Pour l'amour de Pete

Roman gay inédit - Tome II - Brian et Pete

Chapitre 14 - Décisions

– Salut, fils. Nous sommes heureux de te revoir, dit Kévin d’une voix chargée d’émotion.
– C’est ça. Je suis pressé. Pourquoi est-ce que vous me faites perdre mon temps ?
– Raymond, dit Mme Cox sur un ton de reproche, peut-être que tu devrais entrer et écouter ce qu’ils ont à te dire.
– Je n’en ai rien à secouer. Ils peuvent me le dire ici ou aller se faire voir.
– Ray, j’ai besoin de te parler de ton procès. Est-ce que tu accepterais au moins de monter dans mon bureau pour en discuter ?
– Ah non. Je n’y mettrai plus les pieds. La dernière fois, tu m’as dit d’aller me faire foutre !
– C’est faux ! hurla Jason, qui s’était levé d’un bond et avait couru vers la porte. Nous t’avons laissé le choix…

Kévin tenta de le calmer en posant une main sur son épaule. Au prix d’un grand effort, Jason parvint à se contenir. Pour la première fois, je le vis serrer fiévreusement le médaillon de Ray dans sa main. Celui-ci lui jeta un regard méprisant. Je pris la main de Brian dans la mienne pour le réconforter.

– Tu parles d’un choix !
– Ray, s’il te plaît ? supplia Kévin.
– Parle maintenant, sinon je me casse.
– Je ne pense pas que tu veuilles en parler en public.
– Alors salut. Merci de m’avoir gâché une si belle journée.

Ray se retourna et commença à s’éloigner. Quand il fut à mi-chemin de la voiture, Kévin s’exclama :

– Tu es libre, Ray !
– Hein ? Libre de quoi ?
– De tes parents. Plus rien ne s’oppose à ton adoption, maintenant.
– C’est ça. Qui voudrait adopter un pédé de dix-sept ans avec une grande gueule comme la mienne ?
– Moi, je le ferais, dit Kévin, le regard humide.

La colère de Ray sembla décupler.

– Ne joue pas avec ça, d’accord ? Tu m’as dit d’aller voir ailleurs, et c’est ce que j’ai fait.  Si tu t’attends à ce que je vienne ramper à tes pieds pour te supplier de me reprendre, tu te trompes ! Tu peux toujours courir !

Brian s’approcha de la porte et sortit calmement pour faire face à Ray. Je compris à la tension dans sa nuque et dans ses épaules qu’il était en colère.

– Qu’est-ce que tu veux ?

Brian s’approcha de Ray, jusqu’à se trouver nez à nez avec lui. Il lui dit quelque chose à voix basse, mais j’étais trop loin pour entendre.

– Et je suis censé te croire ? répondit Ray.
– Oui.
– Pourquoi ?
– Parce que je ne plaisanterais pas avec ça, Ray. Tu le sais.
– Non, je n’en sais rien. Ils m’ont dit qu’ils voulaient de moi, puis ils m’ont mis à la porte.
– Ils ne t’ont pas mis à la porte. Ils t’ont laissé le choix, et tu as décidé de partir. Pas eux.
– Ils auraient pu m’en empêcher, mais ils ne l’ont pas fait. Je les emmerde. Je n’ai pas besoin d’eux. Je me débrouille très bien tout seul. Et toi aussi, je t’emmerde.

Ce qui se passa ensuite fut un peu confus. Brian fit un mouvement et Ray se retrouva au sol, se tenant la joue d’une main. Kévin retint Mme Cox afin que Brian et Ray puissent s’expliquer.

– ESPECE D’ABRUTI ! hurla Brian. Juste là, devant toi, tu as une famille qui t’aime comme l’un des leurs, et tu vas tout foutre en l’air À CAUSE DE TA PUTAIN DE FIERTE ?

Brian lutta pour reprendre le contrôle de lui-même alors que Ray se relevait, son œil commençant déjà à gonfler.

– Tu ne les mérites pas, espèce de connard égoïste.
– Ah bon, c’est moi, le connard ? Regarde-les ! La seule raison pour laquelle ils te supportent, c’est parce que Pete veut encore de toi. S’il te laissait tomber, tu serais à la rue, comme moi. Alors qui est le plus con, d’après toi ?

Je vis les yeux de Brian se plisser pendant que Ray parlait.

– Tu te trompes. Ils m’aiment. Je le sais.
– Oui, c’est ça. Leur seule raison de te garder, c’est pour faire plaisir à Pete, et la seule raison pour laquelle Pete dit qu’il t’aime, c’est pour coucher avec toi quand il a envie !
– Tu ferais bien de retirer ce que tu viens de dire, dit Brian d’une voix menaçante.
– Il n’y a que la vérité qui blesse, hein, bourreau des cœurs, dit Ray avec un sourire méchant.

Brian se jeta sur Ray, et la bagarre éclata. Je fus surpris de constater que Ray se défendait plutôt bien. Ils hurlaient tous les deux, Brian expliquant à Ray à quel point il était stupide, et Ray se moquant de Brian au sujet de ma prétendue absence de sentiments pour lui. Ils roulèrent sur la pelouse et Brian prit rapidement le dessus, immobilisant Ray dans une position inconfortable. Celui-ci continua à se débattre, traitant Brian de tous les noms, mais celui-ci tint bon, parlant calmement et distinctement à l’oreille de Ray.

– Lâche-moi ! Laisse-moi partir, enfoiré !
– Pas tant que tu ne m’auras pas écouté !
– Non ! Je n’ai pas envie de t’écouter ! Lâche-moi !
– Ray, pourquoi est-ce que tu as peur de les laisser t’adopter ?
– Je n’ai peur de rien, pauvre con ! Laisse-moi me relever et tu verras si j’ai peur !

Ray se débattit de nouveau, mais Brian ne céda pas d’un pouce.

– Est-ce que c’est parce que tes parents t’ont abandonné ?
– Ne t’avise plus jamais de les mentionner en ma présence ! Je n’ai plus de parents ! Je n’en ai jamais eu ! Ils ne veulent rien dire pour moi, compris ?
– Mais ça fait quand même mal, non ? Qu’ils n’aient pas voulu de toi ?
– TA GUEULE ! Ferme ta gueule !
– Ton père et ta mère se fichaient pas mal de toi. Tu étais indigne de leur amour. Un être indésirable qui ne leur apportait que du chagrin et du malheur.
– Arrête ! cria Ray, mais Brian n’avait aucune pitié.
– Qu’est-ce qui s’est passé quand leur enfant à problèmes a grandi ? Il fallait qu’ils se débarrassent de toi ! Ils avaient déjà l’argent, à quoi bon te garder ? Tu n’étais qu’une bouche de plus à nourrir et tu étais gay pour couronner le tout ! « Nous ne voulons pas d’un pédé sous notre toit », disaient-ils, alors ils t’ont battu jusqu’à ce que tu décampes !

Ray cessa de se débattre.

– Arrête. S’il te plaît, arrête, supplia-t-il.

Ray était sur le point de craquer, mais Brian poursuivit.

– Tu as été placé dans des familles d’accueil. Combien d’entre elles n’ont pas voulu de toi ? Trois ? Quatre ? Plus encore ? Tu es un adolescent malpoli et vulgaire. Personne ne veut de toi !
– Pourquoi est-ce que tu me fais ça ? gémit Ray.
– Parce que tu ne te rends pas compte de ce que Kévin, Pete et Jason sont prêts à faire pour toi, gros malin ! Ils veulent t’adopter ! Tel que tu es ! Ils veulent que tu fasses partie de leur famille, et tu ne penses qu’à fuir ! Leur amour t’est acquis. Il l’a toujours été. Et ça t’effraie parce que tu as peur que ça ne dure pas, qu’ils te mettront à la porte comme tes parents l’ont fait. Ils n’iront nulle part, Ray ! Ils seront là pour toi, que tu acceptes ou non l’adoption.
– Comment est-ce que je peux en être sûr ? objecta Ray. Celle qui m’a élevé me disait tout le temps qu’elle ne m’abandonnerait jamais, et regarde ce qui s’est passé ! À quoi bon refaire l’expérience ?
– Est-ce que je peux te relâcher, maintenant ? Est-ce que tu écouteras ce que nous avons à te dire ?
– Oui, dit Ray en reniflant.

Brian relâcha Ray, et il s’assit sur la pelouse face à lui, le visage strié de larmes. Je fus surpris de voir que Brian était en larmes aussi.

– Brian ? Pourquoi est-ce que tu t’intéresses à ce que je vais devenir ? Après tout ce que je t’ai fait ?
– Tu n’as rien fait d’irréparable, Ray. Je sais ce que c’est de grandir en ayant le sentiment de ne pas être aimé. Mais qui ne tente rien n’a rien. Tu ne sauras jamais si ça peut marcher si tu ne leur laisse pas une chance.

Ray et Brian ne semblaient prêter aucune attention au fait que Jason, Papa, Mme Cox et moi écoutions depuis le perron.

– Je ne veux pas être abandonné encore une fois !

Ray pleurait de nouveau, les joues couvertes de larmes. Brian n’en menait pas large non plus.

Brian essaya de prendre Ray dans ses bras, mais il le repoussa.

