Pour l'amour de Pete

Roman gay inédit - Tome II - Brian et Pete

Chapitre 2 - Une boule dans le ventre

Le lendemain matin, je me réveillai groggy et pas vraiment reposé. Pete éteignit l’alarme du réveil et se rendormit aussitôt après avoir enroulé un bras autour de moi. Bien que peu motivé à l’idée de me lever et d’aller m’entraîner, je savais que je ne pouvais pas rester éternellement au lit. Je m’étais engagé auprès de l’équipe et je ne pouvais plus faire marche arrière. J’embrassai Pete sur la joue, puis me glissai hors du lit en prenant soin de ne pas le réveiller. Je rassemblai mes affaires en silence, me dirigeai sur la pointe des pieds jusqu’à la porte et sortis aussi discrètement que possible.

Je tombai sur Kévin en bas, en bien meilleure forme que la veille.

– Bonjour jeune homme. Comment vas-tu ?
– Salut. Je n’ai pas très bien dormi. Pete non plus. Nous avons passé la nuit à nous retourner dans tous les sens.
– Vraiment ? Pour quelle raison ?

Je le regardai dans les yeux et mentis.

– Je ne sais pas. Je n’arrivais pas à dormir, c’est tout.

Je savais très bien ce qui avait causé notre insomnie. La crainte qu’avait Pete de me perdre à cause de toutes mes activités était fondée. Mon emploi du temps était incontestablement chargé, et je n’avais pas prévu de temps pour nous. J’étais accaparé par mes entraînements de lutte et mes devoirs, comme je l’avais été l’année précédente et celle d’avant encore. Pourquoi est-ce que Pete n’arrivait-il pas à comprendre que j’avais besoin de toutes ces activités pour me sentir bien dans ma peau ?

– Hum. Bon, si tu as encore du mal à dormir ce soir, tiens-moi au courant.
– D’accord.

Je me servis un verre de jus d’orange et le vidai rapidement.

– J’aimerais bien arriver au gymnase de bonne heure.
– Il est seulement cinq heures et quart. L’entraînement ne commence pas avant six heures.
– Je sais, mais j’ai un échauffement qui me prend environ une demi-heure.
– Alors tu devrais prendre un petit-déjeuner plus consistant qu’un simple verre de jus de fruit.
– Ne t’inquiète pas, Kévin. J’ai déjà tenu ce rythme pendant toute une saison de lutte.
– Et si mes souvenirs sont bons, tu as bien failli y laisser ta peau, non ?

Son regard me transperça, et je me sentis confus et coupable. Je m’en sortis en feignant de rire.

– Oui, mais j’ai appris la leçon. J’ai compris que je devais prendre soin de moi-même.

Son expression montrait qu’il n’était pas du tout convaincu.

– Je vais te laisser suivre ton rythme pour l’instant, mais si je vois tes notes chuter ou si tu tombes malade, j’interviendrai. Et je le ferai vraiment, Brian.
– Très bien, ça me va.

J’allais juste devoir faire attention à ne pas montrer de signes de faiblesse et à maintenir mes résultats scolaires. Pas de problème.

– Et en ce qui vous concerne, toi et Pete ?
– Quoi donc ?
– Que pense-t-il de ton emploi du temps ?’
– Nous en avons parlé cette nuit.

Ce n’était pas un mensonge

– Et alors ?
– Et alors rien. Il n’a rien dit dans un sens ou dans l’autre.
– Bien. Tant que vous arrivez à passer du temps ensemble, je n’y vois pas d’inconvénient. Allez, je t’emmène à l’entraînement.

Kévin me déposa au gymnase à environ cinq heures et demie. L’entraîneur avait ouvert les vestiaires en arrivant. Ce fut la seule personne que je croisai dans le bâtiment, et je pensais être seul  jusqu'à ce que je tombe sur Brent, qui se mettait en tenue. Je fus très étonné de le voir arrivé aussi tôt, comme l’entraîneur, M. Knowells, m’avait dit que Brent était toujours en retard à l’entraînement.

– Salut, Brent.

Il fit semblant de ne pas m’entendre et se contenta d’enfiler son short.

– Tu es là de bonne heure. Qu’est-ce qui t’arrive ?
– Ecoute, tête de con, laisse tomber. Je ne t’aime pas, mais je vais quand même tenir ma parole. Je ne serai pas ton confident, ni ton ami. Et tu peux toujours rêver pour me battre sur le tapis, que ce soit à l’entraînement ou pas.
– Ce n’est pas un concours, Brent. Si tu n’as pas le niveau pour me suivre, n’essaye même pas. Je ne dis pas ça pour te provoquer. J’ai un rythme d’entraînement particulièrement soutenu. Je peux t’aider à t’échauffer, mais si tu y vas à froid, tu vas te faire mal.
– Va te faire foutre. Je peux me débrouiller tout seul.
– D’accord, comme tu voudras, dis-je en haussant les épaules.

Il quitta le vestiaire d’un pas rapide, et je finis de me changer. J’étais quasiment prêt, de toute façon. Il ne me restait plus qu’à ranger mes affaires dans mon casier et à mettre mes chaussures.

Quand je sortis du vestiaire, Brent discutait avec l’entraîneur dans son bureau. Son air surpris laissait penser qu’il avait du mal à croire ce que lui disait M. Knowells. Il blêmissait à vue d’œil. Quand l’entraîneur eut finit son discours, il était devenu tout pâle. Brent avala sa salive, tourna la tête dans ma direction et m’aperçut. Le rictus que je lui connaissais si bien se dessina de nouveau sur son visage. L’entraîneur ajouta quelque chose, mais j’étais trop loin pour entendre ce qu’il disait. Quoi qu’il en soit, les paroles de M. Knowells semblèrent produire leur effet sur Brent. Il sortit du bureau d’un pas hésitant, avec une expression de crainte teintée d'incertitude.

– Allons-y. Viens avec moi.

Ce n’était pas le Brent arrogant que je connaissais. Je me demandais ce que l’entraîneur avait bien pu lui dire. C’était sans importance, puisque je n’allais rien changer à mon programme, quand bien même Brent insistait pour m’accompagner. Soit il tiendrait le choc, soit je le laisserais mordre la poussière.

L’échauffement toucha à sa fin, et à ma grande surprise,  Brent avait suivi mon rythme, à la fois en musculation et en footing. Il se révéla moins performant sur le tapis, cependant, ce qui me confirma que les exercices supplémentaires avaient puisé dans ses ressources. Quand le coup de sifflet signala la fin de l’entraînement, Brent se laissa tomber à genoux, tout comme moi. Il respirait fort, beaucoup plus que la veille. Quelques instants plus tard, je me relevai et lui tendis la main. Il l’ignora, se releva péniblement et se dirigea vers les douches. Je secouai la tête avec dégoût.

– M. Knowells ! Qu’avez vous dit à Brent tout à l’heure ?
– Ça ne vous regarde pas, Kellam ! Allez vous doucher.
– S’il se passe quelque chose, j’aimerais bien être au courant.
– Ça suffit. Mêlez-vous de vos affaires. Continuez à vous entraîner comme ça.

Le regard que je lançai à M. Knowells ne laissait aucun doute sur le fait que je n’aimais pas avoir à composer avec un facteur inconnu.

– Dépêchez-vous, Kellam, ou vous regretterez l’époque où vous pouviez dormir jusqu’à cinq heures tous les matins.
– Ça ne me fait pas peur, coach, dis-je sarcastiquement.

Il vint se placer juste devant moi et me jeta un regard noir.

– Ecoutez-moi bien, Kellam, car je ne vous le dirai pas deux fois. Je me fiche pas mal que vous ayez été champion national dans votre catégorie. Je ne tolérerai aucun manque de respect dans mon équipe. Si je veux que vous soyez ici à cinq heures du  matin, alors vous viendrez à cinq heures du matin. Si je décide que vous ne participerez pas à un match, alors vous resterez sur le banc. Si je ne veux plus de vous dans l’équipe, à cause de votre comportement, ou pour n’importe quelle autre raison, alors vous serez exclu. Ce n’est pas une menace, Kellam, c’est une promesse. Alors faites bien attention. Vous êtes prévenu. Il n’y aura pas d’autre avertissement. Maintenant, allez vous doucher.

Je le fixai pendant quelques instants, puis retournai à mon casier dans les vestiaires. Les autres membres de l’équipe prenaient une douche bien méritée après cet entraînement intensif, non sans quelques blagues graveleuses. Je les ignorai du mieux que je pouvais en passant, et quand une serviette mouillée vint me fouetter les jambes, je me contentai de défier du regard l’élève de terminale qui m’avait provoqué.

