se passe dans ta tête.
– Comment est-ce que tu fais pour me supporter ?
– Arrête ça, Brian. Arrête tout de suite.
– Je ne peux pas. Je suis fait comme ça. Je n’y peux rien.
Il me regarda dans les yeux, les siens remplis de larmes.
– Qu’est-ce qui t'est arrivé pour que tu aies une si mauvaise image de toi-même ?
Nous restâmes enlacés jusqu’à ce que l’eau froide interrompe nos pleurs.