– Et tu penses que j’en ai envie de te voir souffrir ? Ray, la vie est faite de risques. L’amour aussi. Tu risques ton cœur et ton âme parce que tu les offres à ceux qui t’aiment et que tu veux aimer. Mais si tu ne prends aucun risque, tu ne connaîtras jamais l’amour.

Ray s’essuya le nez du revers de la manche.

– Je ne sais pas si je suis prêt à retenter l’expérience.
– Nous t’aiderons.
– Pourquoi ? demanda-t-il.
– Parce que nous t’aimons.

Ray dévisagea Brian, son expression trahissant son incrédulité.

– Ray, tu es quelqu’un qui mérite d’être aimé, et tu es capable de donner de l’amour aux autres. Rien dans ton passé ne peut t’empêcher d’aimer et d’être aimé. Tu n’as qu’à regarder sur le perron pour t’en convaincre.

Ray tourna la tête, semblant subitement découvrir notre présence. Ses larmes redoublèrent alors qu’il promenait son regard sur nous. Il se leva brusquement et courut vers la voiture. Une fois à l’intérieur, il serra les genoux contre la poitrine et continua à pleurer.

Brian soupira et se rapprocha de nous en boitant.

– Est-ce que ça va, mon coeur ? lui demandai-je.
– Oui. Ray m’a juste donné un coup de pied au genou quand je le faisais chuter. Ça ira mieux dans une heure ou deux.

Je le pris dans mes bras et le serrai contre moi.

– Brian, dit Kévin, les yeux brillants, je ne sais pas comment tu fais.
– Comment je fais quoi ?

Kévin ne répondit pas, mais donna une accolade paternelle à Brian.

Jason se contenta de sourire tristement en regardant Ray pleurer dans la voiture. Puis il se dirigea vers celle-ci et ouvrit la porte. Ray essaya en vain de retenir ses sanglots.

– Ray, dit doucement Jason, je veux juste que tu saches que tu seras toujours mon frère.

Il tendit son médaillon à Ray, lui donna une brève accolade, puis se recula. Ray resta interdit. Il se contenta de fixer le médaillon, passant le doigt sur le symbole en relief en son centre.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il d’une voix faible.
– C’est pour toi. C’est mon cadeau – notre cadeau – pour toi.
– Mais... Pourquoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

D’une voix étranglée par l’émotion, Jason répondit :

– Le symbole veut dire « Petit frère ». Nous avons tous un médaillon, même Papa. Ils nous rappellent que nous sommes une famille. Des frères. Pour toujours. Rien ne pourra nous séparer.
– Pourquoi m’en donner un ?
– Parce que tu es mon frère, Ray. Tu le seras toujours, quoi qu’il arrive. Et si tu décides de ne pas rester avec nous, ça te permettra au moins de te souvenir de nous.

Les mains tremblantes, Ray continua à examiner minutieusement son médaillon. Jason s’éloigna de la voiture et nous rejoignit sur le perron. Kévin prit Jason dans ses bras et le serra contre lui. D’une voix lasse, il dit :

– Vous avez fait tout ce que vous pouviez, les garçons. Maintenant, c’est à lui de se décider.
– Mon cul, oui !

Brian se libéra de mon étreinte et se dirigea d’un pas décidé vers la voiture, dont la portière était restée ouverte. Il extirpa Ray de son siège et le plaqua contre la voiture. Ce fut si brutal que j’eus mal pour Ray.

– Maintenant, écoute-moi, Ray. Je sais que tu as peur, mais je sais aussi qu’au fond de toi, tu as envie de rester. Les Patterson sont prêts à t’accueillir de nouveau, et je vais faire en sorte que tu ne les déçoives pas. Alors tu as le choix. Soit tu reviens parmi nous, tel que tu es, soit tu peux partir, mais dans une ambulance, et tu reviendras plâtré de la tête aux pieds. Tu as cinq minutes pour te décider avant que je ne te réduise en bouillie.

Ray dévisagea Brian.

– Toi et quelle armée ?
– Je n’ai pas besoin d’une armée pour écraser une petite crevette comme toi.
– Ah bon ?
– Exactement !
– Prouve-le !
– Tu as déjà oublié ? Je viens de le faire.
– Tu m’as pris par surprise ! Comme ça !

Ray décocha un crochet du droit qui atteignit l’œil gauche de Brian, pratiquement à l’endroit où Brian l’avait frappé plus tôt. Brian vacilla et mit quelques secondes pour se remettre de la surprise, mais avant qu’il ne puisse contre-attaquer, Ray dit :

– Nous sommes quittes.
– Non, nous ne le sommes pas, mais ça attendra. Alors qu’est-ce que tu décides ?
– L’adoption a été acceptée ?
– Oui, avant-hier soir.
– Et ils veulent vraiment de moi ?
– Ils veulent vraiment de toi, Ray.

Ray scruta nos visages de nouveau.

– Je vais devoir y réfléchir. Je suis prêt à partir, ajouta-t-il à l’attention de Mme Cox en retournant s’asseoir dans la voiture.

Elle discuta avec Kévin à voix basse pendant quelques instants, puis monta dans la voiture et démarra.


Ce soir-là, le calme régnait à la maison. Jason s’était retiré dans sa chambre et restait enfermé. Kévin tournait en rond dans la maison depuis des heures, comme s’il ne savait pas comment s’occuper, puis il sortit je ne sais où. Sans doute décida-t-il de rendre visite à Ben. Brian et moi regardions la télévision pour nous changer les idées. Il gardait un sac de glace contre son œil. Il allait avoir un beau cocard.

Vers six heures, Brian et moi commençâmes à avoir faim. Je fouillai dans les placards et décidai de préparer des spaghettis, comme c’était facile à faire. Brian essaya de m’aider, mais comme il me gênait plus qu’autre chose, je le chassai de la cuisine après qu’il eut mis la table. Le pauvre, son œil avait tellement gonflé qu’il pouvait à peine l’ouvrir. Nos camarades de classe allaient jaser.

Jason ne descendit pas dîner. La seule fois où il fit une apparition fut pour prendre un appel de David, mais il remonta directement dans sa chambre. Brian et moi étions déjà couchés quand nous entendîmes Kévin claquer la porte d’entrée. Nous ne parlâmes pas beaucoup avant de nous endormir, mais échangeâmes quelques câlins et trouvâmes le sommeil dans les bras l’un de l’autre.


Le lendemain matin, Brian et moi nous levâmes pour aller en cours selon notre routine habituelle. Il pouvait entrouvrir son œil, mais n’y voyait pas clair pour autant. Je nous conduisis jusqu’au lycée, ce qui était inhabituel. C’était toujours Jason qui conduisait quand ce n’était pas Kévin ou Sharon.

C’était la semaine des examens de fin d’année. Je n’étais pas inquiet, parce que le fait d’étudier avec Brian m’avait beaucoup aidé. Il avait la faculté incroyable de lire quelque chose une ou deux fois et de s’en souvenir de façon quasi définitive. Il me fallait plus de temps pour assimiler de nouvelles notions, mais je pouvais compter sur lui quand j’en avais besoin. Toutefois, il ne me facilitait pas les choses. Quand je lui posais une question, il me répondait par une autre question destinée à me faire deviner la réponse par moi-même. Ce n’était que lorsqu’il était à court de questions (ce qui était rare) ou qu’il était dans l’impossibilité d’appliquer sa méthode qu’il me donnait directement la réponse.

Comme il fallait s’y attendre, Brian se fit charrier au lycée à propos de son œil au beurre noir. Il se contenta de rire aux plaisanteries dont il faisait l’objet, mais je savais que sa patience ne durerait pas toute la journée.

Jared nous attendait à notre table habituelle pour le déjeuner. Le lycée semblait vide sans les Terminales. Sans Brent, nous n’étions plus que trois. Jared nous salua, la bouche pleine, alors que nous prenions place. Il avait pris un steak haché « mystère », que nous appelions ainsi parce qu’il était impossible d’identifier de quelle viande il était composé.

– Salut Jared, dis-je en même temps que Brian.
– Salut, les gars, dit-il en avalant. BORDEL DE M… ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Jared ne pouvait détacher les yeux du visage contusionné de Brian.

– Nous avons croisé Ray, expliquai-je.
– Ah bon, dit Jared d’un ton détaché, tout en fixant l’œil de Brian.
– Oui, poursuivit Brian, son adoption est passée vendredi soir. Nous l’avons vu dimanche.
– Et alors ?
– Nous nous sommes disputés, puis chacun est reparti avec un œil au beurre noir. Il n’a pas dit oui pour l’adoption.
– Il n’a pas refusé non plus, Brian, précisai-je.

L’expression de Jared était insondable. Je savais qu’il avait encore des sentiments pour Ray, mais il avait aussi été profondément blessé.

– Il a dit qu’il y réfléchirait, ajoutai-je. Je ne comprends pas qu’il  y ait matière à réflexion.
– Moi si, dit Brian. Depuis cinq mois, il s’est résolu à faire une croix sur nous. Maintenant qu’il a une chance de retrouver sa famille, il doit se remettre en question.
– Enfin il a habité avec vous pendant presque quatre ans, dit Jared. Il vous connaît. Il n’a rien à craindre.
– Je sais, mais il doit quand même remettre à plat tous ses projets de vie.

