Pour l'amour de Pete

Roman gay inédit - Tome II - Brian et Pete

Chapitre 17 - Enfin seuls

Nous prîmes la route de Hillsboro peu après six heures du matin, le lundi 22 juin 1998. C’était la première fois que Pete et moi étions vraiment indépendants, sans personne pour nous surveiller, ni horaires à respecter. Un mois entier, à l’exception de quelques jours avec ma mère en Californie. Le soleil chassa la brume, laissant augurer d’une belle journée.

Nous suivîmes la Highway 26 vers l’Ouest en direction des plages et croisâmes la 101 environ une heure plus tard, que nous suivîmes vers le Sud. Pete s’arrêta au premier point de vue panoramique sur la route. Je sortis et fus subjugué par la vue sur l’Océan Pacifique. Ce n’était pas tant qu’il était différent de mes souvenirs, mais c’était la première fois que je le voyais avec l’amour de ma vie.

Pete s’approcha derrière moi et m’entoura de ses bras.

– Coucou, mon cœur.
– Joyeux anniversaire, chéri.

Je tortillai mon bras en arrière et approchai sa tête de la mienne pour lui déposer un baiser sur les lèvres. Je sortis une petite boîte de la poche de mon sweat, me retournai dans ses bras et lui tendis.

– Brian, qu’est-ce que tu as fait ?
– Ouvre-la, dis-je avec un sourire.

Il me regarda dans les yeux, le front plissé pensivement. Ses mains tremblaient légèrement en ouvrant l’écrin. À l’intérieur se trouvait un anneau identique à celui qu’il m’avait offert. Son regard devint humide. Il sortit l’anneau et l’examina, découvrant l’inscription.

– « Ma vie, mon cœur, mon âme ». C’est magnifique, Bri.

Il me serra dans ses bras pendant un long moment, puis m’embrassa avec passion.

– Je t’aime tellement. C’est parfait, dit-il en passant l’anneau à son doigt. Merci Bri. Ça me touche beaucoup. Je ne trouve pas les mots, bredouilla-t-il.
– Je voulais marquer le coup, comme c’est ton premier anniversaire depuis que nous sommes de nouveau ensemble.
– Rassure-toi, tu as bien réussi ton coup, dit-il, le sourire fendu jusqu’aux oreilles.

J’étais content de le voir aussi heureux.

– Je ne peux pas attendre de t’avoir à moi tout seul ce soir.

Nous échangeâmes un nouveau baiser.

– Comment est-ce que tu as fait pour trouver l’argent ?
– Ne t’inquiète pas, mon cœur. Tu vaux tout l’or du monde, et bien plus encore.

Nous restâmes dans les bras l’un de l’autre en écoutant le bruit des vagues.

– Je n’arrive pas à croire que nous soyons enfin seuls.
– C’est pourtant vrai, Bri. Il n’y a que nous et la route. Et le portable, mais nous pouvons l’éteindre.

A défaut de voir son visage, je l’entendais sourire.

– J’ai dit à Kévin que nous l’appellerions vers midi.
– Il est pire qu’une mère poule.

Pete gloussa.

– Je crois que nous devrions sans doute appeler mon père aussi quand nous nous arrêterons. Avec un peu de chance, il sera encore au travail et nous tomberons sur le répondeur.

Pete resserra son étreinte et je m’inclinai en arrière, reposant mon poids sur lui.

– Je t’aime, Bri.
– Moi aussi, mon cœur. Est-ce que tu as décidé où nous passerions la nuit ?
– Je pensais qu’on pourrait s’arrêter à Florence, c’est à environ deux cent cinquante kilomètres d’ici. Nous pourrions camper pour la nuit.
– Ca me paraît bien. Ce n’est pas trop loin. Trois heures de route ?
– Pas loin, si nous prenons notre temps. Nous ne sommes pas pressés, Bri. Nous avons plein de temps devant nous.

Nous restâmes encore une dizaine de minutes à regarder l’océan, respirant l’air marin et écoutant les vagues s’écraser contre les rochers, puis nous retournâmes à la voiture et reprîmes la route. Nous traversâmes plusieurs petites villes, en nous arrêtant de temps en temps.

Tillamook devait être une des villes les plus nauséabondes qu’il m’avait été donné de visiter. C’était une ville qui vivait de l’industrie laitière, avec des vaches partout. Nous décidâmes de nous arrêter à la fabrique de fromages, ce qui s’avéra être une bonne idée. Nous dépensâmes une vingtaine de dollars en fromage, saucisses pour les grillades et autres produits locaux à grignoter. Encore aujourd’hui, je me souviens de leur saveur authentique.

C’était intéressant de découvrir comment le fromage était fabriqué. Jusqu’alors, je ne m’étais jamais trop posé la question. C’était impressionnant de voir les ouvriers manipuler des meules de vingt-cinq ou cinquante kilos comme si elles ne pesaient rien.

Après Tillamook, nous roulâmes avec les fenêtres ouvertes pour aérer la voiture, et parcourûmes les soixante kilomètres qui nous séparaient de Lincoln City. Je fus surpris par le nombre de magasins de cerfs-volants qui se trouvaient sur la promenade en bord de mer. Nous restâmes un moment à regarder voler les cerfs-volants de variétés et de tailles différentes, du modèle traditionnel en plastique aux deltas de combat superposés. L’un d’entre eux comportait huit deltas superposés aux couleurs de l’arc-en-ciel. À cause l’intensité du vent, son propriétaire était entraîné d’un côté à l’autre de la plage, comme tracté par un énorme chien au bout d’une laisse. Puis nous aperçûmes la manche à air.

Vous avez sans doute déjà vu une manche à air qui danse au gré du vent, non ? Alors imaginez une manche à air de six mètres de diamètre ! Elle était maintenue en l’air par une aile à caissons qui fournissait la portance nécessaire. C’était un spectacle incroyable.

Nous marchâmes le long de la promenade et descendîmes sur la plage après avoir enlevé nos chaussures (j’adore la sensation du sable sur mes pieds nus), puis nous retournâmes à la voiture.

Nous arrivâmes à Florence vers deux heures de l’après-midi. C’était une ville un peu plus grande que les précédentes. Nous fîmes du lèche-vitrine devant les boutiques de souvenirs, puis nous nous dirigeâmes vers les immenses dunes au Sud de la ville, où nous décidâmes de camper.

En chemin, nous passâmes devant plusieurs endroits où il était possible de louer des buggies. Nous avions vraiment envie d’essayer, mais préférâmes attendre le lendemain. Dans l’immédiat, nous voulions surtout nous installer pour la nuit et passer une soirée tranquille, juste tous les deux.

Ce projet fut contrarié par nos voisins de camping. Ils possédaient une immense caravane toute équipée, et recevaient même la télévision par satellite. Ils avaient deux garçons de notre âge. La mère de famille avait dû nous voir discuter près de notre tente et avait envoyé un de ses fils nous inviter à dîner.

Avec Pete, nous avions décidé que notre comportement serait le plus naturel possible au cours du voyage, ce qui signifiait que si nous avions envie de nous embrasser, nous n’allions pas nous cacher. Ce soir-là, le premier que nous passions tous les deux, nous n’avions cure de ce que les autres pourraient penser de nous.

Quand Jeremy, le plus jeune fils, vint nous proposer de dîner avec sa famille, Pete et moi nous tenions la main au-dessus de la table et bavardions de chose et d’autre. Pete le vit s’approcher et me pressa légèrement la main.

– Euh, salut. Je m’appelle Jeremy.
– Bonsoir Jeremy. Je m’appelle Pete, et voici Brian.

Je me tournai légèrement pour le regarder. C’était un garçon de quatorze ans qui faisait à peu près la même taille que moi, brun aux yeux marron, avec le visage très rouge. Il était corpulent et devait peser près de quatre-vingt-dix kilos. Son petit sourire timide qui ne manquait pas de charme.

