Pour l'amour de Pete

Roman gay inédit - Tome II - Brian et Pete

Chapitre 5 - La vie de Jason

Tout d’abord, je tiens à prévenir mes parents et de mes frères. Vous m’avez demandé de me livrer avec sincérité, et c’est ce que je vais faire. Vous n’allez pas être déçus !

– Sourire diabolique –

Mais souvenez-vous, Ray, Pete, Brian : je vous aime comme si vous étiez mes frères de sang. Vous êtes les meilleurs, et vous le savez.

Bien. Peu après ma naissance, mon frère Jeff devint jaloux de l’attention qui me fut portée. Je m’en souviens aussi loin que ma mémoire est capable de remonter. Il ne manifestait pas d’animosité à mon égard, tout au plus boudait-il de temps en temps, mais il m’enviait pour les marques d’attention que je recevais. Le phénomène s’estompa un peu au fil des années, mais ne disparut pas totalement. Je m’en veux quand même un peu. Parfois, j’aurais préféré ne pas naître du tout. Peut-être que Jeff serait encore de ce monde.

Ma vie se déroula sans incident notable jusqu’à l’âge de neuf ans. J’eus droit aux inévitables bosses et égratignures, mais rien d’exceptionnel. Je développai assez rapidement un culte de la personnalité pour Jeff. Je l’imitais en tout. Je jouais au foot avec lui et ses amis, au basket, à chat, bref, je le suivais partout. Tous ses amis n’étaient pas enchantés de m’avoir dans les pattes. Mais je n’entendis jamais Jeff se plaindre en ma présence. Quand ses amis lui reprochaient d’avoir emmené le « mioche », Jeff leur disait : « Si Jason vient, alors je viens. Si Jason reste là, alors moi aussi. » Ils devaient vraiment apprécier Jeff pour tolérer le fait que je les suive partout. Je finis par devenir leur mascotte, même si j’avais pratiquement trois ans et demi de moins qu’eux.

Une des raisons pour lesquelles je fus accepté dans la bande fut un incident qui se produisit peu après le treizième anniversaire de Jeff. Lui et moi avions décollé juste après le petit-déjeuner, comme souvent pendant les vacances d’été. Nous nous rendîmes en vélo dans un parc à environ huit kilomètres de la maison, dans une partie de la ville qui était encore en construction. Après avoir attaché nos vélos à un arbre, nous nous enfonçâmes dans le sous-bois.

Un de nos jeux préférés était l’armée. Jeff était le lieutenant, et j’étais son sergent. Nous faisions des patrouilles dans le secteur, tirions sur des soldats imaginaires avec des bâtons en guise de fusils, et lancions des grenades – qui n’étaient autres que pommes de pin – dans les terriers de renards. Parfois, nous tentions la traversée du ruisseau qui coulait tout au fond de la vaste parcelle de terrain boisé.  Les bords du ruisseau étaient pentus et glissants, mais nous nous fichions pas mal de nous salir. Nous venions souvent jouer dans ce parc, seuls ou avec les amis de Jeff.

Ce jour-là, nous étions venus avec la bande. Comme nous étions six au total, nous nous séparâmes en deux équipes de trois pour jouer au jeu du drapeau, façon Patterson. L’objectif, évidemment, était de capturer le drapeau de l’équipe adverse. Si l’un des joueurs était touché par une « grenade », il devait retourner à sa base avant de pouvoir jeter des pommes de pin de nouveau.

Avant de commencer la partie, il nous fallut environ trente minutes pour ramasser suffisamment de munitions et les stocker à différents endroits, de façon à disposer de réserves à différents endroits du terrain de jeu pendant la bataille. Les pommes de pin vertes étaient particulièrement prisées. En effet, contrairement aux brunes, desséchées, les vertes étaient lourdes et dures. Ainsi, il était possible de les jeter plus loin, et elles pouvaient faire mal quand elles touchaient leur cible. Heureusement, elles étaient relativement rares, sinon nous aurions eu des bleus tout l’été.