Je pris une bouchée et mâchai pensivement. Au fond de moi, je pensais que Ray faisait preuve d’opiniâtreté, comme d’habitude, mais je n’allais pas le dire à Brian. Il se montrait incroyablement empathique dans ce genre de situation. J’étais quasiment certain qu’il arrivait à « sentir » les émotions que Ray avait éprouvées le dimanche précédent.

– Quels examens est-ce que vous avez passés ce matin ? Anglais ?
– Oui, répondis-je. C’était facile. Nous devions écrire un texte sur le sujet de notre choix. M. Walker a dit qu’il nous évaluerait sur l’orthographe et la ponctuation, comme d’habitude.
– Oui, dit Brian, c’était un jeu d’enfant. Cet après-midi, c’est l’examen de maths. Ça ne devrait pas être très compliqué.
– Parle pour toi, Brian. Tu sais que j’ai horreur des maths.
– Tu te débrouilles bien pour quelqu’un qui déteste ça, ironisai-je.
– Je passais la chimie ce matin.
– Comment est-ce que tu t’en es sorti ? demandai-je.
– J’en ai bavé, mais ça devrait aller. J’espère que nous serons notés sur courbe.

Cela me fit penser à l’examen de biologie, et je demandai :

– Est-ce que M. Griffith note sur courbe ?
– Tu devrais le savoir, répondit Jared avec un petit sourire en coin. L’année dernière, seuls six élèves ont décroché la note maximale sur toutes les classes de seconde.
– Ça craint.
– Ne t’inquiète pas, mon coeur, tu t’en sortiras très bien.
– Je l’espère.
– Nous ne passons pas l’examen de bio avant jeudi matin, de toute façon. Nous pouvons encore réviser cette semaine, si tu veux.
– D’accord. C’est la seule matière qui me tracasse.
– Pas de problème, dit Brian. Jared, est-ce que je peux te poser une question ?
– Bien sûr, Brian.

Je souris intérieurement. Jared fixait toujours l’œil poché de Brian.

– Qu’est-ce que ça fait d’être sorti du placard ?
– Tu veux dire, est-ce que je suis harcelé ?
– Oui, en quelque sorte.
– On me laisse tranquille, la plupart du temps. Parfois, on me bouscule dans les couloirs, on fait tomber mes livres, des choses comme ça. D’autres personnes n’arrivent pas à me regarder en face. J’ai perdu quelques soi-disant amis. Je t’ai déjà raconté tout ça.
– Et ça ne te met pas en colère ? demanda Brian.
– Bien sûr que si, mais qu’est-ce que je devrais faire ? Me battre avec eux ?
– Ce n’est pas juste.
– Non, ça ne l’est pas, mais nous ne pouvons rien y faire, Bri.
– Laisse-moi y réfléchir.
– Brian, il ne nous reste plus qu’une semaine de cours.
– Je sais.

Brian mâcha pensivement pendant un moment, avala, puis dit :

– Nous n’en avons pas reparlé depuis quelque temps, Pete. Est-ce que tu veux sortir du placard au lycée ou pas ?
– Et toi ?

Il fit un petit hochement de la tête.

– Quand ?
– Est-ce que vous êtes sûrs de votre coup ? intervint Jared.
– Si nous le faisons, répondit Brian, nous aurons la sécurité du nombre. D’autres personnes sortiront du placard, peut-être publiquement, sinon auprès de nous. Ça devrait bien se passer.
– Quand, Bri ?

Un sourire diabolique se dessina sur son visage.

– Jeudi midi, ici même. Je vais te rouler la pelle de ta vie.

Jared étudiait attentivement ma réaction.

– Est-ce que tu es certain que ce soit une bonne idée ?
– Absolument, si tu es d’accord. Sinon, j’attendrai d’être à la maison pour embrasser une autre partie de ton anatomie.
– Brian, ne dis pas des choses comme ça. J’ai déjà assez de mal à me contrôler en ta présence sans que tu ne compliques la situation. Surtout quand je dois marcher jusqu’à la salle de classe.

Il afficha un sourire espiègle.

– Maintenant, tu sais ce que je ressens en permanence. Pourquoi est-ce que tu crois que je me balade toujours avec un bouquin ?
– Je me suis toujours posé la question, s’esclaffa Jared. Je ne t’ai jamais vu ouvrir une seule fois les bouquins que tu amenais à table.
– Maintenant, tu sais pourquoi !

La pause déjeuner se termina et ce fut l’heure de l’examen de maths. Ce n’était pas aussi difficile que je ne l’avais craint, et Brian fut le premier à terminer. Il fit semblant de vérifier ses réponses en attendant que je finisse, puis rendit sa copie cinq minutes après moi.

Après avoir déposé nos affaires dans nos casiers, nous rentrâmes à la maison. Comme Jason était sorti et Kévin était toujours au travail, nous montâmes directement dans notre chambre. Nous savions que nous ne serions pas dérangés.


Brian et moi décidâmes de ne pas sortir du placard au lycée, en tout cas pas cette année-là. Nos sentiments étaient encore trop ambivalents pour franchir cette étape décisive. J’étais toujours inquiet à l’idée de ce qui pourrait nous arriver une fois que tout le monde serait au courant.

Le reste de la semaine se déroula sans incident jusqu’au jeudi après-midi. Brent avait quitté le lycée, et quelques-uns de ses amis de Première en avaient profité pour s’en prendre à Jared. Il se trouva que Brian et moi étions dans les parages quand nous fûmes alertés par le bruit d’une bagarre. Quand Brian comprit ce qui se passait, il traversa la foule et mit littéralement K.O. l’un des agresseurs d’un direct du droit à la mâchoire.

Jared semblait se défendre honorablement contre ses trois assaillants, mais après que Brian en eut neutralisé un, les deux autres lui firent face, laissant une chance à Jared de se dégager et de se placer derrière Brian.

Brian les défia du regard, attendant que l’un deux fasse un geste. Je me frayai un passage à travers l’attroupement de curieux jusqu’à arriver à ses côtés.

Brian gronda d’une voix basse et menaçante, qui je savais était le signe qu’il était prêt à tuer :

– Je vous conseille de partir tant qu’il est encore temps. Je n’ai pas envie d’avoir votre sang sur mes vêtements.

Les deux voyous le scrutèrent du regard, mais n’osèrent pas attaquer. Brian avait acquis une certaine réputation après sa bagarre avec Brent, plus tôt dans l’année.

Pendant ce face-à-face, je pus jeter un coup d’œil aux blessures de guerre de Jared. Il avait pris un coup dans l’œil gauche, et sa joue gauche était légèrement entaillée. Il n’avait pas d’autres traces visibles. Je trouvais la situation comique. Si quelqu’un me donnait aussi un œil au beurre noir, nous pourrions former un club.

Personne ne bougea jusqu’à l’arrivée de M. Johnson, escorté de deux agents de sécurité. La foule se dispersa progressivement.

– Encore vous, M. Kellam ? Très bien, qui a commencé ?
– C’est eux, répondirent cinq garçons d’une seule voix.

Le sixième resta inconscient.

– Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
– Kellam l’a frappé au visage, dit l’un des assaillants. Il ne le regardait même pas.
– Il ne me regardait pas parce qu’il était trop occupé à persécuter Jared.
– Venez tous avec moi.

M. Johnson fit signe à l’un des agents de sécurité de rester avec la belle au bois dormant en attendant l’arrivée de l’infirmière. Les autres nous accompagnèrent, suivis par un prof qui était arrivé juste après M. Johnson.

Dans le bureau, nous fûmes séparés en deux groupes. M. Johnson nous rejoignit en premier.

– Bien, bien. Encore une bagarre à l’actif de M. Kellam. Pourquoi est-ce que je ne suis pas surpris ? dit le vice-proviseur en se pinçant les lèvres d’un air amusé. Je suppose qu’ils ont attaqué M. Tanner et que vous êtes arrivé à la rescousse ?
– Exactement, dit Brian.
– Comment est-ce que vous avez mis ce garçon K.O. ?
– Je n’ai porté qu’un coup. Je voulais attirer leur attention.
– Objectif atteint, semble-t-il. Je vous fais confiance, M. Kellam. Je ne vais pas vous demander pourquoi la bagarre a éclaté.
– Elle a éclaté, dit Jared, parce que je suis gay.
– C’est ce que je me suis laissé dire, M. Tanner, dit M. Johnson en hochant la tête.

Jared n’était pas surpris que M. Johnson connaisse son orientation. Il devait penser que tout le monde était au courant.

– Allez à l’infirmerie et demandez un sac de glace avec une compresse de gaze. Je ne veux pas avoir de sang sur le sol de mon bureau, dit-il en souriant.
– Oui, Monsieur.

Jared se leva et suivit les instructions de M. Johnson.

– Que vais-je faire de vous ? Cette mauvaise habitude que vous avez prise commence à être problématique, Brian.

Je fus surpris d’entendre M. Johnson appeler Brian par son prénom. Je l’avais toujours entendu dire Monsieur ou Madame auparavant, même quand il s’adressait aux profs.

– S’ils nous laissaient tranquilles, mes amis et moi, je ne serais pas aussi souvent ici.
– On dirait que vous vous êtes déjà battu cette semaine. Pas dans l’enceinte du lycée, j’espère ?
– Non. Mon… Mon frère et moi nous sommes battus. Il est aussi amoché que moi.
– Il n’y a pas de quoi être fier. À quoi dois-je m’attendre pour l’année prochaine ? A la même chose ?
– Si les choses restent en l’état, oui. Elles pourraient empirer, cependant.
– Pour quelle raison ?