– Salut, Jeremy. Enchanté.

Il devint rouge pivoine.

– Euh, ma mère m’a envoyé vous demander si vous vouliez vous joindre à nous pour le dîner. Nous allons faire des steaks hachés et du poulet au barbecue.

Il était évident que Jeremy était un garçon d’une timidité extrême et qu’il n’avait pas l’habitude de s’adresser à des inconnus.

Pete me pressa la main et je pressai la sienne en retour.

– Bien sûr, nous serions ravis de dîner avec vous, si ça ne vous dérange pas, évidemment.
– Oh non, ça ne nous dérange pas. Je crois que Maman aimerait bien être débarrassée de Patrick et moi après le dîner pour avoir un moment de tranquillité.

Son visage était tellement rouge qu’on aurait cru qu’il avait pris un coup de soleil. Il me faisait de la peine.

– Patrick, c’est ton frère ? demanda Pete.
– Oui, il a dix-sept ans.
– Ah, d’accord.

Je me levai, et Pete vint se placer à côté de moi en passant le bras autour de ma taille.

– Allons faire la connaissance de ta famille, alors.

Jeremy se figea sur place et nous contempla avec perplexité pendant quelques secondes, puis il écarquilla les yeux.

– Euh, les gars, est-ce que vous êtes…
– Affamés ? Et comment ! ne pus-je m’empêcher de le taquiner.
– Je sais, mais, euh, c’est embarrassant…
– Vas-y, Jeremy, pose ta question. Ce n’est pas grave.

Il regarda ses pieds pendant quelques secondes avant de se lancer. Sans lever la tête, il chuchota :

– Est-ce que vous êtes gays ?
– Oui, nous le sommes, répondit Pete. Est-ce que ça pose un problème, Jeremy ?
– Euh, je ne sais pas. Je n’ai jamais rencontré de gays avant.
– En fait, je pense que si, mais seulement tu ne le savais pas.

Je lui souris quand il releva la tête, et il répondit par son sourire timide.

– Allons rencontrer mes parents. Patrick sera bientôt de retour. Il est retourné en ville pour faire une course. Il avait oublié quelque chose.
– Après toi, Jeremy.

Nous le suivîmes en passant derrière la caravane et tombâmes sur son père qui préparait les braises du barbecue. Il nous tournait le dos. Il avait une cinquantaine d’années, les cheveux gris clairsemés et une légère bedaine.

– Euh, Papa ?

L’homme se retourna, et je fus surpris de découvrir un visage bienveillant.

– Oui, fiston ? Ah, bonjour les garçons.
– Je te présente Pete et Brian. Ils ont dit qu’ils étaient d’accord pour dîner avec nous.
– Si ça ne vous dérange pas, bien sûr, Monsieur, ajouta Pete.

Le père de Jeremy nous contempla pendant quelques instants, attardant son regard sur le bras de Pete autour de ma taille. Il sourit et dit :

– Au contraire, plus on est de fous, plus on rit ! Vous pouvez m’appeler Robert.
– Merci, Robert.

Pete et moi nous avançâmes pour lui serrer la main. Il avait une poignée de mains virile, à la limite de l’écrasement. Son visage marqué était adouci par un sourire que confirmaient ses yeux pétillants.

– Asseyez-vous. Qu’est-ce que je peux vous offrir à boire ? Un soda ? Une bière ?

J’échangeai un regard amusé avec Pete.

– Une bière, si vous voulez bien. Une de temps en temps, ça ne peut pas faire de mal, ajouta Pete.
– Alors ce sera une bière. Est-ce que vous avez une préférence ?
– Qu’est-ce que vous nous proposez ?
– J’ai de la Bud et de la MGD.
– MGD, s’il vous plaît, répondis-je en chœur avec Pete, ce qui fit sourire Robert.
– Jeremy, pourrais-tu aller chercher des bières pour tout le monde ?
– Bien sûr, Papa ! dit-il avec un regard animé.

Il disparut à l’intérieur de la caravane.

– Entre nous, les gars, je ne supporte pas la Bud. C’est de la pisse de cheval.

Pete et moi éclatâmes de rire en signifiant notre accord.

– Alors, d’où venez-vous, les garçons ?
– À l’origine ? De Californie. Mais nous habitons la région de Portland.
– Ah oui, Portland ? Nous sommes de Spokane. C’est notre dernier été avant le départ de Patrick, et nous voulions faire un grand tour de la côte Ouest. Et vous ?
– Nous profitons des vacances pour descendre la côte aussi. Peut-être que nous irons jusqu’en Arizona. Nous n’avons pas de plan de route très précis.
– C’est la meilleure façon de voyager. Sans se presser et sans stresser. Vous voyagez seuls ?

Je répondis sans doute un peu trop vite :

– Ma mère nous attend.

Robert éclata de rire.

– Vous êtes drôlement méfiants. Mais vous pouvez vous détendre. J’ai déjà assez de pain sur la planche avec mes deux garçons. Pourquoi est-ce que j’irais en kidnapper deux de plus ?
– On n’est jamais trop prudent, dit Pete en remuant les pieds dans le sable.
– Je comprends ce que vous voulez dire.

Jeremy revint avec quatre canettes de bière. Robert nous en donna une chacun et ouvrit la sienne.

– Je peux être certain qu’aucun de vous ne prendra le volant ce soir ?
– Non, Monsieur. Je suis responsable, dit Pete avec conviction.
– Et je n’ai pas encore le permis.

Robert prit un air inquiet.

– Quel âge est-ce que vous avez, exactement ?
– J’ai dix-sept ans depuis aujourd’hui, dit Pete avec un sourire.
– Vraiment ? Alors joyeux anniversaire !
– Merci.
– Et toi, quel âge as-tu ? demanda Jeremy.
– J’aurai seize ans en septembre.
– Moi aussi ! Quel jour ?
– Le 20.
– Ah. Mon anniversaire est le 3.
– Tu rentres en Terminale, Pete, alors ? demanda Robert.
–  Oui, et Brian aussi.
– Est-ce que tu fais du sport, Brian ?
– Je faisais du football américain et de l’athlétisme avant, mais je n’en ai pas fait cette année. Je fais aussi de la lutte, mais je ne suis pas sûr de reprendre à la rentrée.
– Comment ? demanda Pete avec incrédulité. Et pourquoi ?
– Ça me fait passer trop de temps loin de toi. Et puis je m’y suis mal pris l’année dernière.
– Brian, tu adores la lutte. Et tu pourrais atteindre le niveau régional cette année ! Tu sais, l’année dernière a été difficile pour tout le monde. Nous savons ce qu’il ne faut pas faire maintenant, et nous ne referons pas les mêmes erreurs.

Robert et Jeremy observèrent notre échange en silence.

– Pete…
– Brian, je ne vais te demander de renoncer à quelque chose que tu aimes pour quelques heures par jour, trois mois dans l’année. En plus, je passe la moitié de ce temps à dormir. Promets-moi au moins d’y réfléchir, d’accord ?

Son regard se fit implorant.

– D’accord, j’y réfléchirai. Mais c’est tout ce que je te promets.
– Ça suffira pour l’instant, mon cœur.

Je jetai un coup d’œil en direction de Robert, me rendant compte que nous nous étions outés s’il n’avait pas déjà remarqué les autres signes. Il avait une expression étrange, mais pas d’animosité, ni de dégoût.

– Euh, commença Jeremy, ça fait longtemps que vous êtes ensemble ?

Robert lança un regard furieux à son fils. Avant qu’il ne puisse le réprimander, je fis un geste d’apaisement et dis :

– Ce n’est pas grave. Ça ne nous dérange pas. Nous sommes ensemble depuis quatre ans en tout, mais nous avons été séparés pendant trois de ces années. Ça fait un peu moins de huit mois que nous sommes de nouveau ensemble. C’est une longue histoire.

