Pour l'amour de Pete

Roman gay inédit - Tome II - Brian et Pete

Chapitre 20 - Retrouvailles

Le lendemain ne fut pas de tout repos.  Maman, Dawn, Pete et moi poursuivîmes l’emballage du bric-à-brac accumulé au cours des seize années pendant lesquelles mes parents avaient occupé la maison. La quantité d’objets devenus inutiles et qui finit dans la poubelle était impressionnante : des magazines, des souvenirs de voyages, des peluches qui n’étaient plus de notre âge, et bon nombre d’autres babioles.

Je découvris que j’étais encore marqué par les propos indélicats tenus par ma mère le soir précédent. Elle avait dit être victime de ses anciens préjugés, mais j’en vins à me demander quels autres préjugés elle avait conservés et dans quelle mesure ils pourraient affecter ma vie avec Pete. Je ne la laisserais pas nous séparer de nouveau, malgré ma promesse d’obéir à mes parents. Si elle essayait de le faire, je couperais définitivement les ponts avec ma famille.

Maman nous libéra vers trois heures de l’après-midi. Pete et moi fîmes un brin de toilette, puis j’appelai Chris pour savoir si c’était le bon moment pour lui rendre visite. Je tombai sur son répondeur et raccrochai, comme je savais que j’allais le rappeler un peu plus tard.

– Qu’est-ce que tu veux faire, mon cœur ? demandai-je à Pete en reposant le combiné.
– Je crois qu’on devrait aller faire un tour dans mon ancienne maison. Ça continuera à me travailler si je ne tourne pas la page rapidement, dit-il en frissonnant.
– Est-ce que tu es sûr que tu veux y aller ? demandai-je avec inquiétude. Tu n’es pas obligé…
– Si, Brian, il faut que je le fasse, répondit Pete avec insistance. Si je ne le fais pas, mes parents garderont un pouvoir sur moi et je le refuse. Je ne peux pas vivre comme ça.
– D’accord, Pete. Je te comprends, et je suis là pour toi. Je serai toujours là pour toi, poursuivis-je presque en chuchotant.

Pete me prit dans ses bras et m’embrassa sur le front. Je levai la tête vers lui, me mis sur la pointe des pieds et déposai un baiser sur ses lèvres. Ma mère s’éclaircit la gorge au bout de quelques secondes, montrant qu’elle ne savait pas vraiment comment se comporter en notre présence. Je n’interrompis le baiser que cinq bonnes secondes après l’intervention de ma mère pour lui faire bien comprendre qu’elle ne pouvait pas dicter la façon dont Pete et moi exprimions nos sentiments l’un envers l’autre. Quand nos lèvres se séparèrent, je continuai à fixer le regard bleu de Pete, sondant ses yeux pour accéder à la profondeur de son âme. Il soutint mon regard, et je vis son anxiété se dissiper à mesure que notre contact visuel se prolongeait.

Ma mère s’éclaircit la gorge une nouvelle fois, ce qui eut pour effet de m’énerver. Pete détourna son regard du mien à contrecœur et le dirigea vers l’endroit où se tenait ma mère. Nous la fixâmes avec insistance, attendant qu’elle prenne la parole, mais elle resta muette. Mon exaspération ne fit que croître.

– Tu voulais nous dire quelque chose, Maman ? demandai-je sur un ton ferme.

Pete resserra son étreinte pour me mettre en garde.

– Est-ce que vous serez de retour pour le dîner ? demanda-t-elle après une courte pause.

Ma tête se mit à tourner pendant un moment alors que l’adrénaline se répandait dans mes veines. Je fis un effort surhumain pour rester poli.

– Tu nous as interrompus pour ça ? Tu ne voyais pas que nous étions occupés ?
– Ne me parle pas sur ce ton, ordonna ma mère. Tu es sous mon toit, et je n’accepterai pas un tel comportement.

Ma fureur se transforma instantanément en colère froide.

– Quel comportement, Maman ?
– Ce comportement-là, répondit-elle en réalisant qu’elle était allée trop loin.
– Quel com-por-te-ment, Ma-man ? répétai-je en détachant bien les syllabes.
– Peu importe, dit-elle en levant les bras au ciel, avant de faire demi-tour.
– Quel comportement, putain de merde ? hurlai-je.
– Bri, calme-toi, dit Pete.
– Brian Andrew Kellam, je t’interdis de jurer dans cette maison ! s’exclama ma mère en haussant le ton à son tour.
– Réponds à ma question ! insistai-je. Quel comportement ?
– Cette conversation est terminée, dit-elle. Débrouillez-vous pour le dîner.
– Pas de problème ! On se casse d’ici.

Je quittai l’étreinte de Pete et retournai dans mon ancienne chambre pour faire mes valises. Pete discutait avec ma mère dans le salon, mais je m’en fichais. Le son de leur voix me parvenait par bribes alors que je rassemblais mes affaires. Quand je rejoignis Pete dans le salon, il était en train de dire ses quatre vérités à ma mère. Je restai tapi dans un coin en observant la scène.

– Est-ce que vous croyez que c’est comme ça que vous allez donner envie à Brian de faire partie de votre famille de nouveau ? En le jugeant pour ce qu’il est et ce qu’il fait ?
– Oh, ça suffit, répliqua ma mère. Je ne l’ai jamais jugé.
– Si, réagit Pete avec véhémence, vous l’avez jugé. Vous lui avez dit que vous n’acceptiez pas son comportement. Nous avons tous deux pris cette remarque comme un refus de votre part de nous laisser exprimer notre affection l’un envers l’autre devant vous. Est-ce que c’est bien ce que vous vouliez dire ?
– Non, bien sûr que non. Enfin, dans une certaine limite…
– Dans quelle limite ? demanda Pete. Si j’avais été une fille, vous ne nous auriez pas interrompus, n’essayez pas de le nier. Ce que nous faisions à l’instant, Brian et moi, n’avait rien de choquant. Là où nous habitons, les marques d’affection sont acceptées et même encouragées. Vivre notre amour devant ma famille est quelque chose dont nous sommes fiers.
Brian m’aime, et je l’aime en retour. Nous sommes profondément liés l’un à l’autre. Si vous essayez de contrôler Brian, si vous lui imposez ce qu’il a le droit de faire ou pas uniquement en fonction de votre peur de notre sexualité, alors vous détruirez tout espoir que vous avez de reconstruire votre relation avec lui. Il vous détestera. Faites très attention, Mme Kellam.
– Est-ce que tu es en train de me menacer, Pete ? demanda ma mère avec colère.
– Non, répondit-il calmement. Je connais simplement Brian mieux que vous. Suffisamment pour prédire sa réaction si jamais vous agissez comme vous avez l’air de vouloir le faire. Je vous éclaire juste sur les faits.
– Alors comment suis-je censée réagir ? demanda ma mère sur un ton excédé. Vous laisser faire… ce que font les homosexuels ?
– Vous pourriez commencer par nous faire confiance sur les décisions que nous prenons. Non pas que ça vous regarde, mais nous avons décidé avant que ma mère ne m’emmène à Portland que nous n’irions pas plus loin sur le plan sexuel tant que nous ne nous sentirions pas prêts. Nous sommes responsables, et nous nous contentons des choses telles qu’elles sont pour le moment. Quoi qu’il en soit, c’est à vous de décider. Est-ce qu’il est plus important de vous raccrocher à vos préjugés ou d’essayer de changer pour que votre fils reste dans votre famille ? Est-ce que vous laisserez Brian faire ses propres choix en lui faisant confiance ou est-ce que vous lui imposerez les vôtres en prenant le risque de le détruire encore une fois ? Et vous le détruirez, c’est certain.

Je sentis que c’était le moment de faire mon entrée.

– Allez, viens, Pete, dis-je en me dirigeant vers la porte. Je veux partir d’ici. J’ai l’estomac retourné.
– Brian, viens ici, dit-il.

Je m’arrêtai un moment pour le regarder. Ma mère le fixait avec circonspection. Quelque chose dans l’expression de Pete m’incita à lui obéir malgré ma colère. Il me serra contre lui quand je fus à sa portée et me fit faire volte-face pour que je sois en face de ma mère.

– Mme Kellam, voici votre fils Brian, dit-il sèchement. Il est gay. Je suis son petit ami. Je suis gay. Ce sont des réalités que vous n’avez pas le pouvoir de changer. Vous pouvez essayer de nous empêcher d’être ensemble, mais vous savez ce qui se passera si vous le faites.

Pete baissa le regard vers moi.

– Brian, voici ta mère. Elle a besoin de réfléchir. Tu devrais lui laisser le temps de le faire avant de t’enfuir. Ce serait injuste de ne pas lui laisser une chance de s’adapter, comme tu l’as fait pour ton père.