Brian tourna la tête vers moi pour demander ma permission. J’acquiesçai et posai une main sur son épaule.

– Nous sommes gays, nous aussi. Nous pensons sortir du placard l’année prochaine.

M. Johnson cligna des yeux de surprise plusieurs fois.

– Je vois. Je vais avoir du pain sur la planche. Pourquoi pensez-vous devoir « sortir du placard » ?
– Nous en avons tous les deux assez de nous cacher. Si d’autres couples peuvent s’embrasser et se tenir la main dans les couloirs, alors nous devrions pouvoir en faire autant.
– Est-ce que vous avez bien réfléchi aux conséquences ?
– Bien sûr, répondis-je. Nous avions d’abord pensé sortir du placard aujourd’hui, mais nous avons décidé ensemble d’y réfléchir encore un peu.
– Et compte tenu de ce qui vient de se passer, ajouta Brian, les gens se posent déjà des questions sur nous. Ce serait juste une confirmation. En étant trois, nous pourrons nous défendre plus facilement. Et je suis sûr qu’il y en a d’autres dans notre cas.

Jared revint dans le bureau avec une compresse.

M. Johnson hocha la tête pensivement. Il sortit une feuille de papier et prit quelques notes.

– Montrez-moi cette coupure, Jared.

Jared obtempéra. La plaie était superficielle, à peine un demi-centimètre.

– Ce n’est pas profond, mais vous pourriez garder une cicatrice. Je vous conseille d’aller voir votre médecin.
– D’accord, je le ferai.
– Est-ce que vous avez fait les formalités de fin d’année à la bibliothèque et à la sécurité ?
– Non, pas encore, répondis-je, et Brian secoua la tête.
– C’est déjà fait, en ce qui me concerne, dit Jared.
– Alors vous pouvez y aller. Maintenant, je vais m’occuper des voyous à côté. Passez de bonnes vacances, les garçons. Je vous reverrai au mois d’août.
– Merci, M. Johnson.
– Je vous en prie, Brian.

Des éclats de voix nous parvinrent de la pièce à côté quand M. Johnson ouvrit la porte. En partant, nous l’entendîmes crier : « Silence ! »

Brian et moi expédiâmes les formalités et prîmes le chemin de la maison, après avoir invité Jared à nous rejoindre plus tard.

Une nouvelle année scolaire venait de se terminer. Nous serions en première à l’automne, et Jared serait en terminale. J’avais du mal à le croire, mais c’était pourtant vrai.

Sur le chemin du retour, je pensais à tout ce que nous pourrions faire ensemble, par exemple du camping à la plage ou à la montagne. Nous pourrions nous rendre partout où une voiture nous emmènerait, à condition que Ben et Lisa soient d’accord pour laisser partir Brian. J’étais sûr qu’ils le seraient.

Ce serait génial de partir en road trip pendant un mois. Nous pourrions nous rendre dans la petite ville où nous avions séjourné deux ans plus tôt, avant de poursuivre la route jusqu’à la baie de San Francisco. Il nous faudrait rendre visite à Chris et sa mère, ainsi qu’à Danny. Puis nous irions à Los Angeles découvrir ses parcs et ses plages, ferions une halte à Phoenix, remonterions jusqu’au Grand Canyon et Las Vegas et rentrerions par les Sierra jusqu’à Yosemite, Lassen Park, Crater Lake et Bend. Personne ne nous presserait. L’argent n’était pas un problème. J’en avais plein de côté pour le voyage, et Kévin me laisserait le dépenser. Il n’avait pas vraiment le choix, mais j’aimais lui donner l’illusion du pouvoir.

– Euh, Pete ? Est-ce que nous allons quelque part ? Je pensais que nous rentrions à la maison.

J’étais tellement concentré sur la planification de notre voyage que je dépassai notre rue ! Je tournai à l’intersection suivante en maugréant pendant que Brian me taquinait, et nous arrivâmes derrière la maison.

– Où avais-tu la tête ?
– Je faisais des projets pour cet été.
– Ah bon ? Raconte !
– Oh, je ne sais pas. Peut-être du camping à la plage ou à la montagne. Ou bien un voyage dans le Sud. Je ne suis pas encore fixé.

Brian soupira et me tapota affectueusement la cuisse, me procurant un frisson.

– Ce serait chouette. J’aimerais bien voir l’endroit où tu es allé camper avec ta famille, dans le Sud de l’Oregon. Je ne me souviens plus du nom de l’endroit.
– C’était à Brookings. Oui, quelque chose comme ça. Peut-être que Jason, Ray ou Jared pourraient nous accompagner.

Brian signifia son accord pendant que nous nous garions dans l’allée. Je sus dès ce moment que nous ferions le road trip. Je voulais montrer tous ces endroits à Brian. Ils me tenaient à cœur et j’espérais que la magie opérerait également pour Brian.

Jason et David étaient rentrés. Ils étaient dans la cuisine, à la recherche d’un en-cas. Ils ne portaient rien d’autre que leur caleçon.

– Salut les gars, dit Brian avec un sourire taquin. Alors, on s’amuse bien ?

Jason jeta un regard noir à Brian, qui resta impassible.

– Nous trouvons toujours le moyen de nous amuser, n’est-ce pas, Jason ? répondit David.

Celui-ci rougit jusqu’aux oreilles et essaya de se cacher dans le réfrigérateur.

– Mince alors, il ne blaguait pas en parlant de ton cocard. Où est-ce que le gars t’a frappé ?
– Ici, répondit Brian en montrant le haut de la pommette. Ça ne me fait pas vraiment mal, c’est juste que mon œil a bien gonflé. C’était un coup imparable.
– Bien sûr, dit David en souriant, visiblement peu convaincu.

Puis David rejoignit Jason qui cherchait quelque chose dans le frigo. Alors que Pete et moi montions nous changer dans notre chambre, nous entendîmes David s’exclamer :

– Oh ! De la crème Chantilly ! Et du MIEL !

Nous éclatâmes de rire et fermâmes la porte derrière nous.

Pendant que nous nous déshabillions, j’entendis Brian dire « Mmmh… De la crème Chantilly… » en imitant la voix d’Homer Simpson, et je partis dans un fou rire. Je ne pus lui opposer aucune résistance quand il me sauta dessus sur le lit, puis je me laissai faire.


Quand j’entendis le vacarme dans le couloir et que j’aperçus Jared au centre de l’attroupement, mon sang ne fit qu’un tour. Je me mis à courir, porté par mon seul instinct. Je ne voyais rien d’autre que la mâchoire de cet enfoiré. L’instant d’après, son corps heurtait le sol et deux autres individus me faisaient face. Je me souviens vaguement de les avoir menacés, puis M. Johnson était arrivé.

Je me souviens parfaitement de tout à partir de ce moment-là. M. Johnson se donnait des airs de méchant, mais c’était un homme charmant quand on le connaissait. Il avait le sens de la justice, aussi. La fois où il m’avait suspendu pendant deux semaines, il m’avait dit que si je n’avais pas répondu au coach, je n’aurais eu que la semaine réglementaire de suspension pour bagarre. Nous en avions discuté longuement, et il avait appris à me connaître un peu. Il m’avait demandé d’éviter les bagarres, et je lui avais répondu du tac au tac que j’éviterais toutes les bagarres que je commencerais. Il avait éclaté de rire et m’avait renvoyé à la maison.

Pete me raconta plus tard comment j’avais tenu tête aux agresseurs de Jared, en leur disant que je ne voulais pas de leur sang sur mes vêtements, mais je ne me souvenais pas d’avoir prononcé cette phrase. Quoi qu’il en soit, mes vêtements et leur visage étaient restés propres.

Sur le chemin du retour, Pete semblait préoccupé. Je ne savais pas à quoi il pensait et évitais de lui adresser la parole. Je craignais qu’il ne m’en veuille d’être intervenu au milieu d’une bagarre sans réfléchir. Alors que nous nous rapprochions de la maison, je commençais à imaginer toutes les raisons pour lesquelles il pourrait m’en vouloir, et bien sûr mon esprit fut fertile en scénarios catastrophes.

Ce n’est que lorsque Pete dépassa notre rue que je brisai le silence, et il sembla encore plus énervé que je lui fasse remarquer. Je tentai de détendre l’atmosphère avec un rire forcé pour lui arracher un sourire. Ce fut un échec, ce qui m’amena à lui demander à quoi il pensait.

Je fus surpris quand il me répondit qu’il faisait des projets pour l’été. J’étais excité à l’idée de partir avec Pete en road trip pendant une quinzaine de jours, juste lui et moi. La présence de Jason et David m’aurait fait plaisir, tout comme celle de Jared et Ray, mais ils ne sortaient plus ensemble et je me doutais que sa famille d’accueil ne le laisserait pas nous accompagner pendant deux semaines. C’était comme s’il était en liberté surveillée.

Quand nous rentrâmes à la maison, nous trouvâmes Jason et David dans la cuisine, à la recherche d’un en-cas. Ils sortaient visiblement du lit, encore un peu essoufflés et les cheveux décoiffés, sans parler des reliefs dans leurs caleçons. Je ne pus m’empêcher de les taquiner.

C’était bizarre de voir Jason interagir avec David. Il était visiblement mal à l’aise de montrer publiquement ce qu’il ressentait, mais ne se cachait pas pour autant. Il allait sans doute devoir s’y habituer.