La partie commença. Notre équipe choisit de se diviser, Jeff et moi d’un côté, comme d’habitude, et notre coéquipier de l’autre. Pour résumer, Jeff captura le drapeau de nos adversaires, et je le suivais, essayant de couvrir sa retraite, sans grand succès. Jeff était en train de courir le long du ruisseau quand il fut touché par un tir tendu de pomme de pin verte. Il perdit immédiatement l’équilibre et dévala la pente raide, finissant sa course contre les rochers dans le lit du ruisseau. Son assaillant prit la fuite sans demander son reste, me laissant seul avec mon frère blessé.

La suite des événements est un peu floue. Je ne me souviens pas de tous les détails, mais voici ce que j’ai pu reconstituer.

Je descendis la pente raide en sautant comme un cabri et trouvai Jeff inconscient, avec une plaie béante sur la tempe gauche. Il avait fait une chute de plus de trois mètres. En voyant le sang, je criai à l’aide. Personne ne répondit.

J’étais terrifié. Je savais que si je restais planté là, mon frère allait mourir. Je secouai la tête pour ne pas sombrer dans la paralysie qui menaçait de s’emparer de moi et me souvins des gestes que Jeff m’avait appris quand il préparait le badge de secourisme chez les scouts. Je retirai mon T-shirt, l’enroulai et l’attachai autour de la tête de Jeff. Puis j’essayai de le tirer un peu plus loin, là où les bords du ruisseau n’étaient pas aussi raides, mais il était trop lourd pour moi. Maintenant que j’y repense, heureusement qu’il n’avait pas de lésions cervicales.

Je parvins finalement à traîner Jeff suffisamment loin pour lui épargner les rayons brûlants du soleil au zénith. Puis je courus comme un dératé pour aller chercher de l’aide. Je dus courir environ un demi-kilomètre. Quand je parvins à la route, je bondis devant la première voiture qui se présenta. Elle freina brusquement et s’arrêta à moins d’un mètre de moi. Je courus jusqu’à la fenêtre et me mis à hurler des phrases inintelligibles au conducteur. Il attendit que je me calme suffisamment pour comprendre ce que je disais, et me demanda d’attendre l’ambulance au prochain virage. Le conducteur s’éloigna rapidement pour appeler les secours. Quand il disparut de mon champ de vision, je m’effondrai au bord de la route et pleurai toutes les larmes de mon corps en me berçant doucement.

Quand j’entendis une sirène, quelques minutes plus tard, ce n’était pas une ambulance, mais une voiture de police, qui s’arrêta à ma hauteur. L’officier de police sortit de son véhicule, attrapa son kit de premiers secours et me suivit là où j’avais laissé Jeff. Grâce à son émetteur radio, il donna notre position à l’ambulance, qui se gara à deux cent mètres environ. Oui, j’avais couru dans la mauvaise direction.

Les infirmiers firent le nécessaire. Un bandage propre fut posé sur la tête de Jeff après qu’il eut été immobilisé sur une civière. Il avait perdu beaucoup de sang, et quand les infirmiers l’attachèrent à la civière, je fus pris de panique. Je me remis à pleurer. Le policier me porta dans l’ambulance et me demanda l’adresse de nos parents, ainsi que leur numéro de téléphone.

Quand les portes de l’ambulance se refermèrent sur Jeff pour son transfert à l’hôpital, je me sentis à la fois soulagé et inquiet. J’avais le pressentiment que je venais de voir mon frère pour la dernière fois. Heureusement que le policier m’avait questionné avant le départ de l’ambulance, sinon j’aurais été bien incapable de lui dire quoi que ce soit. Il me déposa à la maison.

Comme je voulais écrire une histoire courte, mais que c’est déjà raté, autant que je la raconte jusqu’à la fin. Maman et Papa me traitèrent comme un héros, mais je ne compris pas pourquoi. Nous nous rendîmes à l’hôpital pour retrouver Jeff, qui s’était réveillé en chemin. Il n’arrêtait pas de me remercier, et plus tard il me serra contre lui de toutes ses forces, quand il eut de nouveau le droit de bouger. A partir de ce jour, il me traita davantage comme un ami que comme un petit frère envahissant, et ses amis firent de même quand il leur dit que je lui avais sauvé la vie. Je ne sais pas s’il avait réellement frôlé la mort, mais j’étais tout de même flatté.