J’étais furieux ! J’avais le droit de savoir ce qui se passait avec Brent. S’il ne pouvait pas suivre mon rythme, alors m’entraîner avec lui serait un handicap. Je ne pouvais pas me permettre de le laisser me tirer vers le bas. M. Knowells aurait dû le savoir !

Je me déshabillai et me douchai en fulminant. Je ne pouvais pas croire que l’entraîneur me laisserait sur le banc, et encore moins qu’il m’exclurait de l’équipe. Mon esprit tournait en rond. Plus je pensais à ce que m’avait dit l’entraîneur, plus j’étais en colère. Une fois habillé, je rejoignis ma bande à la cafétéria, juste avant d’aller en cours. J’étais tellement énervé que je ne tenais plus en place.

– Comment ça va, Brian ? demanda Jared, avec la bonne humeur qui le caractérisait.
– Super, répondis-je sur un ton qui annonçait clairement que je n’étais pas d’humeur bavarde.
– Tu es sûr, Brian ? s’enquit Pete, avec un visage inquiet.

N’avait-il rien entendu de ce que j’avais dit à Jared ?

– J’ai dit : super !
– Eh, je ne faisais que demander.

Je sentis dans sa voix que je l’avais blessé. Pete se leva, marmonna quelque chose à propos d’affaires à récupérer dans son casier et quitta les lieux.

– Depuis quand est-ce que tu envoies promener Pete comme ça ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

Jason se leva à son tour et partit à la poursuite de Pete, non sans me lancer un regard réprobateur.

– ET MERDE !

J’en avais tellement marre que je hurlai en tapant des poings sur la table, faisant sursauter Jared et Ray.

– Brian Kellam ! Suivez-moi !

Il se trouva que Mme Wheeler, ma prof d’écriture créative, passait derrière moi lorsque j’avais crié. Je me levai docilement et la suivis jusqu’au bureau de l’administration. Elle me conduisit dans le « couloir de la mort », la rangée de sièges en face du bureau du principal adjoint. Elle y pénétra et échangea quelques mots avec M. Johnson. En partant, elle me jeta un regard qui en disait long sur ce qu’elle pensait de mon comportement.

Je n’avais pas bougé d’un pouce quand la première heure de cours commença. J’étais toujours furieux, mais le remords l’emportait progressivement sur la colère. Les minutes s’égrainaient lentement tandis que la petite aiguille faisait inlassablement le tour de l’horloge. M. Johnson sortit de son bureau à plusieurs reprises pour discuter avec ses collaborateurs et y retourna sans m’accorder le moindre regard.

La sonnerie retentit, signalant la fin de la première heure de cours. Le principal adjoint ressortit de son bureau et se plaça dans le couloir afin de s’assurer que les élèves passaient d’une classe à l’autre sans chahut. En regardant le flot des élèves, j’aperçus Pete, qui lorgnait en direction du bureau. Nos regards se croisèrent, mais ce fut tout. Pas un sourire, pas un signe de reconnaissance, rien. Il ne ralentit même pas. Merde, je l’avais vraiment vexé.

La seconde heure de cours commença. En retournant dans son bureau, M. Johnson daigna finalement me regarder.

– C’est à vous, M. Kellam. Veuillez me suivre.

Ce n’était pas trop tôt !

– Mme Wheeler m’a indiqué que vous aviez eu un accès de colère à la cafétéria et que vous hurliez des insanités. Est-ce que c’est vrai ?

Je le suivis dans son bureau et m’assis en face de lui sans y avoir été invité.

– J’étais en colère.
– Et vous avez crié « Merde » assez fort pour que toute la salle puisse vous entendre.
– Oui, on pourrait dire ça.
– Et vous avez frappé la table avec vos poings ?
– C’est possible.

 Je poussai un soupir. J’étais dans de beaux draps.

– Qu’est-ce qui vous a énervé au point de vouloir détruire une table ?
– J’étais énervé à cause de mon entraînement de ce matin, et j’ai fout…  mis en colère mon pe… mon meilleur ami. Il ne veut même plus m’adresser la parole.
– Et vous vous êtes dit que la meilleure solution serait de casser une table ?

Je parlai à voix basse, essayant de ne pas céder à la colère que je ressentais au fond de moi.

– Je vous ai dit que j’étais énervé.
– Est-ce que vous pensez que cela excuse votre comportement ?

Je décidai de garder le silence.

– Vous serez collé aujourd’hui après les cours. Et je vais prévenir votre entraîneur pour qu’il puisse prendre les mesures disciplinaires qui s’imposent. Vous pouvez appeler vos parents pour leur dire que vous resterez ici jusqu’à cinq heures, en leur expliquant pourquoi. Quel est votre numéro de téléphone ?

Il le composa et me tendit le combiné.

– Allo ?
– Bonjour Kévin. C’est Brian.
–  Salut Brian. Qu’est-ce qui se passe ?
– Je serai en retard ce soir. Je ne sortirai pas avant cinq heures. Est-ce que tu pourras venir me chercher ?
– Bien sûr. Mais pourquoi aussi tard ?
– J’ai, euh, je suis collé. J’étais énervé et j’ai dit quelque chose que je n’aurais pas dû.

Un silence éloquent.

– Je vois. Nous en reparlerons plus tard.  A cinq heures alors.
– Oui. A ce soir.

Je rendis le combiné à M. Johnson.

– M. Kellam, je dois vous dire que je suis très déçu de vous voir dans mon bureau. Je n’ai rien trouvé dans votre dossier qui laissait entendre que vous étiez un élément perturbateur ou que vous aviez mauvais caractère. J’espère que c’était un accident.

Voyant que j’allais garder le silence de nouveau, il fronça les sourcils.

– Vous pouvez retourner en classe, maintenant, M. Kellam. Vous reviendrez me voir après votre dernière heure de cours.

Je me levai et quittai le bureau sans dire un mot. Je m’en voulais à mort, ainsi qu’à la terre entière.

Je fis bande à part pendant le reste de la journée. Le cours de sport fut particulièrement pénible, car Pete me harcelait pour savoir ce qui s’était passé et pourquoi j’avais été collé. Evidemment, je ne pus m’empêcher de l’envoyer de nouveau balader. Je sautai le repas pour éviter la confrontation avec Pete et le reste de la bande. Je passai toute la pause du déjeuner à la bibliothèque, plongé dans un bouquin.

L’après-midi fut à l’image de la matinée. Le cours de biologie se révéla intéressant, comme d’habitude, mais Pete fit mine de m’ignorer en sortant du cours, jusqu’à notre arrivée devant le bureau du principal adjoint, où je le quittai pour faire ma punition. M. Johnson me confia au responsable de l’entretien, qui me chargea de nettoyer les toilettes jusqu’à cinq heures. Je n’en pouvais plus.

Kévin m’attendait à l’extérieur. Je montai dans le minivan sans dire un mot, sentant le poids de son regard posé sur moi. Son expression était indéchiffrable. Je n’arrivais pas à dire s’il était énervé ou compatissant. Seule son inquiétude était palpable. Je restai silencieux pendant le trajet du retour. Au lieu de se garer devant la maison, Kévin continua jusqu’au parc. Une fois garé, il me fit signe de le suivre jusqu'à un banc au sommet de la colline, et s’assit à côté de Sharon qui se trouvait là, comme par hasard. Quelle coïncidence ! Ne pouvant me soustraire à l’inévitable discussion qui se préparait, je pris place sur un banc voisin.

– Alors, Brian, que s’est-il passé ? demanda Kévin d’une voix neutre.

Je répondis en restant factuel.

– Mon entraînement s’est mal passé ce matin, ce qui m’a mis de mauvaise humeur. Quand j’ai rejoint Pete et Jason à la cafétéria, j’ai répondu sèchement à Pete. Il s’est levé et il est parti. J’ai crié « merde » en frappant la table avec mes poings. Mme Wheeler m’a vu et m’a amené chez M. Johnson.
– C’est tout ?
– Oui, c’est tout.

Il se tourna vers moi. Je sentis son regard me transpercer, même sans le croiser. Sharon se leva et s’assit à côté de moi. Je commençais à me sentir cerné.

– Brian, qu’est-ce qui t’a vraiment mis en colère ? Ce qui s’est passé aujourd’hui ne te ressemble pas.

Son visage exprimait une sincère préoccupation.