Les propos de Pete firent mouche. Ma colère n’avait pas perdu en intensité, mais je comprenais ce qu’il voulait dire. C’était la première fois que Pete et moi avions témoigné de l’affection l’un pour l’autre devant elle. Il lui faudrait encore du temps pour accepter ce que Pete et moi considérions comme normal.

– Très bien. On y va ? demandai-je brutalement, toujours en rogne.

Pete me fit les gros yeux, et je lui lançai un regard noir. J’avais besoin de prendre mes distances avec ma mère.

– D’accord. Je vais prendre ce dont j’ai besoin. Laisse-moi ramener ton sac dans notre chambre. Nous serons de retour dans la soirée.

Il me prit le sac des mains et se dirigea vers notre chambre, me laissant seul avec ma mère. Le silence était pour le moins gênant. Je jetai un coup d’œil dans sa direction et vis qu’elle m’observait d’un air pensif. Je la fixai en retour, la défiant de faire une autre remarque. Pete nous rejoignit.

– Nous ne savons pas à quelle heure nous rentrerons, donc pas besoin de nous préparer à dîner, dit Pete sur le ton de la conversation. Passez une bonne soirée.

Nous sortîmes de la maison sans demander notre reste, et plutôt que de me diriger vers la voiture, je me mis à courir en direction de la cabane que nous avions construite quelques années plus tôt. Pete me rattrapa et se maintint à ma hauteur, adoptant ma foulée rapide. Mon esprit tournait en boucle autour de ce que ma mère venait de dire. Juste au moment où je pensais que tout allait bien, quelque chose venait assombrir le tableau.

Je ne me rendis compte que je pleurais que lorsque Pete essuya une larme sur ma joue. Je tournai la tête vers lui. Son visage était inquiet. Je faisais des efforts pour ne pas m’effondrer complètement. J’en voulais tellement à ma mère que j’en tremblais. Mes larmes étaient le résultat d’une fureur impuissante.

– Brian, laisse tomber, dit-il doucement. Tu ne peux rien y faire. Elle a besoin de s’habituer. La seule chose que tu puisses faire, c’est d’être toi-même.
– Mais elle ne veut pas que je sois moi-même, Pete ! Tu ne le vois pas ?

Pete passa un bras autour de mes épaules, m’obligeant à m’arrêter. Il me prit le menton pour que je le regarde dans les yeux et me parla calmement.

– Ce que je vois, c’est une mère qui n’a pas encore accepté l’homosexualité de son fils et son amour pour un autre garçon. Ce que je vois, c’est un petit garçon avec une goupille sur la tête qui attend que quelqu’un tire dessus.
– Je ne suis plus un enfant, dis-je sur un ton acerbe.
– C’est vrai que tu gères la situation avec beaucoup de maturité, dit-il ironiquement. Tu pètes les plombs à la moindre allusion homophobe de ta mère.
– Va te faire foutre, répliquai-je avec colère.
– Pas maintenant, mais un jour peut-être, dit-il en esquissant un sourire.

Voyant que je n’étais pas d’humeur à plaisanter, il poursuivit :

– Je suis sérieux, Brian. Tu es tellement susceptible quand il s’agit de notre relation que tu crées des problèmes là où il n’y en a pas.

Je fusillai Pete du regard en fronçant les sourcils.

– Tu peux t’énerver contre moi tant que tu veux, dit-il avec détachement. Tu sais que j’ai raison, et quand tu finiras par te l’avouer, tu t’en voudras de ne pas l’avoir reconnu plus tôt. Fais-moi signe quand tu y auras réfléchi.

Pete poursuivit son chemin jusqu’à la cabane sans se retourner pour voir si je le suivais. Je savais qu’il avait raison, mais je ne voulais pas me l’avouer. Je savais aussi que j’allais devoir trouver un moyen de ne pas me laisser atteindre par les propos de ma mère. Je soupirai et accélérai le pas jusqu’à rattraper Pete.

Ce qui me perturbait le plus était que j’avais cru à tort que l’opposition de mes parents à notre relation faisait partie du passé, alors que je découvrais qu’au moins ma mère voulait toujours nous séparer. Elle n’y pensait peut-être pas dans ces termes, mais c’était pourtant ce qu’elle s’employait à faire, entraînant chez moi la résurgence de souvenirs pénibles et d’émotions que je pensais depuis longtemps enfouis. C’était presque comme si elle m’avait trahi une nouvelle fois, et je n’étais pas prêt à retourner au combat. L’éventualité que nous puissions être de nouveau séparés, bien que peu probable, m’emplissait de terreur.

Nous arrivâmes à la cabane ou ce qu’il en restait. La végétation avait repris le dessus. L’entrée était barrée par des branchages qui en interdisaient l’accès. Après cinq minutes passées à contempler ces lieux chargés de souvenirs, nous poursuivîmes le chemin en direction de l’endroit où Pete avait grandi.

Nous marchions en silence. L’expression de Pete était indéchiffrable. Il semblait à la fois impatient et déterminé. Je savais qu’il était nerveux à l’idée de revoir son ancienne maison et je l’étais aussi, en vérité. Quand j’habitais avec Chris et Kathleen, j’avais souvent eu des cauchemars sur ce qui se serait passé si Joe m’avait attrapé ce soir-là. Il était parfois difficile pour moi de me souvenir des événements survenus trois ans plus tôt, mais leur pouvoir émotionnel était encore intact. Je ressentais encore de la colère vis-à-vis de mes parents et ceux de Pete à cause de notre séparation. Je me souvenais de la douleur que j’avais ressentie au moment du départ de Pete, et des affres d’une vie privée de son sens dans les années qui avaient suivi. Les tourments que j’avais infligés à Chris et Kathleen avaient eu des conséquences terribles, surtout pour Chris.

Maintenant, je savais ce que ressentait Pete. Je m’arrêtai net.

– Pete ?

Il se tourna vers moi avec un visage impassible, qui ne laissait filtrer aucune émotion. Je me rapprochai pour être en face de lui. Je levai les yeux vers lui, et il me fixa avec un regard sombre. Pete avait plus de mal à gérer la situation qu’il ne voulait l’admettre. La douleur qu’il essayait de dissimuler transparaissait dans la tension de ses traits.

Je passai les bras autour de sa taille et le serrai contre moi. Il continua à me fixer sans exprimer la moindre émotion. Je reposai la tête sur son épaule.

– Rien ne peut nous atteindre ici, dis-je d’une voix rassurante. C’est du passé, maintenant.
– Je sais, dit-il dans un murmure, mais c’est comme si c’était hier.
– Même si c’était vrai, mon cœur, dis-je avec un sourire, nous sommes ensemble à présent.
– Oui, c’est vrai, dit Pete en soupirant.
– Tu n’es pas obligé…
– Brian, j’ai pris ma décision. J’y vais, dit-il en relevant ma tête pour trouver mon regard. Avec ou sans toi.
– Tu ne veux pas que je t’accompagne ? demandai-je avec incrédulité, touché en plein cœur.
– Bien sûr que je veux que tu m’accompagnes, Bri, murmura-t-il en me caressant la joue avec le pouce, mais si tu ne veux pas, je comprendrais.
– Ah non, m’opposai-je, tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement. Ce n’est déjà pas facile pour toi…
– Ni pour toi, coupa-t-il.
– … et tu as besoin de tout le soutien que je peux t’apporter.
– Alors nous nous soutiendrons mutuellement.

Pete esquissa un sourire et me serra dans ses bras. Une partie de la tension sembla se relâcher dans son corps. Après un baiser chargé d’émotion, nous reprîmes le chemin vers notre destination. Les souvenirs de la fuite pour échapper aux griffes de Joe remontaient à la surface. C’était une expérience surréaliste. Tout semblait familier, mais rien n’était comme avant. Les broussailles avaient poussé, barrant le sentier par endroits, mais nous nous frayâmes un chemin jusqu’à émerger à environ cinq cent mètres du porche à l’arrière de la maison. L’autre cabane, où nous nous étions cachés immédiatement après notre fuite, n’était pas loin.

Nous nous approchâmes avec précaution, observant les alentours comme si quelqu’un ou quelque chose nous attendait, tapi dans l’ombre. Je fis un effort pour ne pas me laisser submerger par cette sensation. Pete trouva l’entrée cachée de la cabane et se mit à quatre pattes pour y accéder. Je le suivis de près. Une fois à l’intérieur, je fus surpris de constater que la cavité végétale était restée relativement dégagée, semblable à ce qu’elle était trois ans auparavant.

Pete s’allongea sur le dos, les mains croisées derrière la tête. Je m’assis à ses côtés, l’observant du coin de l’œil. Il avait les yeux clos et respirait profondément, presque comme s’il dormait. Pendant les instants qui suivirent, le silence ne fut troublé que par la brise estivale dans les arbres et le chant des oiseaux.