Un pick-up fit son entrée dans le camping. Au volant se trouvait un jeune homme avenant avec les cheveux châtains. Il déposa un sac de courses à l’intérieur de la caravane avant de nous rejoindre.

– Va te chercher une bière, Patrick.
– D’accord.

Patrick mesurait plus d’un mètre quatre-vingts et devait peser au moins quatre-vingts kilos. Il était bien dessiné d’après ce que je pouvais voir, mais pas bodybuildé. Il revint avec une Budweiser et s’assit en face de nous.

– Salut, je m’appelle Patrick, dit-il en nous tendant la main. Ne croyez pas un mot de ce qu’ils vous ont dit sur moi, ajouta-t-il avec un sourire.

Nous lui serrâmes la main et fîmes sa connaissance pendant que Robert s’occupait des grillades.

– Alors, qu’est-ce qui vous amène par ici ?
– Nous sommes en chemin pour retrouver ma mère, répondis-je, et nous avons décidé de nous arrêter ici pour la nuit.
– Où est-ce que vous habitez ?
– Nous habitions en Californie avant, mais maintenant nous sommes à Portland.
– Portland ? C’est cool. J’ai rempli un dossier d’inscription pour une université pas loin, à Corvallis.
– L’Université de l’Oregon ? demanda Pete.
– Oui, mais c’est mon dernier choix. Je préférerais aller à Stanford ou Berkeley, mais si je suis pris, j’intégrerai l’Air Force Academy.
– C’est très élitiste.
– Je sais. J’espère juste que mes notes et que mes activités extra-scolaires suffiront pour que je sois sélectionné.

Après avoir avalé une gorgée de bière, je lui demandai :

– Qu’est que tu fais ?
– Je suis animateur volontaire dans un centre de loisirs, je fais de la lutte et du basket. Je fais aussi partie d’un club de débat et d’une association de lutte contre l’homophobie.
– Quelles études est-ce que tu vas suivre ?
– Sans doute des études d’ingénieur, mais je ne sais encore dans quelle spécialité.
– Impressionnant. Tu peux être fier de ton parcours.
– Merci.
– Et toi, Jeremy ? Qu’est-ce que tu veux faire ? demanda Pete.
– Euh, je n’en sais rien. Je lis pas mal et je crée des sites web. Rien de spécial.

Patrick regarda son frère avec consternation et s’exclama :

– Comment ça, rien de spécial ? Ne l’écoutez pas, dit-il en se tournant vers nous. C’est un dieu de l’informatique ! Il a déjà décroché plusieurs diplômes, et il n’y a pas de raison qu’il s’arrête en si bon chemin. D’ici à ce qu’il entre au lycée, il aura un niveau de programmeur quasiment professionnel. Rien de spécial, tu parles !

Jeremy semblait avoir du mal à écouter les louanges de son frère.

– Arrête, Pat.
– Je n’aime pas quand tu te dévalorises, Jer. Tu le sais bien, pourtant.
– Ça ne fait rien.
– Ça ne fait rien ? Tu pourrais gagner cent mille dollars par an si tu avais tous les diplômes !
– Les études coûtent cher.
– Ne t’inquiète pas pour ça, fiston, intervint Robert. Nous t’aiderons autant que nous pourrons.

Malgré le soutien de son père, Jeremy semblait embarrassé et mal à l’aise.

– Oui, mais je ne sais même pas si je veux devenir programmeur.

Un silence gêné s’installa.

– Patrick ? demanda Pete. Qu’est-ce qui t’a amené à t’impliquer dans la lutte contre l’homophobie ?
– C’est un ami qui m’a invité à une réunion il y a deux ans environ. J’étais sceptique au début, mais après les avoir écoutés et m’être rendu compte qu’il ne s’agissait pas que d’un groupe de gays qui  s’apitoyait sur son sort en blâmant les autres,  j’ai trouvé ça intéressant et j’ai décidé de rester.
– Nous avions une association semblable dans notre lycée, dit Pete, mis l’animateur est parti, et ça s’est arrêté. Il y a eu des incidents, aussi.
– Quel genre d’incidents ?
– Un de nos amis s’est fait agresser plusieurs fois, et quelques types ont essayé de tuer Brian, mais pas parce qu’il est gay. Nous ne sommes pas officiellement sortis du placard au lycée.
– Est-ce que vous avez songé à relancer l’association ?
– Pas vraiment, répondis-je. Pete et moi avons d’autres priorités pour le moment. Nous avons trois ans à rattraper, et c’est la première fois que nous passons du temps juste tous les deux.
– Tu as dit que vous alliez rejoindre ta mère ? relança Robert.
– Oui, dans une semaine environ. Nous devons l’aider à préparer son déménagement pour Portland, puis nous poursuivrons notre route vers le Sud.

Patrick esquissa un sourire et laisser échapper un rot bruyant.

– Ce n’est pas vraiment des vacances !
– Heureusement, ça ne prendra que deux ou trois jours. Après, nous aurons presque trois semaines pour nous.
– Attends, je ne te suis pas. Vos parents vous laissent partir en road trip pendant un mois sans être accompagnés ?

Pete hocha la tête.

– Mais notre situation n’est pas ordinaire.
– Ah bon ? Raconte, alors !

 Robert et Jeremy suivaient la conversation avec intérêt.

Pete se tourna vers moi.

– Où est-ce que je dois commencer ?

Je haussai les épaules.

– Voyons voir. Pour faire court, Brian et moi sommes tombés amoureux quand j’avais treize ans et qu’il en avait douze. Nos parents l’ont découvert et mon père n’a pas supporté. Il a fait ses valises. Je pensais que nous allions rester en Californie, mais ma mère n’arrivait pas à accepter le fait que je sois gay. Elle m’a emmené à Portland sans me laisser une chance de dire au-revoir à Brian.

Je frissonnai en repensant à cette journée funeste. Pete prit ma main dans la sienne et la serra. S’il n’avait pas été là, je serais déjà mort deux ou trois fois.

– J’ai fini à l’hôpital, enchaînai-je. Mes parents savaient qu’il partait et ne m’ont rien dit. C’était trop dur à encaisser pour moi. Parfois je les déteste encore pour ce qu’ils ont fait.
– De l’eau a coulé sous les ponts, Bri. Bref, environ un an et demi plus tard, ma mère a trouvé un nouveau compagnon. Elle lui a dit que j’étais gay, et c’est là que les vrais ennuis ont commencé.

Ce fut à mon tour de réconforter Pete. Je me rapprochai de lui et passai mon bras autour de ses épaules. Il tremblait légèrement.

– Je ne sais pas combien de raclées il m’a données, mais au bout d’un moment j’en ai eu assez et je suis allé vivre chez mes grands-parents. Malheureusement, ils sont décédés dans un accident de voiture peu après. Je ne savais pas ce qui allait m’arriver. Je n’avais aucune envie de retourner chez ma mère et ce... cette personne avec qui elle avait emménagé. J’aurais fugué si je n’avais pas eu le choix, mais heureusement les parents adoptifs d’un ami m’ont recueilli.
– Et pendant ce temps, dis-je, mes parents faisaient en sorte de me priver de tout contact avec lui. Il m’a écrit plus de trente lettres au cours des trois années pendant lesquelles nous étions séparés. Je ne l’ai su que lorsqu’ils ont compris que je serais obligé d’aller témoigner dans le cadre de l’audience pour l’attribution de la garde de Pete.
J’évitais ma famille. Le dialogue était rompu. Je ne partageais aucun repas avec eux. Je me laissais totalement absorber par les cours et le sport. A tel point que j’ai failli mourir de dénutrition en essayant de contrôler mon poids pour la lutte.

La famille nous écoutait en alternant le regard entre Pete et moi. Leur expression était parfois incrédule, parfois difficile à interpréter.