– Bien sûr que si. Je m’énerve tout le temps.
– Mais tu n’as pas l’habitude de l’extérioriser comme ça.
– Comment pourrais-tu le savoir, Sharon ? Tout ce que vous savez de moi, vous le tenez de mes parents, de Pete ou de Danny. Personne ne sait vraiment ce que je ressens au fond de moi.
– Alors dis-le nous, Brian. Dis-nous ce que tu ressens.
– La seule chose que je ressens pour l’instant est que trop de personnes veulent m’aider. J’aimerais bien qu’on me laisse tranquille. Je ne veux parler à personne.
– Pas même à Pete ?

Son visage s’était fermé. Elle était en colère, à présent.

– Ce qui se passe entre lui et moi ne te regarde pas. Ni toi, d’ailleurs, dis-je en me tournant vers Kévin.
– Tu te trompes ! Ça nous regarde à partir du moment où vous vivez tous les deux sous notre toit, dit Kévin, en durcissant le ton. Quand Pete rentre à la maison et qu’il s’enferme dans sa chambre, il y a un problème. Ce n’est pas son genre. Et quand je vais le voir, et que je le trouve en train de pleurer sur son lit, j’ai du mal à croire que tu n’y sois pour rien.
– Il pleurait ?

Kévin acquiesça, ses yeux jetant des éclairs. Je soutins son regard, en faisant tout mon possible pour garder un visage impassible.

– Je dois aller lui parler.
– Nous n’avons pas fini.
– Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ? Je vous ai déjà dit ce qui s’était passé.
– Je veux la vérité, Brian, dit Sharon, qui avait retrouvé son calme. Je veux savoir pourquoi tu agis comme tu le fais.
– J’ai besoin d’aller voir Pete, dis-je en reniflant. Ça ne peut pas attendre après le dîner ?

Ils échangèrent un regard, communicant en silence. Finalement, Sharon hocha la tête.

– D’accord. Mais sans faute après le dîner.
– Merci.

Je me levai et pris place à l’arrière du van. Kévin et Sharon me rejoignirent après une discussion animée à voix basse. Ils eurent du mal à prendre un air détaché.

Quand nous arrivâmes à la maison, je montai directement dans notre chambre et toquai à la porte.

– Entrez.

J’ouvris la porte. Pete était assis à son bureau, en train de faire ses devoirs. Il ne leva pas la tête de son cahier.

– Est-ce que je peux entrer ?
– Si tu veux.

Il continua à travailler, ne s’arrêtant même pas pour me regarder. Je restai là pendant quelques instants,  à le contempler pendant qu’il écrivait. Il posa son stylo et soupira d’un air exaspéré.

– Pourquoi est-ce que tu restes planté là ? Tu veux ma photo ?

Ses paroles eurent l’effet désiré : je sentis la colère monter en moi.

– J’étais venu te dire que j’étais désolé de la façon dont je t’avais traité aujourd’hui. Je te regardais, parce que je ne me lasse pas de te regarder, mais si ça te dérange, je m’en vais, dis-je en joignant le geste à la parole.
– Non, Brian. Attends !
– Pourquoi ? Je vois bien que tu ne suis pas le bienvenu ici.

Il s’empourpra.

– Ne sois pas ridicule, Brian. Bien sûr que tu es le bienvenu ici. Je me demande simplement si tu veux vraiment être avec moi. Tu n’as pas arrêté de me repousser depuis que tu es arrivé ! Essaie d’y réfléchir un peu, pendant que je termine mes devoirs.
– Ah, d’accord. Je ne voulais surtout pas te déranger. Je vais prendre ce qu’il me faut et te laisser tranquille.

Il ne me quitta pas des yeux pendant que je récupérais les affaires dont j’allais avoir besoin pour les deux prochains jours. Je ne dis pas un mot tandis que je remplissais mon sac, ni quand je quittai la pièce en claquant la porte derrière moi.

Je descendis les escaliers et traversai la cuisine, puis la buanderie en direction de la chambre d’amis. En chemin, je sentis un trou commencer à se former dans mon estomac. C’était la même sensation que lorsque Pete avait été emmené loin de moi. A l’époque, j’avais refoulé la douleur et la colère que je ressentais pour continuer à avancer. Ce fut donc un réflexe naturel de les refouler de nouveau. La seule chose dont j’étais certain, c’était que je détestais celui que j’étais devenu.


Les semaines qui suivirent furent les pires de ma vie, pires encore que la période pendant laquelle j’avais été séparé de Brian. Je ne le reconnaissais plus. Il était devenu distant, insensible et imbu de lui-même.

Après qu’il m’avait laissé en plan ce soir-là, je m’effondrai complètement. Je ne retournai pas en cours pendant le reste de la semaine. Kévin, Sharon et Jason me supplièrent de les laisser intervenir, mais je leur fis promettre de le laisser tranquille. Ils acceptèrent à leur cœur défendant. Ce ne fut pas facile pour eux, mais ils ne trahirent pas leur promesse.

Les repas devinrent moroses. Brian dînait avec nous, mais c’était comme s’il n’était pas là. Pendant quinze jours, il garda le silence à table, ne s’adressant à nous que pour demander à passer les plats, sans chercher à se mêler à la conversation. A l'issue de cette période, Brian et moi fîmes une trêve.

Nous étions toujours amis, et nous nous comportions en tant que tels, mais l’intimité que nous avions partagée faisait partie du passé. J’avais mal, oui, très mal, mais j’allais tenir jusqu’à ce que Brian prenne une décision sur ce qu’il attendait de moi. Nous évitions les sujets sensibles afin de ne pas nous disputer. Nous aurions été bien incapables de garder la tête froide.

Un soir, deux semaines environ après notre cessez-le-feu, Sharon m’envoya dans la chambre de Brian pour savoir s’il dînait avec nous. Je me souviens très bien de ce moment.

Je toquai à la porte et entrai.

– Le dîner est prêt. Est-ce que tu viens ?
– Vas-y, toi. Je n’ai pas faim.

Un long silence.

– Est-ce que ça va ?
– Bien sûr ! Pourquoi est-ce que ça n’irait pas ?
– Je sais combien tes entraînements sont physiques. Je ne sais pas comment tu fais pour tenir en sautant des repas. D’ailleurs, est-ce que tu as mangé, ce midi ? Je ne t’ai pas vu.
– J’ai mangé quelque chose à la cafétéria. Je ne sais plus ce que c’était, exactement.
– Je vois. Tu es sûr que tu n’as pas faim ?
– Oui. Vas-y sans moi. Je dois finir ce chapitre.
– D’accord.

Je fermai la porte derrière moi et retournai à la cuisine.

– Où est Brian ?
– Il dit qu’il n’a pas faim.

Kévin et Sharon échangèrent un regard.

– Comment est-ce qu’il peut ne pas avoir faim avec tout le sport qu’il fait ? intervint Ray. Je l’ai aperçu avant les cours,  ce matin, et il tenait à peine debout quand il est allé prendre sa douche.
– Est-ce que tu l’espionnes, Ray ? demandai-je, légèrement amusé.
– Ou peut-être comptais-tu jeter un coup d’œil rapide sous les douches ? ajouta Jason, entrant dans mon jeu.
– Non, je passais par là, et j’admirais juste le paysage.

Jared, qui avait été invité à dîner, décocha un coup de pied à Ray sous la table, mais celui-ci ne se départit pas de son sourire.

– Je n’ai pas dit que c’était un beau paysage, Jar. Tu n’étais pas encore arrivé.

Le visage de Jared s’illumina d’un sourire. Il tapota affectueusement la jambe de Ray, avant de poursuivre le repas. Il n’eut pas le temps d’avaler plus qu’une ou deux bouchées, car Joanne commença à chanter sa ritournelle « Ils sont amoureux… », ce qui nous fit tous éclater de rire, à l’exception de Ray et Jared. Se sentant encouragée, elle poursuivit en chantant plus fort.

– Ha, ha, très drôle, Joanne. Tu peux t’arrêter, maintenant.

Elle n’en fit rien.

– Ecoute, nous n’allons pas nous marier et nous n’allons pas avoir d’enfants, donc laisse tomber, d’accord ?

Joanne s’interrompit et tourna la tête vers Ray, qui eut soudain l’air embarrassé.

– Pourquoi pas ?

Ray cligna des yeux plusieurs fois, puis jeta un coup d’œil aux autres convives, qui s’étaient soudainement tus. Il s’éclaircit la voix.

– Maman, Papa ? Un peu d’aide, s’il vous plait ?

Ni Kévin, ni Sharon ne répondirent à l’appel de Ray, qui semblait déconfit. Ils échangèrent un long regard avant que Sharon ne prenne la parole.