– Brian, est-ce que ça t’arrive parfois d’avoir des regrets ? demanda Pete d’une voix calme.
– Des regrets ? À propos de quoi ?
– À propos de tout ce qui s’est passé, de ce que tu as dû traverser.
– Est-ce que tu me demandes si je changerais quelque chose si c’était à refaire ?
– Oui, en quelque sorte.

Je réfléchis quelques instants avant de répondre.

– J’aurais préféré rencontrer moins de difficultés, mais je ne changerais rien si ça voulait dire ne pas être avec toi.

Il me fixa avec un regard étrangement pénétrant.

– D’accord, c’est une bonne réponse. Tu ne prends pas trop de risques. Mais maintenant, dis-moi la vérité.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? Je t’ai dit exactement ce que je ressentais.

Il me dévisagea au point de me mettre mal à l’aise.

– Tu ne me crois pas ? demandai-je d’une voix blanche.
– Je crois que tu me dis ce que j’ai envie d’entendre, répondit Pete sur le même ton.
– Tu crois que je n’ai pas vraiment envie d’être avec toi, dis-je en pensant à voix haute. D’où te vient cette idée, Pete ?

Il roula brusquement sur le côté et rampa hors de la cabane. J’étais sur ses talons. Je me relevai une seconde après lui et lui attrapai le bras pour qu’il me regarde en face. Il le dégagea brutalement mais ne détourna pas le regard. Ses yeux jetaient des éclairs.

– Tu ne peux pas me dire quelque chose comme ça et prendre la fuite ! Tu te prends pour qui, putain ? Tu es télépathe, maintenant ? Tu sais ce que je veux mieux que moi ?

Son visage se détendit dans une grimace.

– Non, mais tu sais bien que si je n’avais pas été là, tu aurais toujours de bonnes relations avec ta famille. Tu ne serais pas passé à deux doigts de la mort. Tu ne serais pas…
– Je ne serais pas heureux, l’interrompis-je. J’aurais toujours des relations merdiques avec mes parents parce que je serais toujours gay, et ils ne sauraient toujours pas comment s’y prendre. Ils ne s’intéresseraient pas davantage à moi. Ils m’auraient peut-être mis à la rue. Tu ne sais pas – et tu ne pourras pas me convaincre – que ma vie aurait été meilleure si je ne t’avais pas rencontré.
– Mais…
– Mais rien. Pourquoi est-ce que je dois soudain te prouver que je t’aime ? Le fait de revenir ici te dérange à ce point ?

Pete baissa le regard. Quelques secondes plus tard, je vis une larme s’écraser sur le tapis forestier. Sans hésiter, je le serrai dans mes bras et il posa son front contre le mien, sanglotant en silence. Il ne lui fallut pas longtemps pour se ressaisir et s’excuser.

– Ça ne fait rien, mon cœur, dis-je doucement. Je t’aime, et ça ne risque pas de changer.

Il renforça notre étreinte et m’embrassa sur le front. Un moment plus tard, nous étions repartis vers la maison, bras-dessus, bras-dessous. En nous rapprochant, nous entendîmes le bruit d’une tondeuse à gazon qui démarrait. Apparemment, les nouveaux propriétaires étaient présents.

Je jetai un regard inquiet vers Pete et le vis avaler sa salive avec appréhension. Je lui serrai affectueusement le bras. Il tourna un regard anxieux vers moi, et s’arrêta de marcher.

– Il n’est pas trop tard, Pete. Nous pouvons encore rebrousser chemin.
– Non, dit-il avec nervosité. J’y vais, je suis décidé.
– Alors on y va ensemble.
– Oui, on y va ensemble, dit-il avec un léger sourire, en prenant ma main dans la sienne.

Nous continuâmes vers l’arrière de la maison, dont nous commencions à distinguer le toit à travers les arbres. Nous avancions avec précaution, et je m’attendais à ce que Joe Jameson surgisse de nulle part. Je souris intérieurement en me disant que j’étais vraiment idiot. Pete me jeta un regard en coin.

– J’ai l’impression que ton père va nous sauter dessus. C’est con, hein ?
– Oui, mais j’ai la même sensation. Il y a quelque chose de malsain dans l’air, Bri. Je ne pensais pas avoir autant de mauvais souvenirs ici, puis tout est revenu quand nous étions dans la cabane, dit Pete en faisant visiblement un effort mental pour ne pas y repenser.
– Ça ne fait rien, affirmai-je. Il est parti, et tu ne le reverras plus jamais. Il ne peut plus rien te faire.
– Tu as raison, Bri. Il ne peut plus me faire de mal. À toi non plus.

Je lui souris alors que nous approchions de la maison, essayant de le mettre en confiance. La tondeuse s’arrêta juste au moment où la maison se dessinait devant nous. Pete et moi nous écartâmes juste assez pour ne pas éveiller de soupçons. Une personne rentra dans la maison par la porte vitrée. Je ne vis pas son visage. Nous fîmes encore quelques pas et aperçûmes un chien dans la cour, qui était désormais entourée d’une clôture. Le chien remarqua notre présence et se mit à aboyer.

Une puissante voix masculine s’éleva derrière la porte.

– Ta gueule, putain de merde !

Nous échangeâmes un regard, essayant de trouver du réconfort dans notre proximité. L’angoisse me tordait l’estomac. J’avais vraiment besoin de tenir la main de Pete, de sentir son contact, mais je ne pouvais pas. Je sentais qu’il en était de même pour lui.

Nous étions à présent à quelques mètres de la maison. Un doberman était dressé avec les pattes de devant contre la clôture et aboyait avec férocité.

La porte s’ouvrit. Un homme sortit et hurla :

– Ta gueule, chien galeux !

Les aboiements s’interrompirent et l’homme se tourna vers nous.

– Tiens, bonjour… sale petit pédé ! dit-il sur un ton qui exsudait la haine.
– P… P… Papa ? bégaya Pete, abasourdi.

Joseph Jameson se tenait devant nous en chair et en os, avec un sourire démoniaque fendu jusqu’aux oreilles.

– Comme c’est mignon, dit-il. La petite princesse qui vient rendre visite à son vieux paternel. Chérie ! Nous avons de la visite !
– C’est qui, chéri ?

Pete chancela en arrière quand Brenda Jameson apparut sur le seuil de la porte.

– Toi ! Qu’est-ce que tu fais ici ?

Brenda était visiblement perplexe de nous trouver à la porte de sa maison. Elle se dirigea vers la clôture et se tourna vers moi.

– Et toi ! C’est à cause de toi que mon fils est devenu pédé, espèce de sale petit pervers !

Pete recouvra ses esprits et rétorqua :

– C’est faux ! L’homosexualité est héréditaire, donc si quelqu’un a fait de moi un pédé, c’est l’un de vous deux !

Joe sauta la clôture haute d’un mètre cinquante sans difficulté. Je repoussai Pete en arrière et m’interposai entre lui et Joe alors que l’adrénaline commençait à irriguer mes veines.

– Ah, l’autre pédé va se battre contre moi. Tu n’as même pas le courage de te battre tout seul ?

Pete se hérissa face aux provocations de son père, mais j’éclatai de rire, ce qui eut pour effet de les dérouter.

– Qu’est-ce qui est si drôle ? demanda Joe avec son attitude de macho.
– Il n’y a rien de drôle, répondis-je en ricanant encore quelques instants, avant de m’interrompre brusquement et de prendre un ton caustique. C’est plutôt pathétique, en fait. C’est assez logique que deux ordures comme vous se remettent ensemble, et c’est vraiment courageux de votre part, gros fumier, d’essayer de tuer deux ados qui ne vous ont rien fait. Mais vous oubliez quelque chose.

Je m’efforçai d’arborer le rictus le plus menaçant possible.

– Si vous essayez de nous toucher, nous nous défendrons, et cette fois-ci, vous ne nous faites plus peur. Si vous êtes con au point de vous en prendre à moi, vous avez intérêt à me tuer, parce que sinon, c’est moi qui vous tuerai.

Je sentis Pete se ranger sur mon côté gauche, me laissant de l’espace pour manœuvrer si nécessaire. Joe semblait avoir perdu une partie de sa détermination en nous regardant de plus près. Pete était plus grand que lui à présent, et je ne sais pas ce qu’il vit en moi, mais il plissa les yeux. Nous nous défiâmes du regard jusqu’à ce que Pete prenne la parole :

– Non, dit-il fermement en posant la main sur mon épaule. Pas cette fois-ci. Tu n’es rien pour moi. Tu ne peux plus rien me faire, et je ne m’abaisserai pas au point de me battre avec toi. Tu n’en vaux pas la peine.
– Je n’en vaux pas la peine, hein ? menaça Joe. Eh bien, toi non plus, tu n’en vaux pas la peine. Tu ne vaux même pas le foutre qui t’a conçu !
– Pathétique, comme je l’ai déjà dit, observai-je. Allez viens, Pete, laissons ces raclures se vautrer dans leur merde.