Pete et moi nous retirâmes dans notre chambre pour laisser David et Jason profiter de leur intimité. Apparemment, David venait de trouver quelque chose d’intéressant à manger, d’après l’excitation dans sa voix.

Pete ferma la porte derrière nous et se déshabilla sans se presser pendant que je retirais mes vêtements en quatrième vitesse. Je répétai ce que David venait de dire dans la cuisine et dis : « Mmmh… De la crème Chantilly… ». Pete partit dans un fou rire, et je sus qu’il était à ma merci.

Je le plaquai sur le lit et couvris son visage de baisers, tout en l’aidant à se débarrasser de ses derniers vêtements. Ce n’était pas très difficile, car entre mes coups de langue et son état proche de l’hystérie, il était incapable de se défendre. Quand il fut finalement libre, il attrapa ma tête et m’embrassa. Puis ce fut à mon tour de fondre entre ses bras.


Quelqu’un frappa à la porte, me réveillant d’un sommeil profond.

– Vous êtes là, les gars ?

C’était la voix de Jason.

J’entendis la porte s’entrouvrir, et réalisai trop tard que Pete et moi étions étendus sur le lit dans notre plus simple appareil. Jason passa la tête dans l’embrasure de la porte et la retira aussitôt.

– Désolé. Nous allons sortir dîner, puis faire du shopping et peut-être aller au cinéma. Est-ce que vous voulez venir avec nous ?

Je regardai le réveil. Il était six heures et demie. Pete s’étira à côté de moi.

– Bien sûr. Est-ce que vous pouvez nous laisser vingt minutes pour prendre une douche ?
– Pas de problème. Nous attendrons dans notre chambre. Ah, et Papa a appelé pour dire qu’il travaillerait tard ce soir.
– Merci, Jason.
– Désolé d’avoir ouvert la porte sans attendre de réponse de votre part.
– T’inquiète, répondis-je en secouant la tête. Ce n’est pas comme si nous avions quelque chose à cacher, ajoutai-je, ce qui fit sourire Pete.
– D’accord. Alors on vous attend, dit-il en refermant la porte.

Nous prîmes notre douche ensemble et sortîmes au bout de dix minutes. Ce fut amusant, mais nous nous arrêtâmes avant d’aller trop loin. Nous aurions tout le temps plus tard.

Vingt minutes plus tard, nous étions dans la voiture de David, en route vers le restaurant. Jason avait laissé sa voiture chez David, comme il savait qu’il y retournerait plus tard. Nous allions dîner dans un barbecue mongol. Je n’y avais jamais mis les pieds, mais les trois autres me juraient leurs grands dieux que c’était génial, et que leur formule à volonté aurait raison de mon appétit d’ogre. En effet, je ne fus pas déçu !

Nous évoquâmes plusieurs projets de vacances pour l’été avec Jason et David. Ce dernier proposa à Jason de l’emmener avec lui à Hawaï. Évidemment, Jason objecta qu’il ne pouvait pas payer le voyage, mais David lui dit qu’il trouverait bien une façon de lui rembourser, avec un peu d’imagination. Jason se mit immédiatement à rougir.

Pete devint pensif quand David évoqua mentionna Hawaï. Je lui donnai un coup de pied sous la table et lui dis :

–  Tu peux oublier tout de suite !

Il se contenta de sourire et se leva pour se resservir.

– Merci les gars, maintenant il faut que je le dissuade de m’emmener là-bas aussi.
– Pourquoi ? demanda David.
– Parce que je ne peux pas me le permettre, et que je veux apporter ma contribution à notre couple.

Jason prit un air soucieux en m’écoutant.

– Écoute, Brian, dit David sur un ton exaspéré, tu contribues déjà à votre couple, sinon vous ne seriez plus ensemble. Un couple ne se résume pas à qui paie pour quoi. Si Pete veut t’emmener à Hawaï ou en Jamaïque, pour ce que ça change…
– Ne lui donne pas des idées !
– … alors laisse-le faire. Quand on aime, on ne compte pas. Profites-en, et comme je l’ai dit à Jason, tu feras appel à ta créativité pour le rembourser.

Jason regarda dans ma direction, et nos regards se croisèrent. Je devinai dans ses yeux que cet aspect de sa relation avec David lui pesait autant que moi avec Pete. Je notai dans un coin de ma tête d’en reparler avec lui plus tard. L’attente fut de courte durée, comme Pete revint à la table et que je me levai pour mon quatrième bol en même temps que Jason, qui en était à son troisième. Ce n’était sans doute pas une bonne idée de laisser Pete et David seuls à table, mais je me voyais mal faire demi-tour.

– Jason, tu ne penses pas que David est en train de donner des idées à Pete, si ?
– C’est tout à fait possible, répondit-il avec un large sourire. Il doit être en train de convaincre Pete de t’emmener avec nous à Hawaï.
– Ce serait sympa, mais je n’aime pas l’idée que Pete dépense autant d’argent pour moi.
– Je sais ce que tu ressens, soupira-t-il. David fait la même chose pour moi. Il dépense sans compter.
– Mais tu connais Pete. Il n’est pas comme ça. Enfin pas en temps normal. Il vaudrait mieux que David mette de l’argent de côté pour l’université.
– Il n’a pas besoin de le faire, Brian. Il est à l’abri du besoin. Sans doute pour le restant de ses jours. Il m’a montré ses relevés de compte.
– Pourquoi est-ce qu’il a fait ça ? Pour se vanter ?
– Non, pas vraiment. Il essayait de me convaincre qu’il avait plus d’argent qu’il ne pouvait en dépenser et que je devais accepter ce qu’il dépensait pour moi. Je me suis senti insulté. J’avais l’impression de faire l’aumône ou quelque chose comme ça.
– C’est tout à fait ce que je ressens ! J’ai l’impression de vivre aux crochets de Pete.
– C’est peut-être comme ça que tu le perçois, sourit-il, mais tu te trompes. Votre amour est sincère. Personne ne peut en douter. David et moi… Nous sortons ensemble, mais est-ce que c’est vraiment de l’amour ? Je ne crois pas. Pas encore, en tout cas. C’est ce qui fait toute la différence.
– Est-ce que tu penses pouvoir passer à l’étape supérieure, à l’amour inconditionnel ?
– Peut-être, répondit-il en haussant les épaules. On verra bien. Notre relation est encore trop récente pour que je m’engage définitivement. Je pourrais très bien rencontrer quelqu’un d’autre.
– Une fille, par exemple ?
– Peut-être. Qui sait ?

Notre conversation prit fin, comme nous arrivions devant les présentoirs pour remplir nos bols de nouveau.

Quand nous retournâmes à table, je vis Pete pousser un soupir de soulagement alors que je reprenais ma place. David ne sembla pas remarquer le regard furtif que me lança Pete pour me faire comprendre que David lui tapait sur les nerfs. Je souris avec compassion et lui tapotai affectueusement la jambe sous la table. La conversation reprit un cours normal jusqu’à la fin du repas. David insista pour payer l’addition.

Notre prochain arrêt fut le centre commercial de Washington Square. Nous nous mîmes d’accord pour nous séparer et nous retrouver au niveau de l’aire de restauration une heure plus tard. Pete et moi partîmes d’un côté, et David et Jason de l’autre.

– Qu’est-ce que tu penses de David, Bri ?
– Euh, il est sympa, je dirais. Pourquoi ?
– J’ai toujours une sorte de malaise quand il me parle.
– C’est-à-dire ? demandai-je.
– Il n’arrête pas d’étaler son argent.
– Quand tu étais au buffet, il m’a dit que l’argent ne suffisait pas pour qu’une relation soit durable.
– Ah bon, il t’a dit ça ? s’étonna Pete.
– Pas exactement en ces termes, mais nous discutions de ce que chacun apporte à une relation. Il disait que l’argent n’était pas la réponse à tout et qu’un couple ne se résumait pas à qui payait pour quoi.

Pete resta silencieux pendant un moment. Je savais que je l’avais vexé, mais je ne voulais pas relancer la conversation. Je le suivis chez Suncoast Video et chez Babbage, pendant qu’une boule se nouait dans mon ventre. Pete s’en rendit compte quand nous sortîmes du magasin d’informatique et me conduisit jusqu’à un banc.

– Qu’est-ce qui ne va pas, Brian ? Est-ce que j’ai dit quelque chose ?
– Non. Et moi ?
– Non. Enfin si, mais ça m’a juste fait réfléchir.
– Alors tu n’es pas fâché ?
– Bien sûr que non, Bri.
– Ah, tant mieux. Je pensais que tu l’étais.
– Non.

Il prit un CD et examina la pochette.

– Est-ce que tu m’en veux pour l’argent que je reçois, Bri ?

Sa question me prit par surprise.

– Est-ce que je t’en veux ? C’est une bonne question. D’une certaine façon, oui. Mais je ne pense pas que ce soit  vraiment du ressentiment. Je crois surtout que je suis jaloux.
– Pourquoi ?
– Parce que… Euh…

Je levai la main pour lui montrer l’anneau.