– Ils ne peuvent pas se marier ni avoir des enfants parce qu’ils sont trop jeunes, ma chérie. Seuls les adultes peuvent se marier et avoir des enfants.
– Mais certaines personnes ont des enfants avant d’être adultes. Tu connais cette fille dans la classe de Jason ? Eh bien, elle a un bébé.
– Je sais, mais il aurait mieux valu pour elle d’attendre d’être adulte.
– Pourquoi, Maman ?

Sharon sourit avec patience.

– Viens, mon coeur. Nous allons monter dans ta chambre pour que je puisse t’expliquer.

Elles se levèrent ensemble, et Joanne prit la main de sa mère pour gravir l’escalier. Quand elles quittèrent la pièce, le reste de la tablée poussa un soupir de soulagement.

– Nous avons eu chaud.
– Oh, je ne sais pas, Ray, dit Kévin. Ça devait arriver tôt ou tard, et tant mieux si c’était aujourd’hui. Comme je vous l’ai déjà dit, les garçons, je ne souhaite pas que vous soyez obligés de cacher qui vous êtes et qui vous aimez dans cette maison. Ne vous sentez jamais obligés de le faire. Si ça devait arriver, venez nous en parler. C’est valable pour toi aussi, Jared.

Le téléphone se mit à sonner pendant que Kévin terminait sa phrase. Il jeta un regard appuyé à chacun d’entre nous avant de répondre.

– Allo ? Ah, bonjour, Ben. Oui, il est là. D’accord.

Il me fit signe d’aller chercher Brian.

– Pete est parti le chercher. Tout va pour le mieux. C’est un ado. Bien sûr qu’il pose des problèmes.

Une longue pause, pendant laquelle le visage de Kévin prit une expression sérieuse.

– Ah, le voici. Si nous pouvons faire quelque chose, n’hésite pas à appeler. C’est ton père, Brian.

En tendant le combiné à Brian, Kévin ne parvint pas à masquer son inquiétude. Il s’était passé quelque chose. Je le savais.

– Merci, Papa. Je vais bien. Que se passe-t-il ?

Brian resta silencieux pendant qu’il écoutait son père. Il nous tourna le dos et répondit d’une voix angoissée :

– C’est grave ? Quand ? Pour combien de temps ? Et à propos de… Je ne peux pas, Papa. Tu avais dit que je pourrais rester !

Sa voix se brisa.

– Tu n’as pas le droit ! Ah. Je ne sais pas. Tiens-moi au courant, d’accord ? Salut.

Il raccrocha le combiné et resta debout quelques instants, sans dire un mot, avant de retourner vers sa chambre en traînant les pieds. Il regardait le sol, et son visage était inexpressif. Je le connaissais suffisamment bien pour savoir que quelque chose le tracassait. Quelque chose de grave.

– Bri, ça va ?
– Oui. J’ai juste besoin d’être seul pendant un moment.
– Brian…

La voix de Kévin avait plus d’autorité que la mienne. Brian s’arrêta et se retourna pour le regarder, avant de poursuivre son chemin vers la buanderie.

– Ça va ! J’ai besoin de réfléchir.

Je me levai et le retrouvai dans sa chambre, fermant la porte derrière nous. Brian était allongé sur le lit en position fœtale, agrippé à un oreiller, face au mur.

– Bri, qu’est-ce qui se passe ? Parle-moi. S’il te plait.

Je dus tendre l’oreille pour l’entendre.

– Ma grand-mère a eu une attaque. Elle n’en a plus pour très longtemps.
– Oh, mon Dieu ! Je suis vraiment désolé, Bri, dis-je en posant une main sur son épaule. Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?
– Non. J’ai juste besoin d’être seul.

Je me dis intérieurement que c’était la dernière chose dont il avait besoin, mais je n’allais pas me disputer avec lui, pas maintenant.

– D’accord, Bri. Tu sais où me trouver. Si tu as besoin de quoi que ce soit, ou si tu veux parler, viens me voir, d’accord ?

Il acquiesça. Ce fut sa seule réaction. Je ne vis aucune larme, aucun tremblement, rien. C’était comme s’il était une pierre, insensible à toute forme d’émotion. C’est ainsi qu’il devait être avant de savoir que j’étais ici, à Portland. Je le serrai contre moi aussi fort que possible avant de le quitter. Je refermai la porte de sa chambre sans faire de bruit. Kévin me jeta un coup d’œil quand je repris ma place à table. Je secouai la tête en fermant les yeux, suscitant un froncement de sourcils de sa part.

– Que s’est-il passé ? demanda Jason avec insistance, l’air aussi soucieux que son père.
– La grand-mère de Brian a eu une crise cardiaque.

La nouvelle fut suivie d’un silence pesant. Sharon rentra au même moment. Elle sentit immédiatement que quelque chose clochait.

– Quelqu’un peut me dire ce qui se passe ?

Elle fut mise au courant et s’assit lourdement sur sa chaise. Ce fut la fin du repas, pour ainsi dire.


Sonné. J’étais complètement sonné, en état de choc. Comment se faisait-il que ma grand-mère avait eu une attaque ? Elle n’était pourtant pas très âgée. « Il n’y a vraiment pas de quoi en faire toute une histoire » dit une petite voix dans ma tête. « Tes grands-parents  t’ont rejeté dès qu’ils ont su que tu étais gay. Ils n’ont même pas pris la peine d’en discuter avec toi. Pourquoi est-ce que tu te soucierais d’eux ? Ils se fichaient pas mal de toi. »

Des larmes jaillirent de mes yeux, et je les essuyai rageusement du revers de la manche. Comment osaient-ils me faire pleurer ? A cause d’eux, j’allais peut-être devoir quitter Pete. Mes parents allaient abandonner l’idée de venir à Portland. Mes grands-parents viendraient habiter chez mes parents, et je serais peut-être obligé de rentrer pour leur donner un coup de main. Cette simple idée me donnait envie de vomir.

Je ne sais pas combien de temps je restai allongé là, à maudire le destin. Je ne pouvais rien imaginer de pire que de retourner à la vie que je menais avant de déménager ici. Je préférais encore me tuer. « Ta vie ici n’est-elle pourtant pas la même que celle que tu avais là-bas ? » demanda la petite voix dans ma tête. Je choisis de l’ignorer.

Je me levai et fis les cent pas dans ma chambre pendant que le monde s’effondrait autour de moi. Des larmes survinrent de nouveau, ce qui me mit en colère. Merde aux larmes ! Je ne les laisserais pas gâcher ma vie encore une fois. Mes parents pouvaient aller se faire voir s’ils pensaient que j’allais retourner chez eux. J’avais l’impression qu’ils m’avaient trahi de nouveau, en poussant ma grand-mère à avoir une attaque, juste pour que je rentre à la maison.

Bien sûr que c’était absurde. Plus je m’énervais, et plus je refoulais mes émotions, les enfouissant au plus profond de moi-même, où elles resteraient tapies, prêtes à bondir au premier faux pas si je baissais ma garde, prêtes à me détruire. Je ne pouvais pas me le permettre. Je me glissai dans la peau de celui que je connaissais le mieux. Le Brian que Pete connaissait tira sa révérence. Il fut remplacé par une personne froide et calculatrice, qui gardait tout le monde à distance. Tout le monde, y compris celui dont il aurait dû être le plus proche. Je sombrai dans le sommeil. Pete me raconta plus tard que c’était « Brian au cœur de glace » qui avait emménagé chez lui, mais je ne m’en rendis pas compte tout de suite.

Je fis des rêves, cette nuit-là, des rêves dérangeants, voire effrayants. Le premier eut lieu dans un bâtiment étrange, qui ressemblait au gymnase où se déroulait le championnat régional. Pete se tenait sur le bord du tapis, et Kévin était derrière lui, le retenant de venir vers moi. Le visage de Kévin était sombre, mais ce n’était rien comparé à celui de Pete, strié de larmes et grimaçant de douleur. L’arbitre me faisait signe d’avancer sur le tapis, mais je savais qu’en y allant, je perdrais Pete pour toujours. Kévin m’interdirait définitivement de le revoir. Je m’éloignai d’eux pour monter sur le tapis pendant ce qui sembla durer une éternité. J’entendais les hurlements de Pete qui me suppliait de ne pas y aller, et la distance qui me séparait du tapis semblait augmenter à mesure que je m’en approchais. Chaque pas supplémentaire entraînait de nouveaux cris de la part de Pete, qui me suppliait de faire demi-tour, de revenir vers lui, mais j’étais incapable de m’arrêter, quels que soient mes efforts. Je me réveillai en me redressant brusquement, croyant entendre les cris de Pete, mais il dormait toujours profondément dans sa chambre. Je me sentais coupable, nauséeux et seul. Je m’allongeai de nouveau dans le lit, tremblant comme une feuille. Le sommeil finit par avoir le dessus.