– Ce n’était pas vraiment une audience pour l’attribution de ma garde. Mon père adoptif est avocat et avait accepté de plaider pour mon émancipation. Pour résumer, ma mère a perdu ma garde et ma nouvelle famille m’a adopté.
– Et ton père biologique ? demanda Patrick.
– Je ne sais pas. Son nom n’a pas été cité au cours du procès, donc j’imagine qu’il a également renoncé à ses droits. Non pas que j’aurais voulu vivre avec lui. Brian a déjà eu de la chance de lui échapper le soir où ma mère lui a dit que j’étais gay. Nous nous sommes enfuis dans les bois et ne sommes revenus que plusieurs heures après. Ma chambre avait été détruite. C’est ce qui nous serait arrivé si nous étions tombés entre ses mains.
– J’ai revu Pete pour la première fois au tribunal. Puis nous avons eu la chance de nous retrouver. Nous avons tellement pleuré… J’étais toujours furieux contre mes parents, et ils le savaient, mais Pete a réussi à me montrer qu’ils ne voulaient que mon bien et qu’ils faisaient de leur mieux. Je leur ai demandé si je pouvais rester avec Pete, et ils ont accepté. Depuis ce jour-là, nous ne nous sommes plus quittés, dis-je en pressant la main de Pete, qui tapota affectueusement sur ma jambe en retour.
– C’est une sacrée histoire.

Robert ne savait pas s’il devait nous croire. Il se contenta de secouer la tête.

– Au moins, vous êtes ensemble maintenant.
– Maintenant, et pour toujours, dis-je doucement.

Pete pressa affectueusement ma jambe de nouveau et m’embrassa juste au-dessus de l’oreille.

Une femme sortit de la caravane, portant une assiette sur laquelle étaient empilés d’épais steaks hachés crus. Elle la tendit à Robert.

– Bonsoir, les garçons. Je m’appelle Joy.

Elle vint nous serrer la main et nous nous présentâmes.

– J’espère que vous avez bon appétit. Il y a beaucoup de nourriture à partager.

Pete et moi échangeâmes un regard et sourîmes, avant de répondre en même temps « Pas de problème ! », provoquant l’hilarité générale. Joy se contenta de sourire et retourna dans la caravane pour continuer les préparatifs du dîner. Pete se leva et la suivit, lui proposant son aide.

– Qu’est-ce que ça fait, d’être gay ? me demanda Jeremy.
– Jeremy Sean ! On ne pose pas ce genre de question ! Où sont passées tes manières ?

Robert avait haussé le ton, sans que nous ne sachions si c’était par honte ou par colère. Jeremy se recroquevilla face à la réaction de son père.

– Il n’y a vraiment pas de problème. Ça ne me gêne pas. Mais je ne sais pas si je peux te répondre.

Je plissai le front, réfléchissant à la question. Qu’est-ce que ça faisait d’être gay ?

– Laisse-moi te poser une question, Jeremy. Qu’est-ce que ça te fait d’avoir les yeux marron ?

Il secoua la tête avec perplexité pendant quelques instants.

– Je ne sais pas. Ça ne fait rien, je crois. Je suis comme ça, c’est tout.
– Exactement. C’est ce que ça fait d’être gay. Ça fait partie de toi, et tu ne peux rien y changer.
– Mais ce n’est pas pareil. Je veux dire, tu aimes les garçons, c’est ça ?
– Euh oui, mais ce n’est pas aussi simple. Tu aimes les filles ?
– Evidemment.

Il semblait vexé que je lui pose la question.

– C’était juste une question, pas une accusation. Donc, tu aimes les filles. Comment est-ce que ça se manifeste ? Tu les regardes ? Tu leur parles ?
– Parfois.
– C’est pareil pour moi, mais ce sont les garçons que je regarde. Ce qui ne veut pas dire que je ne peux pas apprécier la beauté d’une jolie fille, mais ça s’arrête là.
– C’est bien expliqué, approuva Patrick.
– Alors c’est juste que tu couches avec des garçons ?

Je lançai un coup d’œil inquiet en direction de Robert, mais il était occupé par le barbecue, alors que Patrick écoutait attentivement.

– Non, je ne couche pas avec des garçons. Je couche avec UN garçon. Pete et moi, c’est du sérieux. Nous sommes fidèles l’un envers l’autre comme un mari peut l’être envers sa femme.
– Mais ce n’est pas ce que j’ai entendu au sujet des gays. On dit que tout ce qui les intéresse, c’est le sexe.
– Et tous les garçons de ton âge prennent de la drogue.
– Non, c’est faux ! Pas moi !
– Ce sont juste des stéréotypes.
– Comment ça ?

Il était littéralement abasourdi.

– C’est l’image que certains se font d’une catégorie de personnes. Est-ce que j’ai l’air gay ?
– Non.
– Est-ce que je fais gay quand je parle ?
– Non, mais…

Je me levai et marchai autour de la table.

– Est-ce que j’ai l’air gay quand je marche ?

Jeremy baissa le regard, embarrassé.

– Non.
– Tu vois ? Tu as des préjugés sur ce que sont les gays. Ils ne sont pas toujours vrais. Les gays sont aussi différents les uns des autres que les hétéros. Plutôt que de croire ce que les gens disent, pourquoi est-ce que tu ne te ferais pas ta propre idée ? J’attends plus de ma relation avec Pete que le sexe. Alors, d’après ta définition, est-ce que je suis toujours gay ?
– Non, mais tu as dit que tu l’étais. Tu as choisi d’être gay. Dieu dit que les gays iront en enfer.

Je fis un effort pour contrôler mon irritation. Je respirai profondément avant de répondre.

– Est-ce que tu as déjà proféré un mensonge ? Est-ce que tu as déjà mangé du porc ou des fruits de mer ? Je pourrais te citer des centaines de choses qui sont considérées comme des péchés selon la Bible. Elle dit aussi qu’il y a un prix à payer pour les péchés. Est-ce que tu sais ce que ça veut dire ?
– « Le salaire du péché est la mort ». Ça veut dire que vous irez en enfer.
– Peut-être. Mais que dit Jésus ? Aime ton prochain, et si tu demandes pardon, alors tu seras pardonné, n’est-ce pas ?
– Euh, oui…
– Alors si un assassin demande le pardon du Christ, il l’obtiendra. C’est ça ?
– J’imagine, oui.
– Si un assassin peut être pardonné ou sauvé, alors pourquoi pas un gay ?

Un silence tomba sur l’assistance. Robert s’éclaircit la gorge quelques instants plus tard.

– Où est-ce que tu as entendu ça, Brian ?
– Une fois, quelqu’un m’a dit que j’irais en enfer. Il a fallu que je démontre le contraire à l’aide de la Bible, parce que la personne faisait référence à une série de citations.
– Est-ce que tu as réussi à convaincre cette personne ?
– Bien sûr que non. Mais ça ne fait rien, parce que c’est entre moi et Dieu. Personne d’autre n’a le droit d’interférer. De plus, si Dieu est Amour et qu’il m’a fait comme ça, il doit y avoir une raison.

Le silence s’installa de nouveau.

– Je n’avais jamais entendu ces arguments, mais ils sonnent juste, dit Patrick. Je devrais en parler au pasteur Bob pour voir ce qu’il en dit.

Patrick souriait, mais d’un sourire malicieux qui anticipait le plaisir qu’il aurait de contredire le pasteur.

– Patrick, tu laisseras ce vieil homme tranquille. Il ne parle même plus à la chaire.
– Mais il continue à prêcher la haine !
– Combien de fois allons-nous avoir cette conversation ? Laisse-le tranquille.

Patrick jeta un regard noir à son père, puis soupira d’un air résigné.

Jeremy continua à regarder le sol.

– Désolé de t’avoir mis en colère, Brian.
– Tu ne m’as pas mis en colère. C’est juste un sujet sensible pour moi. Mes parents ont eu du mal à accepter ma sexualité. Ils traversent encore des périodes de doute. Et moi aussi, d’ailleurs.
– Pourquoi ? demanda Patrick avec curiosité.
– Est-ce que tu choisirais d’être gay ?
– Non. Pourquoi ?
– Sentiments mis à part, pourquoi est-ce que tu ne voudrais pas être gay ?
– Parce que je ne voudrais pas qu’on me… casse la figure.