– Je suis jaloux parce que j’aimerais bien pouvoir t’acheter des choses comme ça tout seul, sans que tu sois obligé de dépenser ton argent pour que je puisse te faire des cadeaux. Enfin je veux dire… Laisse tomber. Je ne sais même pas ce que je veux dire, exactement.
– Moi, je sais, dit Pete d’une voix douce. Je sais exactement ce que tu veux dire. Mais je ne sais pas ce que je peux y changer, dit-il avec tristesse.
– J’essaie, Pete. J’essaie vraiment. Je sais que tu voudrais que je ne sois pas comme ça, et je devrais sans doute évoluer de mon côté, mais je n’y arrive pas.

Soudain, le visage de Pete s’illumina.

– Tu sais ce que ça veut dire pour moi ?
– Non…
– Tu as peur que si je paie pour quelque chose que tu veux m’offrir, ça compte moins, c’est ça ?
– Oui, en quelque sorte. C’est comme si je vivais à tes crochets.
– Mais le fait que tu veuilles me faire plaisir sans mon aide donne encore plus de sens à ton geste. J’aurais pu m’acheter un anneau identique au tien quand j’étais dans la boutique, mais ça ne collait pas. Je sais que tu veux m’en acheter un aussi, n’est-ce pas ?

J’acquiesçai.

– Comme ça, tu pourras choisir l’inscription, c’est bien ça ?

J’acquiesçai de nouveau.

– Alors allons-y et fais ce que tu avais prévu. Je paierai et tu me rembourseras.
– Il faudra que je trouve un boulot, et il me faudra des mois pour te rembourser.
– Est-ce que tu as écouté ce que disait David, Bri ? L’argent n’a pas d’importance ! Peu importe qui paie la facture ! C’est ton amour qui m’achètera cet anneau, Bri.
– Alors c’est comme si tu achetais mon amour !
– Oui, et je paie pour un gigolo de luxe.

Il vit mon visage s’assombrir et enchaîna rapidement.

– Brian, réfléchis. Écoute, ça fait presque huit mois que nous sommes de nouveau ensemble, non ?
– Si, à la fin du mois.
– Est-ce que tu m’aimes toujours ?
– Évidemment !
– Je suis à toi et tu es à moi, tu me suis ?
– Oui…
– Et tout ce qui est à moi est à toi, et vice-versa, d’accord ?

Quand je compris où il voulait en venir, je protestai :

– Je n’ai pas le droit de prendre ton argent, Pete.
– Tu ne le prends pas. Je te le donne ! Brian, tu es toute ma vie. C’est comme si je t’avais épousé. Essaie de voir les choses comme ça. Je gagne l’argent de la famille, et tu es mon mari adoré.

Il me souriait avec enthousiasme, et même si j’aurais pu m’offusquer d’être comparé à une femme au foyer, j’étais incapable de lui en vouloir. C’était logique, d’une certaine façon. Je n’étais pas certain d’être totalement convaincu, mais je me promis de faire un effort. Je voyais bien qu’il était content de me faire des cadeaux et de partager sa chance avec moi (si l’on peut considérer la perte de ses grands-parents comme une chance).

– Brian, je t’ai demandé si tu voulais passer le reste de tes jours avec moi. Tu étais d’accord. Est-ce que tu as changé d’avis ?
– Comment ?
– Est-ce que tu as…
– Non, non, bien sûr que non !
– Alors ça veut dire qu’il faut accepter de tout partager ensemble.
– Mais je veux participer aussi !

J’avais crié suffisamment fort pour que des gens se retournent. Je poursuivis en baissant la voix :

– Je veux prendre ma part dans nos dépenses. 
– Brian, mon coeur, tu le fais déjà. Je donnerais mon dernier centime, et plus encore, juste pour être sûr de te garder à mes côtés. L’argent n’a aucune importance, comme l’a dit David.
– Ça ne m’avance pas sur la façon dont je peux contribuer aux dépenses de notre couple.
– Pourquoi est-ce que tu ne raisonnes qu’en termes matériels ? Je suis tombé amoureux de toi pour ce que tu es, Bri, et pour rien d’autre. Pourquoi est-ce que tu es tombé amoureux de moi ?

C’était une bonne question. Pourquoi est-ce que j’avais succombé à ses charmes ? Ce n’était pas pour l’argent. Quand j’étais tombé amoureux de lui, il avait douze ans et les poches vides.

– Pour les mêmes raisons.
– Alors pourquoi est-ce que l’argent changerait quoi que ce soit ? Tu me donnes tout ce dont j’ai besoin, Brian. Tout. Est-ce que tu cesserais de m’aimer si l’argent s’envolait ?
– Non.
– Pourquoi pas ?
– Parce que je me fiche pas mal de l’argent !

De nouveau, j’avais élevé la voix, ce qui nous attira des regards. Je vis un agent de sécurité s’approcher de nous en nous fixant du regard.

– Il faut que tu te décides. Soit l’argent a de l’importance, soit il n’en a pas. S’il en a, alors il faut que tu te trouves un job pour avoir tes propres revenus. S’il n’en a pas, alors je partagerai le mien avec toi. Il faut que tu te…
– Est-ce qu’il y a un problème, ici ?
– … décides.

Pete leva la tête vers l’agent de sécurité.

– Aucun problème. Nous sommes simplement en train de discuter.
– Ça ressemble davantage à une dispute. Vous allez devoir circuler. Vous faites trop de bruit.
– Nous avions une conversation animée, c’est tout, dis-je.
– Je m’en fiche. Circulez, sauf si vous préférez que j’appelle la police ?

Se détournant de l’agent, Pete dit :

– Brian, est-ce que tu comprends ce que j’essaie de te dire ? C’est à toi de décider. Tu sais ce que j’en pense.
– Il n’y a rien à décider, Pete. C’est juste une question de temps.
– Fichez-moi le camp !
– Ça ne vous regarde pas, dis-je. C’est une discussion privée. Nous ne sommes pas en train de nous battre.
– Je vous l’ai déjà dit, je m’en fiche. Levez-vous de ce banc et circulez, et plus vite que ça !
– Viens, Pete. Ce pervers prend trop de plaisir à nous écouter.

Avant que le vigile ne puisse répondre, je me levai et me dirigeai vers la boutique Fye’s Music and Movies près du magasin J.C. Penny. Pete adressa un sourire insolent à notre tourmenteur puis me suivit à travers la foule.

Nous retrouvâmes Jason et David pile à l’heure convenue et décidâmes d’aller au cinéma avant de retourner nous poser chez David. Nous prîmes la route de Wilsonville, mais changeâmes d’avis en chemin et finîmes par aller directement chez David pour regarder un film chez lui.

Pete et moi nous installâmes sur le fauteuil, laissant le canapé à Jason et David. Nous lançâmes le premier Indiana Jones, Les Aventuriers de l’Arche Perdue, après avoir préparé du popcorn et des chips. Vers la fin du film, le téléphone sonna. David se leva pour répondre. Il ne revint qu’une demi-heure plus tard et s’assit sans dire un mot. Jason lui chuchota à l’oreille, mais David secoua la tête, gardant le silence.

Le film se termina vers onze heures et demie. Jason appela la maison et laissa un message pour dire que nous dormirions sur place. David disparut pendant un moment, suffisamment longtemps pour que Jason parte à sa recherche. Quand il revint, Pete et moi avions lancé le second film.

Jason s’assit sur le canapé et remit ses chaussures, qu’il avait enlevées en arrivant.

– Venez. Nous rentrons à la maison.

Pete et moi échangeâmes un regard inquiet, mais restâmes silencieux et suivîmes les instructions de Jason. Sur le chemin du retour, un silence pesant s’installa dans la voiture. Ne voulant pas faire de vagues, je restai assis à l’arrière sans dire un mot. Pete jetait des coups d’œil fréquents à Jason avec une inquiétude croissante.

Incapable de se retenir plus longtemps, Pete rompit le silence :

– Qu’est-ce qui s’est passé, Jason ?
– Rien. Ne t’inquiète pas.
– Euh, c’est un peu tard, frérot.

Jason lui décocha un regard irrité, puis soupira.

– Le père de David a appelé. Ses parents reviennent en ville après-demain. Ils restent deux mois.
– D’accord… Est-ce qu’il t’a dit quelque chose ?
– Oui. Il m’a dit d’aller me faire voir.
– Comme ça ? Sans prévenir ?
– Non. Je ne vais pas te raconter ce qui s’est passé, mais il était temps de partir.

Le silence revint, et se prolongea jusqu’à ce que nous nous garions dans l’allée.

– Je suis désolé, Jason, dit Pete.
– Ne le sois pas, Pete. David a des problèmes personnels à régler. Par ailleurs, j’ai appris quelque chose, ce soir. Quelque chose que j’aurais dû savoir depuis longtemps.
– C’est-à-dire ?
– J’ai découvert que je ne le connaissais pas aussi bien que je ne le pensais.
– Est-ce que c’est fini entre vous, Jase ? demandai-je.
– Je ne sais pas. Nous verrons dans un jour ou deux. Il a besoin d’être seul pour le moment.

Jason déverrouilla la porte d’entrée et en entrant, nous découvrîmes Kévin endormi devant la télévision, une bouteille de Crown Royal vide sur le sol à côté de lui.

Porter Kévin à l’étage fut une vraie corvée. En nous y prenant à trois, il n’était pas si lourd, mais c’était du poids mort, avec ses bras et jambes qui pendaient de tous les côtés. Il se réveilla juste au moment où nous le posions sur son lit et se précipita vers les toilettes. Il n’y parvint pas tout à fait à temps. Jason le regarda avec une expression où se mêlaient l’inquiétude et le dégoût.