Nous fîmes quelques pas en arrière en surveillant Joe.

– Ce n’est pas fini, mon garçon ! reprit Joe.
– Si, c’est fini, affirma simplement Pete. Tu ne peux plus me toucher. Tu ne peux plus me faire du mal. La seule bonne chose qui m’est venue de toi, c’est le fait d’être gay, parce que comme ça j’ai pu vivre loin de toi, avec Brian à mes côtés. J’espère que vous êtes heureux, parce que nous le sommes. Ah, et n’essaie même pas de nous créer des ennuis, parce que mon père est avocat. Demande à ta femme. Il vous prendra le peu qu’il vous reste si jamais je dois vous revoir. Profitez bien de la vie.

Quand Joe et Brenda furent hors de portée, nous fîmes volte-face et marchâmes d’un pas rapide sur le chemin du retour. Nous ne tenions pas particulièrement à en venir aux mains avec Joe. Pete resta silencieux pendant l’essentiel du parcours, semblant se concentrer sur ses pas. Il suffisait de le regarder pour comprendre que son esprit était tourmenté.

Je n’arrivais pas à me remettre du choc d’avoir revu Joe et Brenda. Je n’aurais jamais cru qu’ils se remettraient ensemble. J’avais du mal à imaginer ce que cette réconciliation signifiait pour Pete. Il ne voulait visiblement pas en parler car il repoussait toutes mes questions avec des réponses monosyllabiques ou des grognements.

Quand nous rentrâmes à la maison, il demanda à rester seul pendant un moment. Je ne voulais pas le laisser, mais accédai néanmoins à sa demande. Il avait besoin de temps pour faire le tri dans ses idées, mais j’aurais vraiment aimé qu’il accepte ma présence pour l’aider à y voir plus clair.

Vers quatre heures de l’après-midi, Pete sortit de son isolement. Il était évident qu’il avait pleuré. Après s’être rincé le visage, il accepta de me suivre dans ma chambre. Avec un peu de persuasion, je parvins à le faire parler.

– C’est comme s’ils avaient attendu que je sois parti pour se retrouver et être heureux. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ils ne se seraient jamais séparés si je n’étais jamais venu au monde. Je sais que c’est stupide, mais je me sens coupable de leur avoir infligé ça.

Rien de ce que je lui disais n’avait l’air de lui faire changer d’avis. Il était toujours heureux d’être avec moi, mais cette rencontre avait jeté une ombre sur notre bonheur. Il demanda de nouveau à être seul de telle façon qu’il me fut impossible de lui refuser. Je ne savais plus quoi faire, à part être là pour lui et espérer qu’il se ferait une raison.


Je rappelai la maison des Forn. Kathleen décrocha et fut surprise d’entendre ma voix. La sienne était tendue, comme lors des rares fois où je l’avais poussée à bout lorsque j’habitais chez elle. Je lui demandai des nouvelles et elle éluda la question en me disant que Chris me mettrait au courant quand il me verrait. Un silence éloquent remplit le vide électronique pendant un moment, jusqu’à ce que je lui demande si tout allait bien. Sa réponse affirmative manquait de sincérité, et je me demandais si elle était fatiguée, triste ou les deux à la fois. Je décidai de changer de sujet et lui dis les premiers mots qui me vinrent à l’esprit :

– Tu m’as manqué, Maman.
– Oh, mon chéri, tu nous as manqué aussi. Je te verrai ce soir. Viens vers six heures. Ah, Mac et Pedro seront là aussi. Est-ce que Pete viendra avec toi ?
– Je crois, oui. Il a eu un… putain de choc cet après-midi.
– Brian, surveille ton langage.
– Oui, M’man, dis-je avec désinvolture, ce qui me valut un petit rire.
– Tu me raconteras ce soir.
– D’accord. A tout à l’heure. Je t’aime, M’man.
– Moi aussi, je t’aime, Brian, dit Kathleen avec cœur. Au revoir.
–  Bye.

Je raccrochai et aperçus ma mère derrière moi qui me fixait avec un visage jaloux. Pour une raison que j’ignore, ma colère ressurgit et je me dirigeai vers ma chambre. Je toquai à la porte.

– La porte est ouverte, dit la voix de Pete à l’intérieur.

J’entrouvris la porte et demandai :

– Est-ce que je peux entrer ?
– C’est ta chambre, dit-il en haussant les épaules. Pendant encore quelques jours, en tout cas.

Il essaya d’esquisser un sourire qui atteignit presque son regard.

J’entrai dans la chambre, fermai la porte derrière moi, et m’assis sur le sol près de l’endroit où il s’était allongé. Il se redressa sur un coude et me contempla longuement, essayant de deviner mes pensées. Je soutins son regard pour voir où il en était sur le plan émotionnel. Il n’y avait rien de nouveau en dehors de son chagrin et de ma colère.

– Pete, comment est-ce que je peux t’aider ? demandai-je plaintivement.
– Tu ne peux pas, Bri, dit-il en haussant les épaules. Il n’y a rien que tu puisses faire. J’ai foutu leur vie en l’air, et c’est comme ça.

Je me relevai pour me mettre à quatre pattes et m’approchai de lui jusqu’à ce que nos nez se touchent presque. Il recula la tête en pensant que j’allais peut-être lui donner un coup de boule.

– C’est de la connerie, et tu le sais très bien ! C’est eux qui ont foutu ta vie en l’air – nos vies !

Mon visage était juste au-dessus du sien.

– Je n’arrive pas à croire que tu penses devoir quelque chose à ces enfoirés après ce qu’ils t’ont fait subir et ce qu’il s’est passé aujourd’hui !

Pete se contenta de me fixer alors que je poursuivais ma tirade.

– Cette femme t’a arraché à la vie que tu menais, t’a emmené dans un endroit inconnu et invité un connard à vivre chez vous, qu’elle a laissé te maltraiter avant de lever la main sur toi à son tour ! Et celui qui a donné son sperme pour te concevoir t’a rejeté pour quelque chose que tu ne peux absolument pas contrôler ! Et tu as le culot de te sentir coupable pour eux ? Putain de merde, Pete, arrête de délirer sur l’idée que tu leur aurais gâché la vie !

Il se redressa brusquement et son front percuta avec mon nez, ce qui eut pour effet de me faire chanceler en arrière sur les genoux.

– Parce que je suis né, fils de pute ! Voilà pourquoi ! J’aurais préféré ne jamais voir le jour ! Rien de tout ça ne serait arrivé !

Je le dévisageai avec les yeux écarquillés, la main sur mon nez ensanglanté, n’en croyant pas mes oreilles. Il respirait fort et me fixait d’un regard chargé de haine, mais elle était dirigée contre lui-même et non contre moi. Nous restâmes immobiles. La porte s’ouvrit, laissant apparaître la silhouette de ma mère.

– Au nom du ciel, qu’est que vous…
– Sors d’ici ! hurlai-je.
– Brian Andrew Kellam, je t’interdis de me parler sur ce ton !

Je tournai brusquement la tête vers elle et lâchai mon nez en me relevant.

– Mais tu saignes !
– Sors de ma chambre, dis-je d’une voix profonde, particulièrement menaçante. Ça ne te regarde pas.

Pour la première fois, je vis que ma mère avait peur de moi, ce qui l’incita à quitter la pièce comme je lui avais demandé. Elle ferma doucement la porte en partant. Quand je pus me concentrer de nouveau sur Pete, je fus pris de court par son comportement. Il avait rampé à travers la pièce jusqu’à se blottir dans un coin, dos au mur. Son expression était un mélange de peur et de révulsion. Je me rendis compte qu’il devait voir la mort sanglante en face, et qu’il devait craindre d’être le prochain sur la liste. Je m’arrêtai net et me débarrassai de tout sentiment de colère intérieure. Il ressemblait tellement au petit garçon effrayé qui avait été ma prison pendant toute la durée de notre séparation et même après.

Je tombai à genoux à quelques pas de lui. Du sang me coulait sur le menton, tombait sur mon T-shirt et sur le sol, mais je n’y prêtais pas attention. Je pris une profonde respiration par la bouche et m’adressai à lui sur le ton le plus apaisant et tendre que possible compte tenu des circonstances :

– Je sais ce que tu penses, mon cœur. Tu te demandes comment je peux encore t’aimer après ce que tu as dit et ce que tu viens de faire. Tu t’attends à ce que je te dise de partir et de ne jamais revenir. Je le sais parce que j’ai déjà été à ta place. Pendant très longtemps, je me suis accusé d’avoir ruiné ta vie. Si je ne t’avais jamais connu, si je n’étais pas né…

Ma gorge se serra, ce qui étouffait mes paroles et me rendait la respiration presque impossible à cause de mon nez enflé.