Les yeux de Jeremy et Patrick s’illuminèrent en comprenant là où je voulais en venir.

– Est-ce que tu crois que j’ai choisi d’être gay ?
– Non, je crois que c’est en grande partie génétique, répondit Patrick, légèrement perplexe.
– Moi aussi. Mais tu as mis le doigt sur le problème. Pourquoi est-ce que je déciderais de m’exposer volontairement ? Pourquoi est-ce que je choisirais d’être pris pour cible ?

Je détournai la tête et regardai en direction du camping.

– Pete et moi avons déjà reçu des menaces de mort. Un de nos amis a été agressé deux fois, et aurait pu être gravement blessé si nous n’avions pas été là. Parfois je déteste le fait d’être gay, et parfois je me déteste. Mais il n’y a rien que je puisse faire. Pete et moi ne sommes pas maniérés…
– Pas du tout maniérés, interrompit Jeremy. Si vous ne vous teniez pas par la taille, je n’aurais jamais deviné.

Je hochai la tête et poursuivis :

– Nous ne sommes pas maniérés, donc c’est plus facile pour nous de passer inaperçus par rapport à d’autres garçons plus efféminés. Nous sommes simplement fatigués de nous cacher tout le temps, surtout quand nous voyons des couples hétéros s’embrasser et se tenir la main. Nous voulons pouvoir le faire aussi.

Robert me surprit en disant :

– Il n’y a rien qui vous empêche de le faire, vous savez.

J’avais oublié qu’il était toujours devant le barbecue.

– En fait, si. Nous ne sommes pas vraiment sortis du placard au lycée, et nous savons qu’il y a certains élèves homophobes. Nous savons nous défendre, mais si tout un groupe se liguait contre nous, nos chances d’en sortir indemnes seraient minces.
– Quelle est la position de l’administration ?
– Le principal est un type bien. Nous lui avons dit que nous pourrions sortir du placard l’année prochaine, mais plus j’y réfléchis, et plus j’ai des doutes.
– Des doutes sur quoi, mon cœur ? dit Pete en sortant de la caravane, portant un grand saladier et un plat d’accompagnements.
– Sur le fait de sortir du placard au lycée l’année prochaine.

Ses yeux se verrouillèrent sur les miens et il sonda mon regard, tentant de percer le fond de ma pensée.

– C’est à toi de décider, Brian. Je te l’ai déjà dit.
– Non, je ne le ferai que si tu es complètement d’accord.

Il fit le tour de la table, s’assit à côté de moi et me serra contre lui.

– Nous en reparlerons plus tard, me chuchota-t-il à l’oreille. Nous avons tout le temps.

J’acquiesçai d’un signe de tête.

– Je t’aime, Bri, dit-il, toujours en chuchotant, avant de m’embrasser sur la joue.

Je poussai un soupir, à moitié frustré et à moitié comblé.

– Robert ! Tu fais brûler la viande !

Il se précipita vers la grille et commença à jeter les steaks hachés et les filets de poulet terminés sur une assiette. Joy plaça une salade de pommes de terre et des petits pains sur la table.

– Je crois que les épis de maïs sont prêts aussi.

Je remarquai que personne n’avait commencé à se servir, et je restai assis tranquillement, une main sur la jambe de Pete et la tête sur son épaule. Après avoir déposé les épis de maïs enveloppés de papier aluminium sur la table, Robert prit place à table. Joy, Jeremy et Patrick inclinèrent la tête, et nous les imitâmes.

Robert prononça le bénédicité :

– Mon Dieu, donne-moi la sérénité
D’accepter les choses que je ne peux pas changer,
Le courage de changer les choses que je peux,
Et la sagesse d’en connaître la différence.
En vivant un jour à la fois,
En jouissant d'un moment à la fois,
En acceptant l'adversité comme le chemin de la paix,
En prenant, comme Lui, ce monde plein de fautes tel qu'il est, pas comme je le voudrais,
Confiant qu'Il arrangera toutes choses pour le mieux, si je me soumets à Sa Volonté,
Pour que je sois raisonnablement heureux dans cette vie,
Et la félicité avec Lui pour l'éternité dans l'autre.
Seigneur, bénis cette nourriture que nous nous apprêtons à recevoir au nom de Jésus,
Amen.
– Amen.

Pendant toute la prière, je m’inquiétais de les avoir offensés.

– Euh, je suis désolé si j’ai blessé quelqu’un tout à l’heure. Comme je l’ai dit, c’est un sujet qui me tient à cœur, et je me laisse parfois un peu emporter.
– Il n’y a pas de mal, Brian.

Patrick et Jeremy hochèrent la tête pour signifier leur accord tout en se battant pour le même steak.

– Je n’avais jamais entendu cette prière avant. Quelle est son origine ?
– C’est la Prière de la Sérénité, Brian. C’est l’adaptation d’une prière de la Danse des Esprits des Navajos, qui date des années 1870, elle-même adaptée d’une prière des Sioux Oglala sans doute vieille de plusieurs siècles.
– J’aime bien. Elle résume assez bien ma vie.
– Notre vie, mon cœur, protesta doucement Pete.
– Tu as raison, dis-je en souriant. Notre vie.
– Je n’en reviens pas comme vous êtes mignons ! s’exclama Joy en croisant les mains sur son cœur.

Je rougis instantanément, et je sentis Pete s’agiter en essayant de réprimer un fou rire. Il finit par craquer, et tout le monde éclata de rire.

Le dîner se déroula dans la bonne humeur. La conversation était animée et parfois bruyante. Pete, Patrick et Robert parlaient de tout et de rien. Joy rayonnait de bonheur et semblait portée par l’énergie collective. Jeremy et moi concourions pour la palme de la discrétion. Je mis ce relatif silence sur le compte de mon appétit. Jeremy se contentait de manger en feignant de s’intéresser à la conversation. Il semblait toujours mal à l’aise. Il était incapable de soutenir mon regard plus d’une seconde. Son comportement m’inquiétait un peu, et me faisait culpabiliser. Mon discours avant le repas semblait l’avoir rendu plus distant. Je décidai de lui parler en tête-à-tête après le repas.

L’opportunité se présenta quand je proposai d’aller chercher un jeu de cartes dans la voiture. J’invitai Jeremy à m’accompagner, et il accepta à contrecœur.

En passant derrière la caravane, je lui demandai :

– Est-ce qu’il y a un problème, Jeremy ?
– Non, aucun. Je suis juste un peu perdu, je crois.
– À propos de quoi ?
– Je crois que c’est parce que vous ne correspondez pas à ce que j’attendais, dit-il en faisant la moue.
– En tant que gays, tu veux dire ?
– Oui. Vous êtes virils, pas efféminés du tout, vous ne parlez pas en faisant des mimiques, rien de ce que j’attendais. C’est comme si n’importe qui pouvait être gay sans que je ne m’en aperçoive.
– Peut-être. Ça n’a pas beaucoup d’importance. Tout ce que nous voulons, c’est pouvoir être nous-mêmes, sans avoir à nous soucier de ce que pensent les autres.

Je m’adossai à la voiture, face à lui.

– Comment est-ce que tu as su que tu étais gay ? demanda-t-il en s’asseyant sur la table de pique-nique à côté de la voiture.
– Le jour où Pete m’a avoué ses sentiments, je me suis dit que je l’étais peut-être, mais je n’en étais pas certain. Il m’a fallu environ deux ans pour en être sûr.
– Mais comment ?
– J’aimais regarder les garçons. Les filles étaient jolies, mais je ne pensais qu’aux garçons. J’attendais parfois le cours de sport avec impatience. Certains gars étaient vraiment bien foutus.

Il hocha distraitement la tête.