Nous reparlâmes souvent de ce fameux jour. Jeff semblait attacher beaucoup d’importance au fait que j’étais allé chercher de l’aide pour lui. J’essayais toujours de lui expliquer rationnellement qu’il aurait fait de même, mais il ne voulait rien savoir.

Nous étions dans sa chambre, quelques semaines après l’accident, quand cette conversation eut lieu. Nous étions tous les deux en train de lire des bandes dessinées, je crois.

– Je te dois une fière chandelle, Jase. Tu m’as sauvé la vie !
– Nan, tu ne me dois rien. Tu aurais fait la même chose pour moi, Jeff.
– Peut-être, mais toi, tu l’as fait. Tu as gardé la tête froide, frérot. Tu aurais pu t’enfuir avec les autres, mais tu ne l’as pas fait. Tu es resté avec moi et tu es parti chercher de l’aide.
– Et alors ? Comme je te l’ai déjà dit…
– Tu es un héros, Jase. Mon héros, dit-il en accrochant mon regard.
– Je ne suis pas un héros, réfutai-je. J’étais mort de trouille. Et j’ai pleuré comme un bébé ! Les vrais héros ne pleurent pas.
– Ah bon ? Qui a dit ça ? rétorqua Jeff.
– Tout le monde le sait, Jeff. Les vrais héros luttent contre le feu ou combattent dans l’armée.

Il secoua la tête.

– Ce sont peut-être des héros, Jase, mais ce ne sont pas les seuls. Sais-tu pourquoi tu es mon héros ? Tu es allé chercher de l’aide alors que tu étais mort de peur. Tu as fait ton devoir et tu ne t’es pas dégonflé. C’est ce qui fait de toi un héros. Est-ce que tu crois qu’un pompier n’a pas peur quand il doit entrer dans un bâtiment en flammes, ou qu’un héros de guerre n’a pas peur de se prendre une balle ? Bien sûr que si. Mais ils y vont quand même, comme tu l’as fait.

Il m’ébouriffa les cheveux et me serra contre lui dans une étreinte fraternelle.

– Et c’est aussi pour ça que je t’aime.

Me dégageant de son étreinte, j’affichai une expression choquée.

– Tu m’aimes ? Moi qui pensais que tu me détestais !
– Seulement devant mes amis, répondit-il avec un sourire. Mais tu sais que ce n’est pas vrai, hein ?
– Euh, oui, je crois.

Son sourire fut remplacé par une grimace inquiète.

– Désolé de ne pas te l’avoir dit plus souvent, Jase. Je t’aime pour de vrai. J’espère que tu m’aimes aussi, frérot.

Je plongeai mon regard dans ses grands yeux marron et je sus qu’il était sincère. Jeff se préoccupait réellement de ce que je ressentais pour lui.

Ce fut à mon tour de le serrer contre moi en lui disant : « Je t’aime aussi, Jeff. » Notre étreinte lui redonna le sourire. C’est un de mes souvenirs préférés avec Jeff. Il prenait toujours soin de moi, même quand, officiellement, il me détestait. Qu’est-ce qu’il me manque, mon Dieu.

Je suis désolé que ce soit aussi long, Brian. C’est plus difficile que je ne le pensais. Je vais faire une pause à présent. Je pensais que ces émotions étaient sous contrôle, mais le fait d’écrire sur Jeff… Je ne sais pas, c’est comme si tout remontait à la surface. Je préfère m’arrêter ici et recommencer plus tard, quand je serai d’humeur.


Cela fait une semaine que je n’ai rien écrit. A chaque fois que je veux poursuivre mon récit, j’ai envie d’écrire sur Jeff. J’ai un sentiment étrange, comme si… Je ne sais pas. Comme si j’étais sur le point de perdre le contrôle. Je ne sais pas si je suis très clair. Mes émotions sont à fleur de peau et n’attendent qu’un moment de faiblesse de ma part pour reprendre le dessus. Mais je crois qu’il faut que je continue à écrire. J’ai l’impression que cela te fait du bien, Brian, donc peut-être que cela m’aidera aussi.