– Si je n’étais pas né, tu n’aurais pas perdu ta famille. Tu serais encore heureux avec eux. C’est dur, même maintenant – surtout maintenant– de me rappeler que ce que j’ai et ce que je suis, je le dois  au fait que je t’aie rencontré.

Je me rapprochai d’un pas. Je voyais poindre ce qui ressemblait à de la compréhension dans l’expression apeurée de son regard. Ma voix se brisa à cause de la tension émotionnelle qui me parcourait.

– Tu ne serais pas celui que tu es maintenant. Tu n’aurais pas une famille qui t’aime avec des gens comme Kévin, Jason et Ray. Tu ne serais pas avec moi. Et je ne serais pas avec toi.

Des larmes coulaient sur mes joues et se mélangeaient au filet de sang qui coulait de mon nez.

– Tu ne comprends pas ? Nous sommes ensemble grâce à tout ce qui s’est passé ! Pourquoi t’accuser de choses que tu n’aurais jamais pu éviter ? Pourquoi est-ce que tu ne peux pas être heureux pour toi ? Pourquoi est-ce que tu ne peux pas être heureux pour moi ? Pour nous ? Est-ce que tu changerais vraiment quelque chose si ça voulait dire que nous ne serions plus ensemble ?
– Brian, tu saignes.

Sa voix était le son le plus doux qu’il m’ait jamais été donné d’entendre. L’angoisse avait quitté ses yeux et l’inquiétude l’avait remplacée.

– Je t’ai blessé.

J’ignorai ses paroles.

– Tu ne comprends pas ? Rien n’a d’importance à part notre amour. Peu importe ce qui peut arriver dans le monde, nous aurons toujours ça pour nous, et personne ne peut nous l’enlever. Le seul danger pour notre amour, c’est nous.
– Mais je t’ai blessé, dit Pete plus énergiquement. Je t’ai dit des choses terribles.
– Pete, mon cœur, rien de ce que tu as dit ce soir ne change ce que je ressens pour toi. Combien de fois est-ce que tu as dû subir mes crises ? lui demandai-je sincèrement.
– C’est…
– Différent ?

Il hocha la tête.

– Comment ?

Il se redressa sur les genoux et me fixa au fond des yeux une nouvelle fois. Je fus pris d’une quinte de toux alors qu’un caillot de sang m’encombrait la gorge, mais je restaurai le contact avec son regard aussitôt.

– Pete, je t’aime.

Je fus récompensé par ce que j’attendais désespérément. Pete me sourit.

– Moi aussi, je t’aime, Brian. Allez, viens. Allons te nettoyer.

Il se leva et m’aida à me remettre debout. J’étais surpris de constater que j’avais de légers vertiges, mais il parvint à me conduire jusqu’à la salle de bains sans encombre. Comme mon T-shirt était imbibé de sang, je l’enlevai et l’appliquai sur mon nez comme une compresse. Il n’était pas cassé, mais j’avais quand même mal. Pete m’assit sur le couvercle des toilettes et trouva un gant de toilette avec lequel il s’employa à la tâche laborieuse et délicate de me nettoyer le visage. Il devint rapidement évident que le gant de toilette ne suffirait pas, et je le maintins en pression contre mon nez alors que Pete emmenait mon T-shirt à la machine à laver.
Je n’entendis que des bribes de la conversation entre Pete et ma mère, mais le ton semblait  relativement courtois. Quand il revint, ma mère l’accompagnait avec un visage fermé. Elle retira le gant de toilette pour regarder mon nez, puis le remit en place d’un geste assuré et me jeta un regard noir avant de quitter la pièce. Pete observa ce manège silencieux et soupira quand elle s’éloigna.

– Je suis désolé, Brian. Je ne pensais pas ce que je t’ai dit, dit doucement Pete.
– Je sais, mon cœur, répondis-je avec empathie. Tu étais en colère et il fallait que ça sorte. Pas de chance, c’est tombé sur moi.
– Je n’aurais pas dû passer mes nerfs sur toi.
– Sur qui d’autre est-ce que tu aurais pu les passer ? lui demandai-je d’un air étonné.

Pete grommela une réponse alors que ma mère revenait avec un sac de glace.

– Mets-toi ça sur le nez, ordonna-t-elle laconiquement.

Son regard réprobateur et insistant commençait à me courir sur le système.

– Une fois que ça s’arrêtera de saigner, nous allons avoir une conversation entre quatre yeux, jeune homme.
– Pete et moi sommes invités à dîner chez Kathleen et les garçons à six heures.
– On verra bien.
– Est-ce que tu essaies de m’énerver ? demandai-je en plissant les yeux. Parce que ça marche plutôt bien !
– Je ne tolèrerai aucun manque de respect tant que tu vivras sous mon toit ! s’insurgea ma mère.

Je bondis sur mes pieds et fus pris d’un nouveau vertige.

– Alors traite-moi avec respect ! hurlai-je. Fais-moi un peu confiance ! Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je n’ai plus douze ans ! J’en ai presque seize ! Je n’ai plus des problèmes d’enfant, poursuivis-je en baissant le ton. Ça, c’est fini depuis longtemps.
– Je te traite de la même façon que tu te comportes, déclara-t-elle avec une pointe d’arrogance.
– Je préférais quand tu ne me traitais pas du tout, répliquai-je froidement. Je ne supporte plus d’être ici.

Je me levai et jetai le sac de glace dans le lavabo, puis partis me réfugier dans ma chambre. Ma valise était déjà prête suite à l’altercation qui avait eu lieu plus tôt dans la journée. Je l’attrapai et me dirigeai vers la voiture, ma mère aux trousses.

– Où est-ce que tu as l’intention d’aller ? demanda-t-elle d’une voix menaçante. Je ne t’ai pas dit que tu pouvais partir.
– Et je ne t’ai rien demandé, répondis-je d’une voix glaciale. Réfléchis à ce que Pete t’a dit ce matin. Tu as besoin de temps pour réfléchir. Moi aussi, et je ne pourrai pas le faire tant que tu me prendras la tête avec tes conneries. On s’en va. Bon déménagement. On se reverra à Portland.

Je franchis la porte et ouvris la portière de la voiture après avoir mis la valise dans le coffre. Je jetai un coup d’œil derrière moi et vis l’expression choquée de ma mère. Elle se contenta de me fixer du regard jusqu’à ce que Pete la rejoigne quelques minutes plus tard. Il s’arrêta pour discuter quelques minutes avec elle, et je vis la peur remplacer l’étonnement sur son visage. Pete sortit de la maison en portant sa valise et notre matelas. Nous fîmes marche arrière dans l’allée sans demander notre reste.

Je ne pouvais pas regarder Pete. J’étais en proie à une rage impuissante qui me faisait monter les larmes aux yeux. Je ne voulais pas qu’il me voie pleurer encore une fois. Je maudis ma mère à voix basse d’avoir gâché des retrouvailles qui auraient pu être agréables. Je ne me rendis compte que Pete me parlait que lorsqu’il posa une main sur mon genou.

– Brian, est-ce que tu m’écoutais ?
– Comment ? Euh, non, désolé.

Je me gardai bien de le regarder. J’étais certain que je m’effondrerais complètement si j’apercevais la sollicitude que son beau visage ne manquerait pas d’afficher.

– Où est-ce que nous allons ? demanda-t-il patiemment.
– Chez Chris, j’imagine.
– Nous aurons une heure d’avance.

Je haussai les épaules.

– Tu te souviens comment on y va ?
– Bien sûr. Ça va s’arranger, Brian, tu verras.

Il me semblait sincère. Cependant, j’étais loin d’être convaincu.

– Oui, si tu le dis.

Nous restâmes silencieux jusqu’au moment où nous nous garâmes dans l’allée devant chez Chris. Je me sentis soudain tendu, coupable et honteux. Je m’enfuyais de chez moi encore une fois pour atterrir devant la porte de Kathleen, comme trois ans auparavant. J’avais l’impression qu’à chaque fois que quelque chose venait perturber le cours de mon existence, je prenais la fuite. Cela avait commencé par la trahison de mes parents, puis mes tentatives d’échapper à l’amour de Pete qui avaient failli me coûter la vie, et enfin cette dispute avec ma mère, pour ne citer que les épisodes les plus marquants.

Pete interrompit le cours de mes pensées.

– Est-ce que nous allons entrer, Brian ?
– Comment ? Ah, oui.