Je fis un autre rêve, ou peut-être poursuivis-je le premier, je ne sais pas. J’étais sur le ring, confronté à un adversaire qui faisait deux fois ma taille. Nous entrâmes en contact, mais au lieu de me faire une prise classique pour me plaquer au sol, il s’acharna sur moi à coups de poings et me cassa tous les os de mon corps, avant de me déchiqueter. Je me réveillai en sursaut, couvert de sueur froide, vers trois heures du matin. Je décidai de me lever pour éviter de faire d’autres cauchemars.

Pour me changer les idées, je partis courir dans le parc. Les lampadaires dispensaient une lumière suffisante pour éclairer mes pas. Cinq ou six kilomètres plus tard, je revins devant la maison, mais je fus incapable d’y entrer. Quelque chose m’en empêchait. C’était comme si je n’y avais plus ma place. Je m’assis sur le porche et m’adossai à la porte, regardant les papillons de nuit voltiger autour du lampadaire sur le trottoir d’en-face, tout en faisant le vide dans mon esprit. Je savais que je deviendrais fou si je pensais à Pete. Il me manquait terriblement.

Je ne sais pas combien de temps je restai assis là, mais je repris brusquement conscience lorsque la lumière de la cuisine fut allumée. Kevin était debout, prêt à m'accompagner au gymnase. Je me levai et fit le tour de la maison pour entrer dans la cuisine par derrière.

– Bonjour, Brian.             
– Bonjour.
– Qu'est ce que tu fais debout aussi tôt ? Je pensais avoir le temps de prendre un café, mais je vois que tu es déjà prêt à partir.
– Quelle heure est-il?
– Cinq heures moins le quart.
– Ah, d'accord. Prends ton café, je vais attendre dans le séjour.
– A quelle heure est-ce que tu t’es levé, Brian ?
– Je ne sais pas. Je n'arrivais pas à dormir.
– A cause de ta grand-mère ?
– Non, j'étais réveillé, c'est tout.
– Tu as fait un cauchemar?
– Non, j'étais juste réveillé, répondis-je un peu sèchement, espérant qu’il ne relèverait pas.

Ma tentative fut vaine.

– Brian, ta grand-mère a eu une attaque. Elle ne sera plus jamais comme avant.
– Sans blague ?

 Il plissa les yeux.

– Tu ne peux pas faire comme s’il ne s’était rien passé, Brian ! Elle comptait beaucoup pour toi. Je comprendrais que tu ressentes de la colère ou de la tristesse. C'est normal.
– Je ne suis pas triste. Ce sont des choses qui arrivent. C’est déjà derrière moi, donc j'aimerais bien que tu évites de remuer le couteau dans la plaie.
– Brian...

 Son visage n’était que compassion, et cela m’était insupportable.

– J'ai changé d'avis. Je veux partir tout de suite.

Je devinais le combat qui se déroulait dans sa tête. Il voulait vraiment m'aider, mais je lui rendais la tâche impossible,  comme je l’avais toujours fait. Il finit par hocher la tête et accéder à ma demande, mais ses yeux et sa bouche tressaillaient de frustration.

Nous restâmes silencieux pendant le trajet jusqu’au lycée. Il me déposa et redémarra sans un regard en arrière. Pourquoi n’arrivait-il pas à comprendre que j’avais besoin de m’occuper pour garder la tête hors de l’eau ? Je ne pouvais pas gérer la vie de mes grands-parents en plus de la mienne. Et celle-ci devenait chaque jour un peu plus compliquée.

La porte des vestiaires était encore fermée à clé, et je décidai de faire des étirements en attendant l’arrivée de l’entraîneur, de façon à éviter les courbatures liées à mon footing matinal.

– Mais qu'est ce que vous fichez ici ?
– Je voulais soulever un peu de fonte avant l'entraînement.

M. Knowells me scruta du regard.

– Je crois que vous en faites trop.
– Je n’ai rien changé par rapport à l'année dernière et à l'année d'avant. C'est comme ça que je suis arrivé en finale du championnat régional.
– Vous devriez laisser votre corps se reposer de temps en temps. Je veux que vous m'écriviez votre programme d’entraînement hebdomadaire. Nous verrons bien si vous en faites trop. Je ne peux pas vous laisser vous blesser.
– Je suis en pleine forme.
– Nous verrons bien.
– Qu'importe. Est-ce que nous pouvons entrer, maintenant ?

Il déverrouilla la porte et la tint ouverte pour moi. Je ne pris pas le temps de me changer et me dirigeai directement vers la presse. J’ajustai les poids et commençai ma série. M. Knowells m'observa pendant un moment, puis retourna dans son bureau.  Peu après, Brent entra dans la salle en traînant des pieds, au moment où mes muscles commençaient à me brûler. Je passai à l’extension des triceps, et Brent pris ma place sur le banc. Pas une parole ne fut prononcée. Seul résonnait le fracas des poids qui s’entrechoquaient, troublé par un grognement occasionnel. A défaut de le voir, je sentais le regard de l’entraîneur sur ma nuque. Il commençait à me rendre nerveux.

Les semaines précédentes m’avaient réussi sur le plan sportif. J'avais gagné tous mes combats de lutte haut la main, et j’étais en bonne voie pour la qualification au championnat régional. Brent avait eu du mal à suivre mon rythme au départ, mais il s’était adapté et me donnait même du fil à retordre sur le tapis. Notre relation était toujours tendue, et notre communication cantonnée au strict nécessaire. Son regard demeurait chargé de haine quand nous nous croisions dans les couloirs, mais il respectait le marché que nous avions conclu.

Brent et moi fîmes le tour des machines, alternant les exercices. Quand nous entendîmes le coup de sifflet signalant le début de l'entrainement, j'avais fait la moitié du circuit, et Brent un peu moins.

Plutôt que les exercices habituels, l’entraîneur nous répartit par groupes de poids et nous fit travailler les sorties de prises. C'était une pause bienvenue après les entraînements très physiques des jours précédents, mais j’étais quand même déçu. J'avais un trop-plein d'énergie que je devais dépenser, et ces exercices ne me le permettaient pas. Lorsque le coup de sifflet fut donné, j'étais encore plus frustré qu'avant l'entraînement.

A la pause, j’évitai la cafétéria et me rendis directement à mon casier, puis en cours d'anglais. Je profitai de la dizaine de minutes avant la première sonnerie pour lire un autre chapitre de L'autre côté du miroir de Lewis Carroll. Pete arriva moins d’une minute avant la dernière sonnerie. Il m'avait lancé un regard compatissant en entrant, que j'avais délibérément ignoré. Nous restâmes chacun dans notre coin. Je crois qu'il me laissait digérer l’attaque de ma grand-mère.

Je ne revis pas Pete avant le cours de biologie. Il ne vint pas en sport et ne me dit pas pourquoi. Je ne l’interrogeai pas non plus, d'ailleurs. Je fis le maximum pour éviter tout le monde. Je sautai le repas et lus dans la bibliothèque jusqu'au cours de maths. Le cours de bio passa à toute vitesse.  Ce ne fut qu'une fois à la maison que je me rendis compte que je n'avais fait aucun de mes devoirs en classe. J'avais passé mon temps à réfléchir et à rêvasser. J'étais furieux contre moi-même.

Le fait de sauter mon footing de fin d’après-midi n'était sans doute pas une bonne idée, mais je n'avais plus le choix, il fallait que je fasse mes devoirs. Le repas fut prêt au moment où j'achevais mon devoir de biologie.

Nous dînâmes en petit comité. Ray était chez Jared, et Jason dans sa chambre. Une migraine l’avait terrassé en milieu de journée, et il était rentré à la maison pour se reposer, sans grand succès jusqu’à présent. Ce qui laissait Kévin, Sharon, Joanne, Pete et moi. Pete et moi n’avions pas échangé un mot depuis la veille au soir. Il avait l'air plutôt déprimé, et j’avais l’impression de ne rien avoir à lui dire. Je m’étais persuadé que je ne lui devais aucune explication.

Kévin et Sharon étaient aussi silencieux que nous, mais leur silence en disait long sur leurs pensées et leurs sentiments. Ils n’essayèrent pas de nous réconcilier, cependant, préférant sans doute nous laisser résoudre nos problèmes par nous-mêmes. Ou peut-être qu’ils ne savaient pas comment s’y prendre.