– Qu’est-ce qui se passe, là-bas ? Jeremy, tu n’essaies pas de me piquer mon petit ami, si ?

Jeremy sursauta et cria :

– Non, je te jure !

Il se détendit en entendant Pete éclater de rire. Je sortis les cartes d’un sac sur la banquette arrière et les tendis à Jeremy.

– Tiens, les voilà. Nous serons avec vous dans une minute.
– D’accord, dit Jeremy en rejoignant sa famille d’un pas lourd.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Il voulait que je lui explique comment j’avais su que j’étais gay.
– Et alors ?
– Il avait besoin de parler, Pete. De clarifier les choses dans sa tête. Je crois que nous lui avons un peu ouvert les yeux ce soir. J’espère qu’il comprendra.
– Toujours en train de te faire du souci pour les autres, Bri, dit Pete en me serrant dans ses bras.
– Oui, on dirait, dis-je en soupirant.
– Ne t’inquiète pas, Bri. C’est une des raisons pour lesquelles je t’aime.

Je m’imprégnai de la chaleur du corps de Pete, savourant la sensation d’être dans ses bras. La tête posée sur son épaule, je soupirai encore une fois de satisfaction en lui caressant l’épaule et le dos. Pourquoi est-ce que chaque moment de ma vie ne pouvait pas être aussi doux que celui-là ?

– Nous ferions bien d’y retourner, Bri. Ils pourraient se poser des questions.
– Et alors ? répondis-je avec un sourire malicieux. Ils savent que nous sommes amoureux.
– Je sais, mais je préfère ne pas l’étaler en public. Nous avons toute la nuit pour nous amuser.
– J’ai hâte, mon cœur.

Je le serrai contre moi une dernière fois, puis je lui donnai la main et nous rejoignîmes la famille qui nous avait temporairement adoptés.

Jeremy resta silencieux et pensif toute la soirée. Il passa beaucoup de temps à nous observer, Pete et moi, pendant que nous jouions aux cartes. C’était assez déstabilisant. Patrick lui jeta un regard étrange quand il le surprit en train de nous fixer. Ses parents ne se rendirent compte de rien.

Notre partie de cartes dura jusqu’à tard dans la soirée, et nous décidâmes de l’interrompre vers onze heures. Jeremy partit se coucher sans dire un mot, ce qui ne fut pas une surprise pour moi. Il avait beaucoup de choses sur le cœur. Patrick s’aperçut de la maladresse de son frère et était sur le point de le reprendre sur ses manières quand je le stoppai en posant une main sur son épaule.

– Ne t’inquiète pas. Il doit avoir la tête ailleurs.
– Oui, mais ce n’est pas une raison pour filer sans dire au-revoir.
– Ce n’est pas grave. Il a eu un choc ce soir, et il lui faudra sans doute un moment pour se remettre les idées en place. Laisse-lui le temps de s’ajuster, d’accord ?
– D’accord. Bonne nuit, les gars.
– Bonne nuit.

Pete et moi retournâmes à notre emplacement, fîmes nos préparatifs pour la nuit et fermâmes la porte de la tente derrière nous. Nous nous déshabillâmes en silence et nous glissâmes dans la fraîcheur du double sac de couchage. Je tirai Pete au-dessus de moi et l’entourai de mes bras. Il plongea son regard dans le mien, presque invisible dans la pénombre. Il se baissa pour m’embrasser doucement sur les lèvres, puis se releva pour contempler de nouveau mon visage.

– Qu’est-ce qu’il y a, mon cœur ?

Il soupira.

– Je pense à toutes les raisons que j’ai de t’aimer.

Il se laissa glisser sur le ventre à côté de moi, gardant un bras autour de ma taille, la tête appuyée sur la paume de sa main.

– À chaque fois que je pense te connaître, tu me prouves que j’ai tort.
– Par exemple ?
– Comme ce soir avec Jeremy. Je t’ai déjà dit que tu pouvais être incroyablement patient, comme tu l’étais ce soir avec lui, mais tu peux aussi te montrer dur quand il le faut.
– Je n’aime pas avoir à jouer les durs. Je me fais peur, parfois.
– C’est juste que… Je ne sais pas. C’est comme si je te voyais pour la première fois, et que je retombais amoureux de toi comme au début. Et à chaque fois que je me dis que je ne peux pas t’aimer plus, je découvre que je t’aime encore davantage.
– Et tout ça parce que j’ai aidé Jeremy ?

Il me caressa la poitrine du bout des doigts, me donnant la chair de poule.

– Non, pas spécialement, mais ça m’a rappelé tout ce qui tu as fait dans le passé.

Je frissonnai et lui attrapai la main, la tenant contre mon cœur.

– J’ai fait beaucoup de conneries, aussi.
– Ça ne fait rien, Bri. Tu sais bien que je n’y attache aucune importance.
– Je sais…
– J’étais en train de rappeler du moment où tu as ouvert les yeux de Brent au lycée, en lui faisant comprendre à quel point il était con, et de la façon dont tu as aidé Ray, Jason et Jared. Tu m’as donné une belle leçon d’humanité, Bri.

Il reposa la tête sur mon épaule, et sa main reprit ses caresses sur mon torse.

– Je t’aime si fort. Je veux que nous vieillissions ensemble et que nous partagions une chambre dans la même maison de retraite, en faisant rougir les infirmières.

Cette évocation me fit émettre un petit rire.

– J’aimerais autant ne pas finir en maison de retraite, si j’ai le choix.

Je lui caressai distraitement les cheveux, laissant le scénario se dérouler dans ma tête.

– Si quelqu’un m’avait dit que je serais aussi amoureux de toi quand nous nous sommes retrouvés après le procès, je l’aurais fait interner.

Il sourit et m’embrassa sur la joue.

– Je ne l’aurais pas cru à l’époque, mais je le crois à présent. J’espère simplement que ça durera pour toujours.
– Moi aussi, je t’aime, Pete. Je ne veux pas non plus que ça s’arrête.

Nous laissâmes le silence relatif de la nuit s’emparer de nous. Le bruit des vagues au loin et les stridulations des grillons nous bercèrent jusqu’à ce que nous cédions au sommeil, toujours blottis dans les bras l’un de l’autre. Cette nuit-là, je ne fis aucun cauchemar.


Le lendemain, Pete me réveilla de la manière la plus agréable qui soit. Je ne sais pas comment je parvins à rester silencieux. Quand il eut terminé, Pete reposa la tête sur ma poitrine. Je pris une profonde respiration et soupirai avec satisfaction.

– Qu’est-ce qu’il y a, mon cœur ?
– Rien.

Il leva la tête et me regarda dans les yeux pendant que je souriais.

– Je suis tellement heureux d’être là avec toi.
– Moi aussi, Bri, dit-il en souriant à son tour. C’est parfait, il n’y a que toi et moi.

– Brian ? Pete ? appela Jeremy. Est-ce que vous voulez prendre le petit-déjeuner avec nous ?

Mon estomac se mit à gargouiller, ce qui fit rire Pete.

– Je crois que ça répond à la question. Nous serons là dans quelques minutes ! dit-il en haussant la voix.
– D’accord !

– Quelle heure est-il, mon cœur ?
– Euh, sept heures.
– Ils se lèvent tôt, hein ? Nous ferions bien de nous habiller.
– Sans doute.

J’ouvris le sac de couchage, retrouvai mon caleçon et enfilai mon jean.

– Je t’en dois une, tu sais.
– Ne t’inquiète pas. Tu auras plein d’occasions de te rattraper d’ici la fin des vacances.

Après un baiser passionné, nous ouvrîmes la fermeture éclair de la tente et fûmes surpris de nous retrouver en plein brouillard. Nous revêtîmes nos sweatshirts et rejoignîmes la famille de Jeremy. Celui-ci nous salua chaleureusement en engouffrant un pancake, et Patrick nous fit un signe de la main, la bouche pleine.