Nous sortîmes de la voiture et parcourûmes le chemin jusqu’à la porte d’entrée. Rien n’avait changé par rapport à mes souvenirs. Je m’arrêtai à trois mètres du porche et regardai autour de moi alors qu’une sensation familière s’emparait de moi. Je m’étais tenu exactement au même endroit le jour où j’avais fui mes parents après être sorti de l’hôpital. C’est ici que mon enfance s’était terminée. J’avais dit adieu au petit garçon qui était en moi.

– C’était juste ici.
– Qu’est-ce qui était ici, Brian ? demanda Pete, un peu perdu.
– Je suis resté planté ici pendant un quart d’heure avant de frapper à cette porte. Le monde s’effondrait autour de moi. Mes parents ne voulaient plus de moi. Tu étais parti. L’univers dans lequel j’avais vécu était mort.
– Mais tu es revenu à la vie, Bri.
– Grâce à toi et aux personnes dans cette maison. Ils m’ont sauvé la vie, Pete. Au sens propre et au sens figuré.
– Chut, chuchota Pete en me prenant dans ses bras. C’est du passé, maintenant, mon cœur.
– Vraiment ? dis-je en frissonnant dans son étreinte. Avec tout ce qui s’est passé aujourd’hui, les souvenirs…

Je marquai une pause avant de poursuivre :

– C’est comme si j’étais condamné à revivre toujours la même chose.

Je fis un effort mental pour chasser ces idées de ma tête. Je levai le regard vers mon âme sœur et souris tristement.

– Désolé.
– Tu n’as pas à être désolé, Bri. Ça m’arrive parfois aussi.

Je profitai du réconfort d’être dans ses bras pendant encore quelques instants avant de faire un pas en arrière.

– On ferait bien de sonner à la porte. Kathleen doit se demander ce qui se passe.
– Qu’est-ce que tu vas lui dire ? s’enquit Pete.
– La vérité. Je n’ai rien à lui cacher. À Chris non plus.

Pete me dévisagea pendant un moment.

– Je te l’ai déjà dit, dit doucement Pete avec un sourire, je te fais confiance. Si tu fais confiance à Kathleen et Chris, alors moi aussi. Allons sonner, d’accord ?

Nous nous présentâmes devant la porte d’entrée. Je pris une profonde respiration et sonnai avec résolution. J’entendis la voix de Kathleen à travers la porte.

– Les garçons, souvenez-vous de ce que je vous ai dit.

La porte s’ouvrit, laissant apparaître la femme qui avait été ma mère pendant les pires années de ma vie.

– Bonjour Maman, dis-je avec un sourire embarrassé.

Kathleen m’attira vers elle et m’embrassa sur la joue avant de m’envelopper dans ses bras. Chris apparut derrière elle, tout sourire. Mac Bedler et Pedro Perez se tenait près de l’escalier, et semblaient contents de nous voir également.

– Tu m’as tellement manqué, Brian, dit Kathleen en me tenant les épaules à bout de bras, avant de froncer les sourcils. Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Je te raconterai plus tard.

Je lui adressai un sourire et fis un pas de côté pour me retrouver face à Chris. J’avais l’estomac noué. Je n’avais pas gardé contact avec lui comme je l’avais promis, et j’avais peur qu’il m’en veuille.

– Euh, salut Chris, dis-je sur un ton hésitant.
– Arrête ton cirque ! Viens ici !

Il m’attrapa par la nuque et m’attira dans une accolade à sa manière, ce qui s’apparentait à être étouffé par un python. Sa tête était proche de la mienne, et je lui dis quelques mots à voix basse pour qu’il soit le seul à les entendre :

– Je suis désolé de ne pas t’avoir donné de nouvelles, Chris. Il s’est passé… beaucoup de choses.
– Brian, ne t’inquiète pas. N’oublie pas que je te connais. C’était plus facile pour nous. Mais maintenant, tu as intérêt à rester en contact, sinon gare à toi.

Je me glissai hors de son étreinte avec un sourire espiègle.

– Il faudrait déjà que tu m’attrapes, gros lard.

Chris éclata de rire. Je ne m’étais pas aperçu qu’il avait encore pris cinq centimètres depuis que je l’avais vu en février. Son torse s’était élargi et il avait renforcé sa masse musculaire. J’aperçus des ombres suspectes autour de ses yeux, comme s’il s’était battu, mais son sourire était sincère.

– Allez, la crevette, plaisanta Chris, viens dire bonjour à la famille.

J’entrai dans la maison juste au moment où Pete disparaissait derrière Chris. Il avait droit à sa propre accolade de python. Kathleen souriait en les regardant, mais les rides d’inquiétude sur son visage ne m’avaient pas échappé.

– Salut Brian, comment ça se passe, mec ? demanda Mac en me présentant son poing en signe de bienvenue alors que je m’approchais de lui.

Nous entrechoquâmes nos poings et je répondis en souriant :

– Ça se passe, Mac, ça se passe tranquillement.

Pedro était assis sur les marches et affichait un air détaché. Je fis un pas vers lui en affichant la même décontraction.

– Pedro, dis-je en guise de salutation.
– Brian, répondit-il.

Je fis encore un pas dans sa direction avant de m’arrêter. Nous étions tous deux mal à l’aise. Je savais pourtant qu’il fallait que je prenne les devants pour lui montrer que je n’essayais pas de prendre sa place auprès de Chris, comme il l’avait cru en février. Je lui tendis la main.

– Frères ?

Pedro me fixa pendant un moment. Je ne savais pas ce qui traversait son esprit, mais son hésitation fut de courte durée. Il se leva et posa une main sur mon épaule. Puis il esquissa un sourire.

– Si, mi hermano.
– C’est touchant, dit Pete en se moquant de nous. Je pourrais devenir jaloux.

Mac et Pedro échangèrent un bref regard.

– Il est jaloux ! déclara Pedro.
– Oui, on dirait bien, confirma Mac. Je crois qu’il se sent mis à l’écart.
– Oui. Après toi, mon frère, proposa généreusement Pedro.
– Non, après toi, frérot. J’insiste, déclina Mac.
– Merci infiniment, je suis touché, répondit Pedro.

Pedro retira la main de mon épaule, et s’approcha calmement de Pete avec Mac, avant de lui donner une accolade à deux, ce qui eut l’air de l’amuser. Chris essayait de ne pas éclater de rire, et Kathleen se contenta de secouer la tête avant de retourner dans la cuisine. Le reste d’entre nous prit place dans la salle à manger, autour de la table où nous nous étions expliqués avec Mac et Pedro lors de ma précédente visite. Mon regard s’attarda de nouveau sur les hématomes sur le visage de Chris. Ce n’était pas la saison du football américain, et je ne pouvais pas m’empêcher de m’interroger.

– Dis-moi, Chris, demandai-je, qu’est-ce qui est arrivé à ton visage ?
– Comment ?
– Ton visage. Le truc qui maintient ton nez en place. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Un silence s’abattit soudain sur la pièce. Chacun s’immobilisa en regardant ses pieds, et je vis Kathleen nous fixer depuis la cuisine. Mac et Pedro échangeaient des regards inquiets. Kathleen s’éclaircit la gorge, mais Chris lui coupa l’herbe sous le pied.

– Euh, je me suis battu, dit-il d’une voix calme.
– Tu t’es battu ? demandai-je avec scepticisme.

J’avais du mal à le croire. Quel inconscient se serait risqué à affronter une armoire à glace comme Chris, qui faisait un mètre quatre-vingt-cinq et pesait plus de quatre-vingt-dix kilos ? Il aurait fallu être fou ou alors encore plus costaud que lui. Je ne voyais que deux personnes qui auraient pu se mesurer à Chris, et Mac se tenait en face de moi, donc je savais que ce n’était pas lui.

– Avec qui ? demandai-je en plaisantant. Avec David ?

Chris avala sa salive. Mac et Pedro n’osaient plus croiser mon regard. Kathleen se contentait de nous fixer.

– Ce n’est pas possible.

Mon esprit n’arrivait pas à accepter ce que le silence éloquent autour de la table ne faisait que confirmer.

– Ce n’est pas possible !

De nouveau, personne ne réagit. Pete posa une main sur ma jambe alors que je me perdais en conjectures.

– Pour quelle raison absurde est-ce que Davey se battrait contre toi, Chris ? demandai-je avec consternation. Vous êtes si proches !

Chris prit une profonde respiration et dit :

– Les choses ont changé et Dave n’a pas aimé.

Chris prononçait le prénom de son frère d’une façon que je n’avais jamais entendue auparavant.

– Qu’est-ce qui aurait pu pousser Davey à te faire ça ? demandai-je, sans vraiment savoir où cette conversation nous menait.

Chris me regarda droit dans les yeux pendant un moment, puis secoua la tête.

– Je, euh, je suis tombé amoureux, dit-il simplement.