J'avais une compétition le samedi suivant. Je devais affronter un des meilleurs lutteurs du lycée voisin. Il était dans la catégorie des moins de 55 kg, et je devais donc perdre un kilo pour combattre dans sa catégorie. Je me mis au régime, picorant un peu dans chaque plat. J'avais appris depuis longtemps à faire croire à mon entourage que je mangeais, alors qu’en réalité je touchais à peine à la nourriture. Ce petit jeu me fut bien utile. Je crois que seul Pete ne fut pas dupe, mais il ne dit rien. Je ne l’aurais pas écouté, de toute façon.

Vendredi fut un jour comme les autres. M. Knowells dispensa les lutteurs de cours de sport afin qu’ils se reposent en prévision de la compétition du lendemain. J’étais sur le point de faire une série de développés-couchés, mais l’entraîneur s’assit sur moi et me prévint que si je touchais aux haltères, il me déclarerait forfait. Il va de soi que je restai sur la touche à faire mes devoirs de littérature et d'histoire pendant que le reste de la classe jouait au basketball.

Je regardai Pete jouer dans l’équipe des « grands », mais je voyais que son cœur n'y était pas. J’avais l’impression qu’à chaque fois que je levais la tête, il me regardait avec une expression inquiète. Je l’ignorai, comme je savais si bien le faire.

Pete et moi avions évoqué l’idée d’aller voir un film, mais ce n’était pas possible. Il me demanda ce que je voulais aller voir, et je lui répondis que je ne pourrais pas sortir tard à cause de la compétition du lendemain. Il me répondit simplement « D’accord. » Et ce furent ses dernières paroles avant mon départ, le samedi matin.

Le combat ne fut pas très intéressant. Mon adversaire fit une erreur basique d’entrée de jeu, et je réussis à le plaquer rapidement. Tout se déroula en moins d’une minute. J’avais davantage transpiré pendant l’échauffement que pendant le combat lui-même. Je regardai autour de moi pour voir si des spectateurs étaient venus m’encourager, mais je ne vis que Sharon, qui attendait de me ramener à la maison.

Je ne pouvais plus me cacher derrière mon petit doigt. Il était clair que Pete et moi avions un problème, non seulement en tant couple, mais aussi en tant qu’amis. Notre relation était en train de s’étioler. Le pire était que je savais exactement ce que je devais faire pour recoller les morceaux, mais l'idée d'abandonner la lutte et la possibilité de décrocher une bourse de sport-étude me paralysait, et j’étais incapable d’agir. Evidemment, la situation ne s’améliora pas d’elle-même.

Je n'arrivais pas à me sortir de cette déprime. Depuis que ma grand-mère avait eu son attaque, tout allait de travers. Je n’avais plus goût à rien. Je savais que je faisais probablement une dépression et j'aurais certainement dû demander de l'aide, mais ma fierté m’en empêcha. Ma dépression empira, et je m’enfonçai encore plus profondément dans ma coquille. J'étais tellement absorbé par mes problèmes que je ne me rendis pas compte de la peine et de la souffrance que j’infligeais à Pete.


Brian passa la semaine suivante dans sa chambre à s’apitoyer sur son sort et à s’énerver tout seul. Le jeudi suivant, il se rendit à son entraînement matinal, comme d’habitude.

Ray vint me voir en courant à la cafétéria, juste avant la sonnerie.

– Tu ne vas jamais me croire! Brian et Brent viennent d’avoir la bagarre du siècle !
– COMMENT ?
– Ils étaient à l’entraînement sur le tapis, au milieu d’une discussion, quand tout à coup, Brent s'est jeté sur Brian. Il a fallu que M. Knowells et M. Johnson s’y mettent à deux pour les séparer. Puis je les ai vus partir tous les deux à l’infirmerie, en sang. Je crois que Brent est aussi blessé à l'épaule.
– Oh, merde. Je crois que je ferais bien d'appeler Papa, dit Jason, qui partit à la recherche d’un téléphone, en me laissant seul avec Ray.
– Qu'as-tu vu d'autre, Ray ?
– Ils se tournaient autour, cherchant un angle d’attaque, tu sais ? Ils discutaient et n’avaient pas l’air d’accord. Brian a dû dire quelque chose qui a fait sortir Brent de ses gonds. Il a répliqué avec un crochet du droit qui n’est pas passé loin. Après, tout s’est enchaîné. Ils ont échangé des coups, dont certains ont atteint leur cible.
– Mince. Merci, Ray.

Je me levai et me dirigeai d’un pas rapide vers les bureaux de l'administration. En arrivant, j'entendis M. Knowells qui admonestait Brian et Brent.

– Vous devriez avoir honte ! Vous avez montré que vous étiez des gamins immatures, et que l’équipe était le cadet de vos soucis ! Si vous en aviez quelque chose à cirer, cette dispute ridicule aurait pris fin le jour où vous avez intégré l'équipe, Kellam. Il est donc clair pour moi que vous n’avez pas votre place parmi nous. Avant de quitter l'école pour votre suspension, vous me rendrez donc votre équipement. Vous ne faites plus partie de l'équipe.
– Allez vous faire foutre ! hurla Brian en sortant du bureau d’un pas lourd et bruyant.

Puis il m’aperçut. J’étais complètement tétanisé.

– Je peux savoir ce que tu regardes, bordel de merde ?

Je remarquai une coupure au-dessus de son œil gauche, et sa lèvre fendue saignait encore. Il prit la direction de son casier au pas de course.

– Kellam, ramenez vos fesses ici tout de suite !

M. Knowells partit à sa poursuite et le rattrapa juste avant qu'il n’arrive à l'angle du couloir. Il le retint par l’épaule.

– Ne me touchez pas !
– Retournez dans le bureau ! Tout de suite !

La fureur de Brian avait laissé place à une colère froide.

– Je vous ai dit d’enlever votre main de mon épaule. C'est mon dernier avertissement.

M. Knowells dut avoir un éclair de lucidité à ce moment-là, car il le relâcha. Je suis certain que Brian l’aurait frappé s'il ne l'avait pas fait. Ils se défièrent longuement du regard, la silhouette de l’entraîneur dominant Brian comme celle d’un géant au-dessus d’un nain. Brian baissa finalement les yeux et retourna dans le bureau en traînant les pieds. Il m’ignora en passant devant moi, contrairement à l’entraîneur.

– Un problème, Patterson ?

Je secouai la tête

– Alors retournez en classe.

Je fis demi-tour et me dirigeai vers mon casier, en réfléchissant à cent à l’heure. Brian était viré de l'équipe de lutte ? A quatre semaines du championnat régional ? Il allait être complètement démoralisé. Et sa bourse de sport-étude ? Heureusement qu’il pouvait compter sur ses résultats scolaires.

La journée s’éternisa. Je ne pus reparler à Jason qu’au repas, et il ne m’apprit rien de nouveau, sinon que Papa était furieux. Je n’arrivais même pas à imaginer dans quel état d’esprit se trouvait Brian.

Jason nous ramena à la maison après les cours, et quand nous arrivâmes, Brian avait été consigné dans sa chambre. Papa et Maman étaient dans le bureau, à l’étage, et discutaient de ses derniers exploits. Quelque chose me disait que ma demande de le laisser tranquille n’avait plus cours.

Comment en étions nous arrivés là ? Quelles erreurs avions-nous commises ? Etais-je allé trop loin ? En attendais-je trop de sa part ? L'avais-je fait fuir ? M’étais-je trompé sur son compte ? Brian m'aimait-il encore quand il était arrivé à Portland ? Ou m'avait-il simplement utilisé pour fuir sa vie en Californie à tout prix ?

En passant devant la porte du bureau, j’entendis Sharon et Kevin qui se disputaient. Jason me rejoignit à l'étage, et nous échangeâmes un regard inquiet en entendant un échange verbal particulièrement houleux. Je me réfugiai dans ma chambre et fis mes devoirs, essayant de ne pas penser aux évènements de la journée.

Pendant ce temps, Kévin et Sharon eurent leur discussion avec Brian. Au dîner, il se joignit à nous avec un air contrit. Il était silencieux, renfrogné, et toucha à peine à son assiette. Quand il demanda à sortir de table pour aller faire ses devoirs, il avait à peine avalé deux bouchées. Maman l’excusa néanmoins, lui rappelant qu’il devait revenir débarrasser la table à la fin du repas. Brian hocha la tête et se dirigea vers sa chambre, l’air abattu. Après son départ, nous discutâmes entre nous à voix basse.