– Bonjour les garçons, dit Robert alors que Joy apportait un autre plat de pancakes avec des saucisses.
– Bonjour, répondit Pete, en se servant sans hésiter dans la pile de pancakes.

Il m’en servit également une pile de cinq et me fit passer le beurre.

– Pete, est-ce que tu veux une saucisse ?

Nous échangeâmes un regard et eûmes la plus grande difficulté à garder notre sérieux. Pete s’éclaircit la gorge et répondit « Oui, s’il te plaît » avec un sourire contenu. Patrick nous jeta un regard intrigué, puis sourit en comprenant le sous-entendu. Jeremy essayait de déglutir avant d’éclater de rire, et Robert semblait ne pas comprendre, sauf s’il cachait bien son jeu.

Pete me resservit une saucisse, puis reposa le plat. La conversation cessa pendant que nous satisfaisions notre appétit. Quand j’eus terminé ma deuxième assiette de pancakes, Robert demanda :

– Quel est votre programme pour la journée ?
– Brian et moi voulons arriver à Brookings dans l’après-midi pour être sûrs de trouver un endroit où dormir.
– Combien de temps avez-vous prévu d’y séjourner ?
– Quelques jours. Il y a plusieurs endroits que j’aimerais montrer à Brian. Il n’était pas avec moi la dernière fois que j’y étais. Et vous ?
– Nous allons suivre la même route que vous, mais nous allons bifurquer vers Medford et nous rendre à Crater Lake, avant de prendre vers le Sud en direction de Lassen et Yosemite.
– Nous passerons par-là sur le chemin du retour.

Je passai le bras autour des épaules de Pete, reposant la tête sur son épaule. Sans pouvoir me l’expliquer, j’étais d’humeur collante ce jour-là. Je ne voulais pas perdre le contact avec lui, ne serait-ce qu’un instant.

– Quand est-ce que vous levez le camp ?
– En fin de matinée, quand le brouillard se sera levé, répondit Robert en se grattant la tête. Nous ne sommes pas pressés. Nous arriverons bien à Medford avant la nuit, d’une façon ou d’une autre.

Nous prîmes congé de la famille un peu plus tard dans la matinée, après un déjeuner léger que Joy nous avait gentiment préparé. Vers midi, le brouillard s’était dissipé, et nous étions déjà sur la route, avec l’océan à notre droite. Nous traversâmes plusieurs petites villes sur le chemin : Reedsport, Coos Bay et North Bend, avant de nous arrêter à un endroit qui s’appelait Bandon pour acheter des sodas.

Nous poursuivîmes notre route vers le Sud, empruntant une route côtière avec de magnifiques points de vue. Le vent du large écrêtait les vagues en formant des moutons qui se noyaient dans l’immensité verte de l’océan. Pete devait se concentrer sur sa conduite comme la voiture dansait sur la route. Un peu plus tard, nous traversâmes Port Orford et nous arrêtâmes à la sortie de la ville. Il y avait un rocher proéminent relié à la côte par un sentier étroit. Un panneau indiquait « Battle Rock » et donnait des explications au sujet d’une tribu d’Indiens d’Amérique qui y avait mené son dernier combat.

Pete et moi empruntâmes le sentier jusqu'au sommet et de là, nous admirâmes la vue en nous emplissant les poumons de l’air vivifiant. Nous restâmes côte à côte à observer les bateaux de pêche entrer et sortir du port, et à écouter les cris des mouettes portés par la brise. Nous nous assîmes, adossés à un rocher, et nous rapprochâmes pour nous réchauffer. Le vent qui remontait de l’océan agité était glacial. Pendant quelques secondes, je fermai les yeux en écoutant le fracas des vagues en contrebas. Une bonne analogie de la vie, pensai-je. Une vague est parfaite et gracieuse tant qu’elle avance sur l’eau, puis elle touche le rivage. Quand elle s’écrase, l’eau retourne dans la mer, et la vague ne revient que pour se disloquer de nouveau. Nous allons bien jusqu’à ce que nous rencontrions un obstacle, explosons en mille morceaux, les ramassons et recommençons de nouveau.

– À quoi penses-tu, Bri ?
– À la relation entre les vagues et la vie. Et à combien j’aime être ici avec toi.

Il me tira vers lui et je me laissai aller dans ses bras. Une demi-heure s’écoula avant que le froid ne nous contraigne à nous remettre en mouvement. Nous redescendîmes vers la voiture, bras dessus, bras dessous. Plusieurs personnes nous jetèrent des regards de travers, mais je m’en fichais.

Vers trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes à Brookings. La ville semblait être restée dans les années soixante. Tous les bâtiments semblaient anciens, avec peu de constructions modernes, à l’exception du McDonald’s et du Pizza Hut, bien sûr. Il y avait du monde dans les rues, mais les gens avaient tous au moins cinquante ou soixante ans. Nous étions tombés dans une ville de retraités.

Pete quitta la voie principale et s’engagea sur une petite route qui menait vers les collines, le long d’une rivière. C’était assez bucolique. Le soleil brillait haut dans le ciel quand nous passâmes sous des arbres qui formaient une arche végétale au-dessus de la route. Nous baissâmes les vitres pour profiter de l’air frais. Nous dépassâmes une petite école sur notre gauche, Upper Chetco School. Derrière se trouvait un terrain de baseball où jouait une groupe de garçons âgés de huit à seize ans environ. C’était rassurant de voir qu’il y avait aussi des jeunes dans la ville.

Un peu plus tard, nous fîmes notre entrée dans un parc régional. Pete fit le tour du camping en voiture et trouva un emplacement à proximité d’une plage au bord de la rivière.

Il coupa le contact et prit une profonde respiration avant d’afficher un large sourire.

– Je suis tellement content de t’emmener ici, Brian. Tu verras, c’est magnifique. Il ne nous reste plus qu’à monter la tente et nous pourrons en profiter.

Nous sortîmes la tente et la montâmes en un temps record. Alors que je plantais la dernière sardine, Pete jeta nos duvets et oreillers à l’intérieur, et commença à gonfler le matelas pneumatique. Quand il eut terminé, nous assemblâmes le lit.

Pete ouvrit son sac et sortit son maillot de bains. En remuant les sourcils, il demanda :

– Est-ce que tu viens ou est-ce que je dois te porter dans mes bras pendant que tu te débats en hurlant ?

J’éclatai de rire et sortis mon short de bains. Nous nous changeâmes dans la tente, et nous dirigeâmes vers la rivière après un baiser rapide.

La plage était constituée de galets, ce qui en rendait la traversée périlleuse. Il était facile de se tordre la cheville ou de glisser en tombant abruptement sur les fesses. Alors que nous nous approchions de l’eau, je remarquai une bande de gamins sautant d’un rocher qui émergeait de la rivière environ cent mètres en amont.

Pete suivit mon regard et dit :

– Elephant Rock. Jared, Jason, Ray et moi avons passé de longues heures à l’escalader pour plonger dans l’eau. C’était marrant. C’est aussi là que Jared m’a fait ses premières avances.
– Est-ce que tu as été tenté ? demandai-je sans lever la tête.
– Je te mentirais si je te disais non. J’étais tenté, mais je pensais à toi. C’était facile de résister.

J’esquissai un sourire. Ses sentiments n’avaient pas faibli, même à l’époque, alors qu’il ne savait pas s’il me reverrait un jour.

– Viens, bourreau des cœurs. Allons nous baigner.

Je me jetai dans l’eau en faisant la bombe. Je ressentis une décharge électrique en provenance de mes testicules. Bon sang, qu’est-ce que l’eau était froide !

– Oh la vache ! Elle est glacée !

Pete se payait ma tête depuis le rivage et riait aux éclats en se roulant par terre. Je lui jetai un regard noir, ressortis de l’eau et vins me placer au-dessus de lui. J’essorai volontairement le bas de mon short de bain sur son ventre, ce qui lui fit pousser un cri aigu de surprise. Il se leva et je le pris à bras-le-corps, l’entraînant vers la rivière.