Mac et Pedro commencèrent à glousser, ce qui me soulagea quelque peu la tension ambiante.

– Tu es tombé amoureux ? répétai-je bêtement.

Chris acquiesça, ce qui entraîna des rires moqueurs de la part de ses frères.

– De qui, Chris ?

Pedro était appuyé contre Mac, le visage enfoncé dans son épaule. Chris semblait mal à l’aise et chagriné par l’attitude de ses amis.

– Eh bien, je… Euh, tu sais, je… Ce n’est pas…, bégayait Chris, essayant de trouver un moyen de me mettre sur la voie.

Les engrenages dans mon cerveau se mirent en mouvement, et je réalisai que si Chris avait autant de mal à me dire qui c’était, je devais m’attendre à une énorme surprise. Malgré moi, j’observai Chris se débattre pour dire le nom avec la plus grande difficulté. Il finit par prendre une profonde respiration, se recula sur sa chaise et baissa la tête. Quand il parla, je dus tendre l’oreille pour l’entendre.

– Tony.

Je bondis de ma chaise en la renversant alors qu’une colère noire s’emparait de moi. Chris s’était épris de Tony, un autre garçon. Donc Chris était gay, et cela voulait dire que…

– Tu veux dire que Dave est un putain d’homophobe ? hurlai-je.

Je promenai le regard autour de la table et ne vis que de l’incompréhension. Personne ne parlait, ce qui renforçait encore ma colère.

– David t’a cassé la gueule parce que tu es gay !

C’était une affirmation, et non une question. L’incompréhension laissa la place à la consternation et à l’effroi sur leur visage. Je les regardai l’un après l’autre, constatant que j’avais vu juste. C’était évident pour moi, et j’avais du mal à croire qu’ils n’avaient pas encore fait le rapprochement.

– Putain ! Je le savais ! C’est pour ça qu’il ne m’a jamais aimé !

Chris se remit de sa surprise et se tourna vers sa mère dans la cuisine. Elle me regardait bouche bée. Un bruit sec déchira le silence quand elle claqua sa mâchoire quelques instants plus tard. Son front se plissa et son regard s’assombrit. Je suis instantanément qu’elle avait toujours été au courant, mais j’étais incapable de dire ce qui la préoccupait le plus à ce moment-là.

– Maman ? gémit Chris avec incrédulité.

Il était singulier qu’un seul mot puisse exprimer autant d’interrogations.

Kathleen parvint à détacher son regard du mien pour croiser celui de Chris. Un moment plus tard, elle vint s’asseoir lourdement sur une chaise à côté de lui et fixa son regard sur la table. Elle était dans le déni, tout comme ma mère, mais d’un point de vue diamétralement opposé. J’avais été mis au monde par une bigote, et Kathleen en avait mis un au monde.

Je promenai mon regard autour de la table. Personne à part Pete ne croisa mon regard, et son expression était inquiète. Je ne sais pas pourquoi, mais cela ne fit qu’accroître ma colère, si c’était encore possible. Sans un mot, je me levai et me dirigeai vers la porte du garage.

– Brian, dit Kathleen, en essayant de me retenir.
– Maman, laisse-le tranquille, dit Chris.

Il me connaissait assez pour savoir que j’avais besoin de libérer mon trop-plein d’adrénaline.

Je traversai le garage en contenant ma colère et me réfugiai dans la salle de musculation. Je savais que si je n’arrivais pas à extérioriser ma fureur intériorisée, elle finirait par m’empoisonner.

Je m’allongeai sur le banc et commençai à soulever les poids qui étaient restés sur la machine. Ils n’étaient pas trop lourds, ce qui était idéal pour que je puisse apaiser progressivement ma colère. Je fis quelques séries à un rythme soutenu.

Pete entra peu après le début de la séance et s’assit sur le banc à côté du mien. Il m’observa en train de jurer à voix basse à chaque fois que je soulevais la barre. Je ne sais pas depuis combien de temps je travaillais quand j’entendis la voix de Mac à l’entrée de la pièce.

– Tu vas te faire mal, mec, si tu continues comme ça.

Je m’interrompis et me redressai, essayant de reprendre mon souffle. Ma colère s’était calmée suffisamment pour que je puisse reprendre le contrôle. Je voulais toujours faire la peau à David en lui arrachant les membres un par un, mais j’avais maintenant la tête assez claire pour réfléchir normalement.

– Putain, mec, combien de répétitions est-ce que tu as fait ? demanda Pedro.
– Je ne sais pas, dis-je entre deux souffles. Combien de temps, Pete ?
– Quatre ou cinq minutes, répondit-il.
– Je dirais deux cent cinquante, à peu près.

Pedro laissa échapper un sifflement.

J’étais content qu’ils viennent me distraire. Après la confrontation du matin avec Joe et Brenda, celle avec ma mère, et ce qui venait de se produire, j’avais assez d’adrénaline en moi pour tuer un cheval. Je fixai Pete en me remémorant avec incrédulité tout ce qui nous était tombé dessus au cours de la journée écoulée. J’avais du mal à y croire.

Mes yeux rétrécirent jusqu’à n’être que deux fentes.

– Pourquoi, Pete ? demandai-je doucement.
– Je ne sais pas, Bri, répondit Pete, comprenant la portée plus vaste de ma question. Les gens sont haineux parce qu’ils ont peur de ce qu’ils ne comprennent pas. C’est toi qui m’as appris ça.

Je me souvins de la discussion que nous avions eue dans la cabane la veille de notre séparation forcée.

– C’était il y a une éternité, dis-je avec mélancolie.
– C’est toujours vrai, Brian, dit Pedro. C’était comme ça avec mon autre frère aussi, jusqu’à ce qu’El Pez m’ouvre les yeux.
– Qui ça ? demanda Pete.
– Tony.
– Où est-il ? demandai-je. Pourquoi est-ce qu’il n’est pas là ?

De nouveau, Pedro et Mac échangèrent un regard hésitant. Je compris qu’aucun d’eux ne voulait me dire la vérité.

– C’est une longue histoire, Brian, dit Chris depuis l’embrasure de la porte. Je crois qu’il vaut mieux que je te la raconte depuis le début pour que tu comprennes bien, mais faisons-le à l’intérieur, d’accord ? Il faut vraiment qu’on aille retrouver ma mère.

La culpabilité me prit aux tripes avec l’effet d’un coup de poing. J’avais espéré que nos retrouvailles seraient heureuses, mais, fidèle à moi-même, je les avais transformées en fiasco. Cette sensation, amplifiée par l’effort physique que je venais de fournir, contribua à faire retomber la pression émotionnelle. Je me levai du banc sur lequel j’étais assis et me rapprochai de Pete. Je passai les bras autour de ses épaules.

– Désolé, les gars, dis-je d’air contrit. Quand j’ai fait le rapprochement avec ce qui s’était passé, je n’ai pas supporté le choc et j’ai pété un plomb.

Chris étudiait mon visage. Je sondai son regard à la recherche d’un indice sur ce qu’il ressentait et trouvai une dureté dans ses yeux que je ne lui connaissais pas. Je reconnus ce que je voyais habituellement dans mon propre regard.

Personne ne réagit aux excuses que j’avais essayé de formuler, ce qui acheva de me démoraliser. Chris nous conduisit jusqu’à la salle à manger où nous reprîmes nos places. Sur la table se trouvaient des chips et une sauce salsa que Kathleen avait préparée avant que je ne fasse ma crise. Elle était ostensiblement absente. Je soupirai et enfouis la tête dans mes bras en me maudissant pour mon incapacité chronique à contrôler mes émotions.

– Brian, arrête. Tu n’as rien fait de mal.

Je relevai la tête et aperçus Kathleen au pied de l’escalier, qui arborait une expression contrariée. Elle se dirigea vers la cuisine d’un pas rapide et revint avec une carafe de jus d’orange qu’elle posa sur la table avant de reprendre sa place à côté de Chris.

– Mais ce que tu as fait, poursuivit-elle, c’est nous présenter les faits sous un jour qu’aucun de nous n’avait imaginé. Nous aurons besoin de temps pour digérer cette idée.
– J’ai l’impression qu’à chaque fois que je reviens ici, je crée des problèmes, protestai-je. D’abord les parents de Pete, puis ma mère, et enfin ça…
– Tu ne crées pas de problèmes, Brian, dit calmement Chris. Nous sommes une famille. Nous sommes censés nous aider les uns les autres. Peut-être que nous avions besoin de voir les choses autrement. Est-ce que tu avais pensé à ça ?