– Papa, qu'est ce qui va arriver à Brian ? demanda Ray.
– Il est renvoyé de l'équipe de lutte et doit faire deux semaines de suspension.
– Deux semaines ? Je pensais qu’une bagarre ne valait qu’une semaine.
– Oui, mais le fait d’avoir insulté M. Knowells lui a valu une semaine supplémentaire. Brian passera une partie de son temps à travailler ici et une autre partie au bureau, avec moi. Parallèlement, il ira voir un psy.
– Je pensais que Maman pourrait faire ça, dit Jason, le regard interrogatif.
– C’est vrai, Jason, mais Brian ne veut pas me parler. Il a besoin de trouver de l’aide à l’extérieur.
– Je m'inquiète pour lui, dis-je d’une voix calme, en fixant mon assiette.
– Pourquoi es-tu inquiet ?
– Parce que j’ai encore des sentiments pour lui.
– Je ne comprends vraiment pas pourquoi, après tout ce qu'il t'a fait, dit Ray, avec son tact habituel. Pense à tous les sales coups qu’il t’a faits ! Il te traite comme une merde !
– Ray !
– Raymond ! Comment peux-tu dire ça à Pete ?

Kevin et Sharon étaient tous deux choqués par la réaction de Ray, à l’inverse de Jason, qui ne semblait pas s’en émouvoir.

– Non, il a raison, répondis-je. Il a le droit de se poser la question. Pourquoi est-ce que je l'aime encore ? Ma seule réponse, et elle ne vous conviendra pas forcément, c'est que je me rappelle le garçon qu'il était quand je l’ai rencontré, et que j’ai encore l’espoir de le retrouver.
– Combien de temps vas-tu l’attendre, cette fois ci ? Encore deux ans ? demanda Ray sur un ton sarcastique.

Je le regardai dans les yeux.

– S’il le faut, oui. Je suis prêt à l’attendre. J’ai une part de responsabilité dans le fait qu’il soit devenu comme ça. Je dois l'aider. Il me fait de la peine.
– Alors tu as pitié de moi, c'est ça ?

Brian était entré dans la pièce sans se faire remarquer et avait entendu toute la conversation. Il bouillonnait intérieurement. Son visage était écarlate.

– Je n'ai pas besoin de votre pitié. Je suis le seul responsable de ce que je suis devenu. Je n'ai pas besoin de votre aide, ni de celle d'un psy, dit-il avec un rictus méprisant. Je m’en sortirai très bien tout seul.

Il tourna les talons et retourna dans sa chambre en claquant la porte derrière lui.

– Reviens ici, espèce d’ingrat ! Ça suffit maintenant !

Jason se leva brusquement, projetant sa chaise en arrière contre le mur, qu'elle heurta avec un bruit sourd. Il fonça dans la chambre de Brian.

Je suivis Jason du regard, incapable de bouger de ma chaise. Je n’avais jamais vu une telle fureur sur son visage. Je l’entendis crier après Brian dans sa chambre. Même Ray restait muet.

– Qu'est-ce que je vais faire, Sharon ? Comment est-ce que je peux le faire revenir vers moi ? J'ai besoin de lui.

Je n’arrivais même pas à pleurer. Pas une larme, pas un sanglot, ni même un reniflement. Nous entendîmes un grand fracas en provenance de la chambre, comme si quelque chose de lourd avait été lancé contre le mur, suivi par d’autres, moins violents. J’étais sur le point de m’élancer vers la chambre de Brian, mais Sharon me retint.

– Pete, laisse-les faire. Jason peut s'en occuper. Pourquoi n'irais-tu pas te coucher ? Je vais te préparer une infusion.

J’acceptai sans protester. Je montai dans ma chambre, me déshabillai et grimpai dans mon lit après avoir calé les oreillers.

Sharon monta cinq minutes plus tard et me trouva dans la même position, fixant le mur d’un regard vide. Je ne me souviens même plus si mon esprit était resté connecté pendant ce temps. Je me rappelle simplement que j’avais une boule dans le ventre et une sensation de nausée. Heureusement, l'infusion que m’apporta Sharon m’apaisa.

– Comment te sens-tu, Pete?
– Comme si j'étais orphelin de coeur.
– Tu laisses tomber, alors ?
– Est-ce que j'ai vraiment le choix ? Brian semble avoir fait le sien.  Je ne vais pas le retenir s’il ne veut pas rester ici.

Je bus une autre gorgée, sentant la chaleur réconfortante descendre dans ma gorge, puis dans mon estomac.

– Est-ce que tu es certain qu'il veut partir ?
– Pour quelle autre raison est-ce qu’il réagirait comme ça ?
– Peut-être parce qu'il souffre et qu'il a besoin de s’isoler. Il a traversé beaucoup d'épreuves, ces derniers temps.
– Oui, mais pourquoi est-il si distant, ces derniers temps ? Pourquoi s’est-il coupé de moi ? J'ai pourtant essayé d'être là pour lui à chaque seconde !

Elle resta silencieuse pendant que je finissais ma tasse.

– Pete, si tu avais un gros problème, est-ce que tu viendrais tout de suite nous voir, Kévin et moi, ou est-ce que tu essaierais d’abord de le résoudre tout seul ?
– Je viendrais tout de suite vous voir, évidemment.
– Tu dis ça maintenant, c’est facile, mais tu n’es pas vraiment dans ce cas. Je crois que tu essaierais d’abord de te débrouiller tout seul.

Je hochai la tête en signe d’acquiescement.

– Brian est comme toi, mais en pire. Il n'a pas l'habitude de pouvoir compter sur quelqu’un. Le fait de reconnaître qu’il a besoin d’aide est un aveu d’échec pour lui. Tu as entendu ce qu'il a dit. Il croit n’avoir besoin de personne. Mais ce n’est une façade. Peut être même qu'il pense que c'est la vérité, du moins en surface. Mais au fond de lui, il sait qu'il a besoin de toi plus que quiconque.
– Mais pourquoi ne peut-il pas me le dire, tout simplement ?
– Il a peur de se montrer faible. Souviens-toi qu’il était la tête de turc à l'école. Il a appris très tôt que toute manifestation de faiblesse menait à la violence et à l’humiliation.
– Mais il a changé de vie maintenant, avec un nouveau lycée, de nouveaux amis, sans parler de sa nouvelle famille. Pourquoi est-ce que ça continue à le travailler ? Pourquoi ne peut-il pas dépasser ce stade?
– Pete, tu devrais savoir qu’il faut du temps pour mettre certaines choses derrière soi. Est-ce tu te rappelles combien de temps il t’a fallu pour accepter le fait que Brian ne soit pas avec toi?
– Je n'ai jamais réussi. C'était impossible de renoncer à lui.
– Eh bien, son sentiment d'inadéquation et son besoin d'être constamment sur ses gardes sont aussi difficiles pour lui. Il arrivera à s’en sortir, mais il a besoin de notre soutien pour y arriver.
– J'ai essayé! criai-je de frustration. J'étais là pour lui, tout le temps ! Il n’a pas besoin de moi. Il me répète tout le temps qu’il va bien. Je ne suis pas bête, je vois bien que quelque chose le perturbe, mais il ne partage rien avec moi !
– Pete, mon chéri, le simple fait de t’avoir à ses côtés est une grande source de réconfort pour lui. Il sait qu'il a des problèmes. La seule façon de pouvoir les gérer est d'avoir un roc auquel se raccrocher. Tu es son roc.
– Tu parles d’un roc. Il ne se raccroche plus à moi. Même la nuit, ajoutai-je avec un sourire amer.

Sharon fronça les sourcils et secoua la tête.

– Tu es le seul élément stable et prévisible dans sa vie en ce moment, Pete. Tu es le centre de son univers.
– Tu le crois vraiment ? Même avec toute cette…

Elle acquiesça de nouveau, et ma mâchoire se décrocha avec horreur.

– Et je l’ai laissé tomber. Oh, mon Dieu ! Je l'ai laissé tout seul.
– Ne sois pas ridicule. Tu étais là. Il ne s’en est simplement pas rendu compte, avec tout ce qu'il traversait. Et n'oublie pas que tu dois prendre soin de toi aussi. Ce n’est pas sain de vouloir prendre tous ses problèmes sur tes épaules. Tu dois pouvoir prendre suffisamment de recul pour te changer les idées et garder la tête hors de l'eau.
– Comment est-ce que tu peux être certaine qu'il ne va pas me quitter ?