– Allez vous coucher, les gars. Je vais m’occuper de lui.
– Non, Jase. Nous allons le faire ensemble, dit Pete.

Jason sonda le regard de Pete, puis le mien. J’approuvai de la tête.

– Merci, dit-il doucement.

Je souris, et nous nous attelâmes à notre tâche.

Kévin était accroché à la cuvette des toilettes et gémissait, à moitié allongé sur le sol. D’une voix pâteuse, il dit :

– P-pitié, a-achevez-moi.
– Je ne crois pas, Papa, dit Jason. Nous allons te nettoyer et te mettre au lit. Brian, appelle ton père. Demande-lui de passer, d’accord ?
– Bien sûr, Jase.

Je courus vers le bureau et composai le numéro de mon père. Il répondit à la quatrième sonnerie.

– Allo ? dit-il d’une voix ensommeillée.
– Papa, il faut que tu viennes.
– Brian ? Maintenant ?
– Oui. C’est Kévin. Il est en mauvais état.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? dit mon père, désormais pleinement réveillé.
– Nous l’avons trouvé sur le canapé avec une bouteille de whisky vide à côté de lui. Il a vomi dès qu’il s’est réveillé.

J’entendis un long soupir.

– D’accord. Je serai là d’ici vingt minutes. En attendant, prenez soin de lui.
– D’accord, Papa. La porte sera déverrouillée.
– A tout à l’heure, Brian.

Je descendis l’escalier et déverrouillai la porte, puis rejoignis les autres. Kévin était plus ou moins agenouillé devant les toilettes, et l’odeur doucereuse de l’alcool flottait dans l’air.

– Papa sera là dans vingt minutes.
– Non ! P-pas ton père, articula péniblement Kévin. J-je vais bien. Vraiment.

Puis il vomit de nouveau.

– Euh, je ne crois pas, Papa, dit Jason quand il eut terminé. Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?
– Fait quoi ? dit Kévin d’une voix rauque.
– Pourquoi est-ce que tu t’es saoulé ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Me punit. Mais c-c’est ton fils, je te dis. Pas mon f-fils. P’tain, pas la p-peine de hurler. Tu p-prends d-déjà tout ! Même la m-maison !

Ses marmonnements devinrent trop faibles pour être intelligibles.

– Chut, Papa, ça va aller. Repose-toi, d’accord ?
– T-tu es un bon f-fils, Jason, dit Kévin. Toi aussi, J-Jeff, ajouta-t-il en me fixant de son regard hébété.

Alarmé, je jetai un coup d’œil à Jason, mais il ne semblait pas avoir relevé.

– Repose-toi, Papa.

Kévin ne répondit pas, mais commença à ronfler légèrement, la tête posée sur le rebord des toilettes.

Nous l’observâmes quelques instants en silence. J’avais trop peur pour parler. Ce que Kévin avait dit dans son délire laissait penser que Sharon avait demandé à tout avoir. Il m’avait même appelé Jeff ! Il devait vraiment être dans un état second.

– Qu’est-ce que vous en pensez, les gars ? demanda Jason.
– Euh, de quoi est-ce que tu veux parler ?

Son regard troublé me donna la réponse.

– Je ne sais pas, Jason. J’ai compris qu’il avait parlé à Sharon, et que ça ne s’était pas bien passé.
– Oui, c’est ce que j’ai compris aussi. Elle prendrait la maison ?
– Je ne pense pas qu’elle ait le droit. Au pire, elle sera vendue et chacun touchera la moitié.

Jason jeta un coup d’œil autour de lui, comme s’il inspectait la maison.

– C’est la seule maison que j’aie jamais connue.
– Nous ne savons pas encore ce qui s’est passé, Jason, dit Pete. Ne tirons pas de conclusions hâtives. Une fois que Papa sera de nouveau sur pied, nous trouverons une solution. Pour le moment, occupons-nous de lui.

Jason esquissa un sourire triste.

Les quinze minutes suivantes semblèrent durer une éternité. Puis nous entendîmes Papa entrer dans la maison.

– Brian ?
– En haut, Papa !

Il monta les marches quatre à quatre et entra dans la chambre. Quand il posa les yeux sur Kévin, il s’exclama :

– Oh, Kévin. Pourquoi est-ce que tu ne m’as pas appelé ?

Papa l’examina pendant quelques instants, puis dit :

– Pourquoi est-ce que vous n’iriez pas vous coucher, les garçons ? Vous avez l’air épuisés. Je prends le relais. Je vais le nettoyer et le mettre au lit.
– Mais…
– Non, Jason, je ne veux rien entendre. Je prends le relais.
– Je veux juste donner un coup de main !
– Je sais que tu veux aider, dit Papa gentiment. Tu l’as déjà fait. Mais demain matin, ton père va se réveiller avec une gueule de bois monumentale. Il aura besoin de toi à ce moment-là. D’accord ?

Jason acquiesça à contrecœur. Il s’avança vers Kévin et lui chuchota quelque chose à l’oreille, puis se rendit dans la salle de bains pour se laver les mains.

– Vous devriez aller vous coucher aussi. Demain sera une rude journée, et pas seulement à cause de ce qui s’est passé ce soir. Allez-y. J’ai des affaires ici.
– Bonne nuit, P’pa.
– Bonne nuit, mon fils.

Quand Pete passa devant lui, mon père lui donna une accolade paternelle.

– Et ne crois pas que j’aie oublié mon autre fils. Bonne nuit, Pete.
– Bonne nuit, P’pa, dit Pete en souriant.


Le lendemain matin, Pete et moi nous réveillâmes plus tôt que je ne le pensais, sachant que nous nous étions couchés après deux heures du matin. Nous décidâmes d’aller courir. Rien de trop ambitieux, juste un petit footing pour activer la circulation et les muscles. En rentrant, nous terminâmes par une courte séance de musculation, prîmes notre douche et nous habillâmes pour la journée. La porte de Kévin était toujours fermée, tout comme celle de Jason. Il était neuf heures passées quand Jason nous rejoignît au petit déjeuner. On aurait dit que c’était lui qui avait bu.

– Salut, frérot. Comment est-ce que tu te sens ? demanda Pete.
– J’ai mal dormi et j’ai mal au crâne. Est-ce qu’il y a du Tylenol ici ?
– Attends, je vais regarder. Est-ce que tu veux des pancakes ?
– Avec plaisir.

Pete lança une petite bouteille de comprimés à Jason, qui la rattrapa de justesse.

– Mince alors, dis-je, tu as une sale tête. Qu’est-ce qui t’a empêché de dormir ?
– Tout ce qui s’est passé hier soir.
– Est-ce que tu t’attendais à ce que David te rappelle ?
– Je ne sais pas, soupira Jason. Il était vraiment perturbé hier soir. Et avec…

Jason s’interrompit brusquement et concentra toute son attention sur l’ouverture de la bouteille de comprimés.

– Et avec quoi ?
– … ses parents qui arrivent demain, ça ne lui laisse plus beaucoup de temps pour s’organiser.
– Il les déteste à ce point ?

Jason hocha la tête. D’une certaine façon, il semblait soulagé.

– Oui. Il a passé dix minutes à les maudire quand nous étions dans sa chambre. J’ai essayé de le réconforter, vous voyez ? Il m’a dit de ne pas le toucher, et de rentrer chez moi.

Les raisons invoquées par Jason ne me paraissaient pas suffisantes pour expliquer sa réaction. Si les choses en étaient restées là, Jason était assez grand pour faire la part des choses.

– Combien de pancakes, Jason ?
– Quatre pour commencer, s’il te plaît.
– D’accord. Peut-être que tu devrais retourner te coucher après le petit-déjeuner. Nous pouvons prendre les choses en main.
– Non, il faut que je vous donne un coup de main avec Papa.
– Je doute que tu puisses faire grand-chose, Jason, dit Pete. À part lui donner de l’eau et le regarder dormir. Et peut-être vomir de nouveau.
– On verra. Est-ce que ton père est descendu, Bri ?
– Non, pas que je sache. Nous sommes allés courir et faire un peu de musculation. Il est peut-être descendu pendant que nous étions sortis.
– Ah, d’accord. Je vais monter jeter un coup d’œil alors.

Jason se leva, mais Pete s’éclaircit la gorge.

– D’abord le petit-déj, frérot.
– Oui, Papa.
– Sers-toi un verre de jus d’orange.
– J’y vais, dis-je.
– Merci, Bri.
– Je t’en prie.

Jason resta assis juste assez longtemps pour manger ses pancakes et descendre un grand verre de jus d’orange. Dès qu’il eut terminé, il disparut à l’étage et revint quelques instants plus tard.

– Ils dorment tous les deux.
– Tu vois ? Ils ne seront sans doute pas levés avant midi, dit Pete en remplissant le lave-vaisselle.
– J’espère que non. Papa va avoir la migraine de sa vie.

Jason se rassit et joignit les mains du bout des doigts, perdu dans ses pensées.

– Vous savez, je crois que c’est la première fois que je vois Papa se saouler.
– Il n’était pas saoul hier soir, Jason, dis-je, il était raide mort ! Est-ce que c’était une bouteille pleine ?
– Je ne sais pas. Je crois qu’elle était remplie aux trois-quarts. Il avait dit qu’il travaillerait tard hier soir. Je me demande à quelle heure il est rentré.