J’étais sceptique. Je doutais fortement que le fait d’annoncer à Chris et sa mère que David était un salopard d’homophobe allait leur faciliter la vie. Mac dévisageait Chris avec une expression étrange, comme s’il n’arrivait pas à croire ce qu’il venait de dire. Il devint perplexe quand Chris poursuivit :

– Quand Tony et moi sommes sortis ensemble, il m’a fait lire toute une série de bouquins. Je ne savais pas pourquoi, mais je les ai lus quand même. J’ai compris au bout d’un moment que… Euh…

Chris semblait mal à l’aise et choisit une autre approche.

– Il voulait me les faire lire parce que chacun montrait une façon de penser différente, un point de vue nouveau. Maintenant, je sais que c’est important de regarder les choses sous plusieurs angles. Les choses auraient été différentes si je l’avais fait depuis le début, ajouta-t-il en semblant s’adresser à lui-même.
– Différentes comment ? demandai-je.

Chris éluda ma question. Son regard était voilé au-delà de ce que j’attribuais aux coups portés par David. Il revint brusquement à la réalité et soupira. Quand il reprit la parole, je fus surpris par le ton de sa voix : monotone et factuel.

– Le week-end avant la fin des cours, Tony s’est rendu au centre-ville. Il aime bien aller là-bas le week-end pour faire du skateboard. Alors qu’il n’avait rien demandé à personne, il s’est fait agresser par une bande de jeunes de notre âge. Ils l’ont tabassé violemment et il s’est retrouvé à l’hôpital.
– C’est grave, Chris ? demanda Pete avec solennité.
– Ils lui ont donné des coups de pied dans la tête, répondit Chris. Son crâne a été fracturé et il est tombé dans le coma.
– Est-ce qu’ils ont retrouvé les agresseurs ? demanda Pete.
– Oui. Ce sont des élèves du lycée qui ont une dent contre moi. Jeremy Norton est l’un d’entre eux. Ils s’en sont pris à Tony parce qu’ils avaient peur de se frotter à moi. Ils ont une bonne chance de finir en prison.
– Waouh, dit Pete. Comment va Tony ?
– Il s’en est sorti. En plus d’un bras et d’une jambe cassés, son cerveau a été touché et il a tendance à bégayer. Il ne supporte pas quand ça lui arrive, donc ne soyez pas surpris quand vous le verrez demain. Nous avons organisé un barbecue pour fêter son retour et vous êtes invités.
– Cool, s’exclama Pete. J’ai hâte de le revoir.

Il y eut un silence.

– Brian ? demanda Pete. Est-ce que tu te sens bien ?

Je ne me sentais pas bien. Mon cerveau était arrivé au point de saturation. J’avais été confronté à trop de haine au cours des douze heures précédentes et mon esprit s’était fermé comme une huitre. La colère s’était retirée en dehors de ma conscience. Tout ce qu’il en restait était un calme sidéral, comme l’œil d’un cyclone. Mais je savais que mes émotions tourbillonnaient autour de moi, prêtes à se déchaîner dans un maelstrom de rage impuissante. Ce n’était qu’une question de temps, et je le savais parfaitement.

– Kathleen, est-ce que je peux te voir seul pendant une minute ? demandai-je.

Pete remua nerveusement sur sa chaise. Kathleen semblait étrangement calme, et Chris me fixait avec inquiétude. Ils connaissaient les forces qui étaient à l’œuvre à l’intérieur de ma tête. Mac et Pedro se contentaient de nous observer du coin de l’œil, inconscients de l’orage qui se préparait.

Je me levai et me dirigeai vers l’escalier sans me retourner pour voir si Kathleen me suivait. Alors que je grimpais les marches en direction de ce qui avait été ma chambre, je l’entendis s’engager dans l’escalier derrière moi. Je fus le premier dans la chambre et m’assis sur le lit. Elle ferma la porte derrière elle et prit place dans le fauteuil de bureau.

– Qu’est-ce qui se passe, Brian ? demanda-t-elle.
– Je ne peux pas rentrer chez moi ce soir, affirmai-je. Est-ce que Pete et moi pouvons dormir ici ?
– Pourquoi est-ce que tu ne peux pas rentrer chez toi, Brian ?

Je fis un effort surhumain pour rester calme alors que je sentais ma colère bouillonner à la surface. Je parvins néanmoins à la contenir sous forme de colère froide et repris le dessus.

– Ma mère n’est pas prête à m’accepter pour qui je suis. Elle n’aime pas le fait que je sois gay et que je sois en couple avec Pete.
– Comment le sais-tu ?
– À cause de certaines choses qu’elle a dites et de son attitude envers Pete et moi.
– Est-ce que tu ne crois pas que tu devrais lui laisser un peu de temps pour s’ajuster ? demanda Kathleen.
– Elle a eu plus de huit mois pour s’ajuster !
– Elle n’a pas vécu assez longtemps sous le même toit que vous pour s’habituer à la façon dont vous vous comportez ensemble, expliqua Kathleen.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? m’emportai-je, croyant déceler une nouvelle accusation.
– Oh, ce n’est pas la peine de monter sur ses grands chevaux. Je ne voulais rien dire de plus que ce que j’ai dit. Elle n’a pas l’habitude de voir deux garçons de votre âge s’embrasser et partager de l’affection, encore moins son fils et son petit copain.
– Je ne peux pas y retourner, répétai-je.
– Tu devrais, insista Kathleen. Tu ne peux pas t’enfuir toute ta vie, Brian.
– Non, tu ne comprends pas. Je ne peux pas y retourner ce soir dans l’état où je suis actuellement. J’exploserais dès qu’elle s’adresserait à moi.

Kathleen me jeta un regard scrutateur et demanda :

– Pourquoi es-tu aussi à cran, Brian ? Qu’est-ce qui te tracasse ?
– Beaucoup de choses, répondis-je évasivement. Beaucoup trop.
– Je ne suis pas pressée.

Kathleen se recula dans le fauteuil et attendit que je me livre à elle.

Mon sang bouillonnait toujours, mais je savais que ma seule chance de rester pour la nuit dépendait de ma capacité à confesser au moins une partie de ce que j’avais sur le cœur.

– Ma mère a plus ou moins laissé entendre que Pete et moi deviendrions des prédateurs sexuels dans quelques années. Elle a dit qu’elle n’acceptait pas « un tel comportement » quand elle nous a surpris en train de nous embrasser. Il n’y a pas qu’elle, d’ailleurs. Les parents de Pete le détestent parce qu’il est gay. Personne ne l’a mentionné, mais je suis sûr que Tony s’est fait tabasser parce qu’il est gay. J’ai failli en venir aux mains avec un type il y a trois jours à peine parce que sa fille a essayé de me séduire, ou plutôt de me violer, et que je ne voulais pas d’elle. Il m’a traité de dégénéré, comme si l’homosexualité était une maladie !

Je marquai une courte pause alors que les images se bousculaient dans mon esprit.

– Maman, si tu me forces à rentre chez moi, je ne sais pas comment ça se terminera, prévins-je. Il ne m’en faut pas beaucoup plus pour que j’explose comme une cocotte-minute.
– Et ce qui t’est arrivé tout à l’heure, c’était…, m’encouragea Kathleen.
– Rien comparé à ce qui pourrait arriver si je n’arrive pas à reprendre le dessus, et je ne pourrai jamais y arriver si elle ne me lâche pas avec ses remarques désobligeantes.
– D’accord, Brian, dit Kathleen avec une pointe d’hésitation. Toi et Pete pouvez rester, mais je n’ai plus qu’un lit simple.
– Nous avons un matelas pneumatique. Nous l’installerons ici.

Je me levai et m’approchai d’elle. Elle se leva à son tour. Elle semblait plus petite que dans mes souvenirs, mais j’avais également grandi depuis la dernière fois.

– Merci, Maman. Tu m’as encore sauvé la vie, dis-je avec gratitude.

Elle me prit dans ses bras et me serra contre elle avec effusion.

– Tu es toujours le bienvenu ici, mon chéri.
– J’ai besoin d’aller courir pour calmer mes nerfs.
– D’accord. Tu connais la maison. Je crois qu’il doit te rester des shorts ici, mais sinon tu pourras peut-être en emprunter un à Tony, s’il te va.
– Ne t’en fais pas. Je ne pense pas qu’il puisse m’aller. Nous devons aller chercher des affaires dans la voiture de toute façon. Euh, Maman ? Est-ce que nous pourrions rester deux jours ? J’aimerais vraiment passer du temps avec toi, Chris et Tony.
– Bien sûr, répondit Kathleen en souriant. Restez aussi longtemps que vous voudrez. Je crois que ça fera plaisir à Chris et Tony.
– Est-ce que Tony va vraiment s’en sortir ? demandai-je avec gravité.
– Il s’en sortira très bien. Il faut juste qu’il guérisse.

Son regard se perdit dans le vague pendant quelques instants.

– Comme nous tous.


Chapitre 21

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