Sharon esquissa un sourire et me caressa les cheveux, repoussant la mèche sur mon front, puis posa une main sur ma joue.

– J'en suis certaine parce que je vois l'amour que vous avez l’un pour l’autre. Même s’il est moins visible à cause de ce qui se passe en ce moment, il est toujours là, et il ne va pas s’en aller.

J'esquissai un sourire triste, mais chargé d’espoir.


La porte de la chambre d'amis s'ouvrit moins d’une minute après que je l’avais claquée. Je pensais que ce serait Kévin, mais je me trompai. Jason entra brusquement, claqua la porte derrière lui, m'attrapa et me plaqua contre le mur. Ce fut un choc. Jason n’avait jamais levé le petit doigt sur moi, mais à présent j’étais suspendu à plusieurs centimètres au-dessus du sol. Il était complètement hors de lui. Il me hurlait dessus, son nez à moins d'un centimètre du mien.

– Tu te prends pour qui ? HEIN ? Tu n'es pas le centre du monde !

Il me cogna de nouveau contre le mur.

– Oui, je sais que tu as tes problèmes, mais j'ai un scoop pour toi, mon pote, nous avons tous des problèmes. Tu n'es pas une exception. Tu es comme nous tous, sauf que nous ne laissons pas nos problèmes régir nos vies ! As-tu la moindre idée de ce que tu as fait à Pete, à  moi, à mes parents ? Nous ne demandons pas mieux que de t'aider, merde ! Et qu’est-ce que nous avons en retour ? Ta petite fierté, ton arrogance, et ton manque de savoir-vivre ! Tu penses que tu es trop bien pour notre aide et notre amour ?  Aimes-tu seulement Pete ? L’aimes-tu vraiment ? Si tu l'aimais, tu ne le traiterais pas comme tu l'as fait pendant ces dernières semaines, sale égoïste.

Des larmes me montèrent aux yeux alors qu’il me plaquait de nouveau contre le mur, mais ce n’était pas à cause de la douleur physique.

– Et ce n'est pas suffisant de foutre ta seule vie en l'air, pas vrai? Il faut que tu pourrisses la nôtre aussi. Tous les sacrifices que nous avons faits pour toi n’ont servi à rien. Est-que tu le réalises ? Tu nous as tous blessés, sans raison valable ! Et tu as quasiment détruit Pete !

Boum !

– Tu es tellement imbu de toi-même que tu n’arrives pas à comprendre que Pete t’aime comme au premier jour, en dépit de tout ce que tu lui as fait subir, et tu…

Boum !

– … t’en fous !

Boum !

– Même maintenant, il est prêt à te pardonner. Ray penses que tu n’en vaux pas la peine. Je commence à en douter aussi.

Les larmes continuaient à rouler sur mes joues.

– Je ne te l'ai jamais dit, parce que Pete m’avait demandé de ne pas m’en mêler, mais maintenant, je vais te donner un avertissement, ce que j’aurais dû le faire depuis longtemps.  Si tu fais encore souffrir mes parents, ou mes frères, je te ferai regretter de nous avoir connus.

Boum !

– Réfléchis bien, Brian. Est-ce que tu veux rester tout seul avec tes problèmes ou est-ce que tu veux arrêter ton cinéma et accepter de l’aide ?  C'est à toi de choisir, mais j’aurai le dernier mot. Compris ?

Il me projeta contre le mur une dernière fois, et je me laissai glisser à terre en sanglotant. Jason fit demi-tour, se dirigea vers la porte et l’ouvrit.

– Aide-moi, murmurai-je.

Il s'arrêta dans son élan. Il n'avait sans doute pas compris ce que j’avais dit, mais il savait que j’avais dit quelque chose.

– Qu’est-ce que tu as dit ? demanda-t-il d’une voix encore rauque.

Je répétai les mots entre deux sanglots, d'une vois à peine audible.

– Aide-moi. S'il te plait. Je ne sais plus quoi faire.

Je levai les yeux vers lui, le regard brouillé par les larmes, à deux doigts de pleurer comme une madeleine, mais il ne réagit pas. Enfouissant la tête entre mes genoux, je sentis un trou se former dans  mon estomac. Je connaissais cette sensation. La dernière fois que je l'avais éprouvée aussi intensément, c'était quand Pete et moi avions été séparés, deux ans et demi plus tôt. La sensation fut tellement violente que j'eus un haut-le-cœur. Jason me regarda avec dégoût, partagé entre l’apitoiement et la colère. Il fit mine de partir plusieurs fois, puis revint finalement sur ses pas.

– Ah, tu fais chier.

Il s'assit à côté de moi pendant que je me balançais d'avant en arrière, et me prit dans ses bras. Je m’abandonnai à lui, et les grandes eaux se déchaînèrent. Il me berça doucement en me caressant la tête pendant que je m’agrippais à lui. Je sentis ses larmes tomber sur ma tête, et il tremblait légèrement.

– Chut. Tout va bien se passer, Brian. Tu es en sécurité, maintenant. Je suis avec toi.

Nous pleurâmes ensemble pendant un long moment.


Sharon était toujours assise avec moi, et nous discutions à bâtons rompus. Je lui en dis un peu plus sur l'histoire de Brian, des choses qu'elle ignorait ou dont elle voulait connaître les détails. A vingt-trois heures environ, Jason nous rejoignit. Il avait l'air fatigué. Epuisé, même. Ses yeux étaient gonflés et rougis, preuve qu'il avait pleuré. S’éclaircissant la gorge pour attirer l'attention, il parla calmement, avec la même détresse dans la voix que celle qui habitait son regard.

– Est-ce que je vous dérange ?

Nous secouâmes la tête, et il fit un pas de côté, révélant une présence qui mit tous mes sens en alerte. Brian se tenait sur le seuil de la porte, les yeux tournés vers le sol. Puis il leva la tête et croisa mon regard. La douleur que je vis dans ses yeux me fendit le cœur  Il croisa ensuite le regard de Sharon et leva les yeux vers Jason, avant de les baisser de nouveau. Jason se plaça derrière lui et lui massa doucement les épaules en lui parlant à voix basse.

– Je suis là, Bri. Tu peux parler tranquillement.

Quand Brian prit la parole, sa voix était étranglée et rauque.

– J'ai besoin d'aide.

Son regard restait fixé sur le sol.

– Brian...

Il leva la main pour m’arrêter.

– Pete, je ne peux pas te laisser gâcher ta vie avec moi. J’ai trop de problèmes à régler…

Je bondis du lit et fus à côté de lui en un instant.

– TAIS-TOI, PUTAIN ! Combien de fois vais-je devoir te dire que JE NE TE QUITTERAI PAS ? NOUS  sommes ensemble. TES problèmes sont NOS problèmes. Merde, Brian. Pourquoi est-ce tu ne me crois pas ?

Son visage s'inonda de larmes et des sanglots secouèrent ses épaules sous les mains protectrices de Jason. Celui-ci avait l'air peiné, mais son visage exprimait en même temps un amour serein et fraternel. Je me mis à pleurer aussi.

– Brian, je t'aime. Je t'ai toujours aimé. Il n'y a rien que tu puisses faire pour me faire fuir. Il n'y a rien en toi qui me donnerait envie de te quitter. Aucun problème n'est insurmontable. Je veux t'aider, Brian, mais tu dois t’ouvrir à moi. S'il te plait, laisse-moi t’aider, laisse-moi être là pour toi. Laisse-moi t'aimer.

Sa réponse fut à peine intelligible.

– Je suis désolé, Pete, tellement désolé.

Sa voix dérailla alors qu'il se remettait à pleurer. C'était mon petit ami qui souffrait, et il avait besoin de réconfort. Il ressemblait à un petit garçon perdu et effrayé. Cette image fit redoubler mes larmes.

Je m'avançai et le pris dans mes bras, le serrant contre moi aussi fort que mon corps d'adolescent le permettait. Il me serra contre lui à son tour, timidement pour commencer, puis tellement fort que j’eus du mal à respirer. Ses larmes chaudes trempèrent mon T-shirt pendant qu’il pleurait sans se retenir, libérant la souffrance qu’il portait au plus profond de son être. Je sentis les bras de Jason nous entourer, et ses larmes s’ajoutèrent aux nôtres. Il fut bientôt imité par Sharon, et nous restâmes dans cette étreinte pendant un long moment, accueillant Brian dans nos vies une fois de plus, à travers nos larmes.


Un grand merci à Camille pour son aide précieuse dans la traduction de ce chapitre !


Chapitre 3

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