En jetant un coup d’œil au mur où se trouvait le téléphone de la cuisine, je fus surpris de n’y voir que la prise du téléphone.

– Regardez ça !

Jason et Pete suivirent mon regard. Pete siffla tout bas.

– Je crois que nous savons où il a pris l’appel.

Il se leva et chercha le téléphone. Il finit par le trouver en morceaux sur le sol de la buanderie. Le lave-linge comportait un impact récent, laissant apparaître la tôle nue là où la peinture avait sauté.

– Venez voir ! Mince alors, il devait être furieux.

Jason regardait les débris du téléphone avec stupéfaction.

– Euh, Jason ?
– Oui ?
– Est-ce que ça va ?
– Oui, pourquoi est-ce que ça n’irait pas ? demanda-t-il en levant les yeux vers moi.
– Pour rien. C’était juste pour être sûr.
– Je n’arrive pas à croire que Papa ait pu faire ça. À part la bagarre que nous avons eue dans le Sud l’autre fois, je ne l’ai jamais vu manifester de violence physique.
– Je dirais qu’il a été poussé à bout, dit Pete.
– Oui. J’ai de la peine pour lui.
– J’ai de la peine pour vous tous, dis-je. Je sais que ce n’est pas facile pour toi, Jase.
– Ca va pour l’instant. Je suis juste un peu inquiet pour Papa.
– Alors ne te fais pas de souci pour moi.
– Papa ! Est-ce que tu vas bien ?

Kévin se tenait à la porte, soutenu par mon père.

– Je me sens incroyablement stupide et encore à moitié ivre, mais sinon ça va.

Il se dirigea avec précaution vers une chaise que Pete avait avancée pour lui.

– Ah, j’adore le Crown Royal. Le mal de tête est tout à fait supportable.
– Euh, Kev, tu es déshydraté, dit mon père. Attends que je commence à te donner de l’eau. Tous les effets de l’alcool reviendront.
– Ah, c’est deux cuites pour le prix d’une. Ne me fais pas vomir de nouveau, c’est tout ce que je te demande.

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.

– Ca ne dépend pas de moi. Pete ? Apporte-lui de l’eau, s’il te plaît.
– Je reviens tout de suite.
– Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi, Papa ? demanda Jason.
– Oui. Appelle Van et dis-lui que je ne viendrai pas. Il doit s’en douter, étant donné que la journée est déjà bien entamée. Merci, Pete.

Kévin avala le verre d’eau et le rendit à Pete pour qu’il le remplisse de nouveau.

– À part ça, je ne vois rien d’autre.
– Eh, Ben, tu ne devrais pas être au boulot ?
– J’ai appelé mon chef hier soir. Il m’a dit de m’occuper de toi.
– Je vais mieux maintenant, objecta Kévin.
– Nous verrons bien après quelques verres d’eau.

Le téléphone sonna à l’étage. Pete sprinta vers le bureau pour répondre. Kévin leva les yeux vers la prise téléphonique qui pendait du mur et secoua la tête.

– Que s’est-il passé hier soir, Papa ? demanda Jason.
– Je suis rentré plus tôt que prévu parce que j’avais terminé ce que j’avais prévu de faire, dit Kévin en soupirant. Quand j’ai ouvert la porte, le téléphone sonnait, et c’était ta mère.
– Ce n’est plus ma mère.

Kévin choisit d’ignorer la remarque de Jason.

– Nous avons eu… une dispute, et elle m’a raccroché au nez. J’ai perdu mon sang-froid, et apparemment arraché le téléphone du mur. Je crois que je l’ai jeté dans la buanderie, mais je ne suis pas sûr. Je ne me souviens plus très bien.
– Jason ! appela Pete. Téléphone !
– J’arrive dans trente secondes ! Que s’est-il passé ensuite, Papa ?
– Eh bien, j’avais besoin d’un remontant, qui en a appelé un autre, puis un autre, et je ne me souviens plus de rien après ça.
– Combien y avait-il de whisky dans la bouteille quand tu as commencé à boire ?
– Je ne sais pas. Peut-être les deux tiers ? Pourquoi ?
– Parce que tu l’as, euh, terminée.
– Ah bon ? dit Kévin en souriant. Je n’avais rien fait de tel depuis l’université !

Il semblait même fier de ses exploits.

– Jason !
– J’arrive ! Il faut que j’aille prendre cet appel.
– Bien sûr, fiston.

Jason monta les escaliers en courant, et Pete revint dans la cuisine.

– Qu’est-ce que j’ai raté ?
– La confession de Kévin.
– Oh zut ! Je voulais l’entendre.
– Il n’y avait rien d’intéressant, dis-je.
– Euh, Papa ? fit Pete en levant les yeux vers Kévin.
– Oui, mon garçon ?
– Quel était la raison de votre dispute ?
– Entre autres, le devenir de cette maison. Elle en demande la moitié.
– Il y a quelque chose que je ne comprends pas, dit Pete.
– Qu’est-ce que c’est, Pete ?
– Pourquoi est-ce qu’elle est aussi vindicative ?
– Je ne sais pas vraiment. Je crois qu’elle a… une altération de son jugement. Je vous ai dit qu’elle ne s’était jamais vraiment remise du suicide de Jeff. Quand elle a appris que Jason aurait peut-être pu l’empêcher, elle a cessé de réfléchir de façon rationnelle. Le nom de Jason revenait tout le temps dans la conversation. Cette idée l’obsède.
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
– La traîner en justice. Comment pourrais-je faire autrement ? Van connaît un excellent avocat spécialisé dans les affaires de divorce. Il lui fait la faveur de me défendre. Personnellement, je n’aime pas trop ce type, mais c’est un des meilleurs dans son domaine.
– Alors il n’y a plus d’espoir ? demanda Pete.
– Désolé, Pete. Je n’en vois pas. Je vais devoir me battre, et ça risque de ne pas être joli à voir, mais je n’ai pas le choix.

Kévin resta silencieux pendant quelques instants, jouant à faire tourner l’eau dans son verre.

– Qui demandait Jason au téléphone ? demanda-t-il.
– David.

J’interrogeai Pete du regard, et il haussa légèrement les épaules.

– Bois, Kévin, interrompit Papa. Avec un peu de chance, tu te rendormiras sans ressentir les effets indésirables de ton retour de cuite.
– D’accord, d’accord, Ben. Peut-être que je devrais monter me coucher avant d’être de nouveau saoul ? demanda Kévin en souriant de nouveau.
– Ce serait sans doute une bonne idée.
– D’accord. Bonne nuit, les garçons.
– Dors bien, Papa.
– Bonne nuit, Kévin.

Une fois qu’il se fut éloigné, je dis :

– Il a l’air de bien tenir le coup. Surtout quand on pense à l’état dans lequel il était hier soir.
– Oui, c’est vrai, dit Pete en s’asseyant à côté de moi et passant le bras autour de mes épaules. J’espère que les choses vont s’arranger. Je n’aime pas voir Kévin comme ça.
– Oui, et Jason non plus. Qu’est-ce que David avait à dire ?
– Il a dit qu’il voulait s’excuser auprès de Jason. Et auprès de nous.
– Il doit bien ça à Jason. Est-ce que tu sais ce qui s’est passé entre eux ? Je suis sûr que Jason ne nous a pas tout dit.
– Aucune idée. Peut-être qu’il nous le dira plus tard.
– Vous dira quoi ?

Jason était revenu sans que nous l’ayons entendu.

– Ce qui s’est passé dans la chambre de David hier soir.
– Je ne peux pas. C’est entre lui et moi.
– Est-ce que tu vas le revoir ? demanda Pete.

Jason hocha la tête.

– Il est en chemin. Nous allons discuter et nous verrons bien ce qu’il en sortira.
– Comment est-ce que tu te sens, frérot ?
– Je ne sais pas. Nerveux, je dirais. J’ai peur.

Je me levai et donnai une accolade à Jason.

– Je sais exactement ce que tu ressens. Nous sommes là, ne t’inquiète pas.

Jason baissa le regard vers moi et me donna une accolade à son tour.

– Je sais, Bri.

Pete et moi débarrassâmes les restes du petit-déjeuner, puis nous installâmes dans le salon avec Jason en attendant David.

Quand il fit son apparition, David était dans un sale état. Il portait les mêmes vêtements que la veille et ne s’était pas douché. Son visage était fermé, presque tordu dans une grimace de douleur. Il ne salua personne et se dirigea directement vers l’escalier. Jason le suivit avec une expression indéchiffrable.

Pete et moi restâmes devant la télévision, ne tenant pas en place sur le canapé. Nous étions impatients de savoir ce qui était en train de se dire à l’étage. Quand il descendit vers midi, Jason était détendu, mais il avait quand même l’air inquiet.

– Jason ?
– David s’est endormi. Nous avons bien discuté, Bri.
– Alors, est-ce que vous avez résolu vos problèmes ?
– Non, mais nous travaillons dessus. C’est ce que vous faites, non ?

Je dirigeai mon regard sur Pete, qui dormait la tête posée sur mes genoux. Il paraissait si paisible. Je lui caressai doucement la joue et murmurai :

– Oui, Jason. C’est exactement ce que nous faisons.


Chapitre 15

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