– Ne fais pas ça, Brian ! N’y pense même pas !

Il essayait de se dégager de mon étreinte, mais je le tenais fermement. Il ne pouvait pas s’échapper !

– Brian, est-ce que tu veux rentrer à pied ?

Je lui répondis par un rire diabolique.

– Je ne plaisante pas, Brian !

Encore deux pas et son compte serait réglé.

– Brian ! Laisse-moi…

Je le fis tomber dans l’eau avec moi dans un grand éclaboussement. Pete fut le premier à retrouver pied et essaya de regagner le rivage, mais je lui grimpai sur le dos.

– Tu crois que tu peux me fausser compagnie sans prévenir, c’est ça ?

Il continua à lutter pour sortir dans l’eau, ce qui n’était pas chose facile avec son fou rire.

Je le relâchai et attrapai l’élastique de son maillot.

– Reviens ici, sinon je le garde en souvenir !
– D’accord, d’accord, tu as gagné, Bri.

Il se retourna et m’embrassa sur le front, puis me poussa en arrière dans l’eau. Alors que je bredouillais de protestation en essayant de reprendre mon souffle, il sauta dans l’eau juste à côté de moi, me faisant boire la tasse. Quand je retrouvai pied, il était debout dans la rivière, immergé jusqu’à la taille, et m’offrait son sourire le plus charmeur. Comment pouvais-je lui en vouloir dans ces conditions ?

– Tant pis pour toi, tu seras privé de câlins ! dis-je en marchant avec détermination vers le rivage, espérant qu’il me poursuivrait.

Il ne se fit pas prier très longtemps. Il parvint à ma hauteur et s’agrippa à mon short de bains. Qu’il tira jusqu’à mes chevilles. Je me baissai pour tenter de le remonter, mais Pete me le disputait et ne voulait pas lâcher prise. Je sentais mon short glisser de mes mains et décidai de m’emparer de son maillot pour faire diversion. Je réussis à lui arracher et fis quelques pas en arrière. J’étais à un endroit où l’eau me couvrait jusqu’au nombril, alors que Pete, moins chanceux, était dans des eaux peu profondes qui suffisaient à peine à cacher ce que la nature lui avait donné.

Le sourire jusqu’aux oreilles, il se redressa et fit quelques pas dans ma direction. Je reculai prudemment jusqu’à perdre pied. J’enfilai précipitamment le maillot de Pete et nageai jusqu’à la rive opposée, constituée d’une bande étroite de graviers surplombée d’une paroi rocheuse haute de six mètres. Je me hissai sur les graviers et m’assis en hauteur, attendant que Pete me rejoigne. Heureusement que nous étions seuls, car son excitation était clairement visible.


Le lendemain, nous fîmes la grasse matinée. La nuit avait été fraîche, mais la température extérieure présageait d’une belle journée. Je me réveillai avant Pete et me levai sans faire de bruit. Après avoir enfilé un short de footing et des chaussures de course, j’ouvris la fermeture éclair de la tente en faisant attention de ne pas réveiller Pete.

– Où est-ce que tu vas, mon cœur ?

Zut. Raté.

– Je vais courir un peu, chéri. Rendors-toi.
– Ah bon. Réveille-moi à ton retour, alors.
– D’accord. Je t’aime.
– Mmmh t’aime aussi.

Je crois qu’il s’était rendormi avant que sa tête ne touche l’oreiller.

Je fis le tour du camping et rejoignis la route qui longeait la rivière. C’était une route étroite qui s’élargissait par endroits. Je n’étais pas complètement rassuré, mais je faisais attention. Je croisai seulement trois voitures pendant ma course, roulant dans le sens opposé.

En courant, j’essayai de me vider la tête du mieux que je pouvais, mais quelque chose me tracassait l’esprit. Un nouveau concept, quelque chose dont j’avais rêvé dans mon subconscient. Après avoir compris que je n’arriverais pas à m’en débarrasser, je me concentrai sur cette pensée obsédante.

C’était difficile de trouver les mots pour traduire ce sentiment diffus. Après huit mois passés avec Pete, je n’étais plus la même personne. Tout ce que je pensais savoir sur moi avant ne semblait plus correspondre à la réalité. Pas les conceptions basiques, comme les goûts et les aversions, mais des aspects plus substantiels, comme la personnalité et même les humeurs.

Avant de le retrouver, j’étais malheureux. Je n’avais pas beaucoup d’amis, ne voulais plus entendre parler de ma famille, et devais trouver une raison de me lever chaque matin. À présent, j’avais des d’amis, et même davantage de vrais amis que je n’en avais jamais eus, et deux familles qui m’aimaient. Le matin, j’étais impatient de me lever parce que je savais que j’allais passer du temps avec Pete.

C’était une partie de ce qui occupait mon esprit, mais il y avait autre chose. Au-delà de mes sentiments pour Pete, je luttais toujours pour exister à part entière, et pas seulement en tant que « petit ami de Pete » ou « fils de Ben ». Bien sûr, ils comptaient pour moi, ils étaient même tout pour moi, mais il fallait que j’apprenne à exister indépendamment de ce que j’étais pour eux. J’avais l’impression de tourner en rond.

Quand je revins au camp, il commençait à faire vraiment chaud, et je transpirais abondamment, même torse-nu. Je décidai de faire deux tours du camp à vitesse réduite pour récupérer, et m’arrêtai devant les sanitaires pour boire à la fontaine. Juste au moment où j’arrivais, trois filles de mon âge sortirent du bloc sanitaire et s’arrêtèrent net dans leur élan. Sans leur prêter attention, je leur souris et dis « Salut » avant de continuer à étancher ma soif. Elles ne remuèrent pas un cil.

Puis il me vint à l’esprit qu’elles s’intéressaient peut-être à moi. Je pense que je devais être présentable, même si j’étais couvert de transpiration et que je devais avoir une odeur virile.

– Salut, répondit une des filles dans un souffle.

Je souris de nouveau et commençai à rebrousser chemin vers la tente. Elles me suivirent comme des lemmings. J’étais pour le moins déconcerté. Que penserait Pete si je lui rentrais à la tente escorté par trois filles ?

Je me remis à courir en petite foulée, laissant les filles dans mon sillage, mais quand je tournai au coin de l’allée menant à notre emplacement, je m’aperçus qu’elles me suivaient toujours, en marchant aussi vite qu’elles le pouvaient sans perdre leur dignité. Je secouai la tête et me précipitai dans la tente pour réveiller Pete, mais il était déjà debout.

– Pete ! Au secours ! m’écriai-je d’une voix paniquée.
– D’accord, d’accord, Bri. Calme-toi. Que se passe-t-il ?
– Je suis allé boire de l’eau aux sanitaires et j’ai croisé trois filles. Elles m’ont regardé boire sans dire un mot. Et quand je suis reparti, elles m’ont suivi ! Elles vont débarquer ici d’une minute à l’autre !
– Tu es en train de me dire que trois filles t’ont suivi jusqu’ici ?

J’opinai du chef, toujours un peu fébrile.

– Quel âge ont-elles ?
– Notre âge, je dirais. Peut-être un peu moins.

Il me regarda des pieds à la tête et dit :

– Je peux comprendre pourquoi elles t’ont suivi.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Brian, tu es un garçon très mignon avec un corps d’athlète. Bien sûr qu’elles t’ont suivi. Surtout avec toute cette transpiration qui coule sur ton torse.
– Tu plaisantes ?
– Non, Brian. Tu es beau gosse, c’est tout ! Je serais le premier à te suivre !

J’écartai ses paroles d’un geste impatient.

– Et maintenant, qu’est-ce que je fais ?
– Souhaite la bienvenue à nos invitées, dit-il en regardant par-dessus mon épaule.

L’enfoiré !


Chapitre 18

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