Jeff et moi nous rapprochâmes au fil du temps. Nous n’avions aucun secret l’un pour l’autre, partageant nos craintes et nos espoirs. Je fus le premier au courant quand les premiers signes de la puberté se manifestèrent chez lui. Il me donna tous les détails. Des coups d’œil à la dérobée me permirent de vérifier ce qu’il me racontait.

Au cours des quatre années suivantes, je vis un garçon de treize ans devenir un jeune homme de dix-sept ans. Je ne m’en rendis pas compte à l’époque, mais le fait de l’avoir vu traverser la puberté me facilita les choses quand ce fut mon tour d’aborder cette période. Je me posais moins de questions que mes camarades, et je n’avais pas à me demande s’il était normal que telle partie de mon corps grandisse ou telle autre développe une pilosité. Les parents me dirent de venir les voir si j’avais des questions, mais ce ne fut jamais nécessaire. Jeff avait déjà répondu à la plupart.

Dans l’année qui suivit l’accident, la plupart des amis de Jeff se dispersèrent, passant plus de temps à faire du sport à l’école ou à traîner avec des filles. Mais Jeff ne fréquentait pas les filles. Il passait l’essentiel de son temps avec moi.

Notre relation avait atteint un tel degré d’intimité que nous partagions tout, à l’exception de notre vie sexuelle. Nous n’avions pas besoin de toquer avant d’entrer dans nos chambres respectives et n’étions pas spécialement pudiques l’un envers l’autre. Nous avions de nombreux contacts physiques, que ce soit en simulant des combats de lutte ou à travers des étreintes fraternelles. Nous avions nos jeux et nos bagarres comme les autres adolescents de notre âge, et il nous arrivait de nous faire disputer, mais nous parvenions généralement à nous passer à travers les mailles du filet. A quelques rares occasions, la bande se rassemblait, mais il manquait toujours quelqu’un, en raison d’un rendez-vous amoureux ou autre chose. Ce n’était plus comme avant.

Jeff et Spence firent connaissance en classe de 3ème. Jeff avait maintenant quinze ans, et nous étions toujours proches, mais nous n’avions plus les mêmes centres d’intérêt, comme il était en pleine puberté et que je n’avais même pas encore commencé la mienne. Lui et Spence (son nom était Kip Spencer, mais il détestait Kip et me menaçait de mort si je m’avisais de l’appeler par son vrai prénom) commencèrent à passer beaucoup de temps ensemble. Ils m’invitaient parfois à les rejoindre, mais quand ils prirent l’habitude d’aller chez Spence tous les soirs après les cours, les parents décidèrent que ma place était davantage à la maison qu’avec eux.

Pour tromper ma solitude, je finis par me faire quelques amis, mais ce n’est pas ce que je voulais vraiment. Les garçons de mon âge étaient stupides. Il me semblait que j’avais passé l’âge de leurs jeux idiots. Le fait d’avoir côtoyé Jeff m’avait donné de la maturité, et j’avais deux ou trois ans d’avance dans ma tête sur mes camarades de classe. Néanmoins, je trouvais amusant de revenir en enfance de temps en temps.

Mon meilleur ami habitait quelques rues plus loin. Nous avions quelques centres d’intérêt en commun, comme les balades en vélo et la persécution de sa petite sœur. Nous aimions aussi les jeux vidéo, mais nos parties ne duraient pas très longtemps. La mère de Steve surveillait sa montre et éteignait la console au bout d’une heure, nous ordonnant d’aller jouer dehors ou de faire nos devoirs. A l’extérieur, nous installions des tremplins dans la rue et faisions des courses, inventant sans cesse de nouveaux défis idiots.

Je me souviens d’un samedi, environ un an après la rencontre de Spence et Jeff. Mes amis et moi avions installé une rampe au bout de la rue. C’était une simple planche de contreplaqué posée sur un rondin de bois. La rampe faisait presque un mètre de haut. La rue était légèrement en pente, ce qui permettait de prendre de la vitesse. Je pris mon élan, pédalai aussi vite que possible dans la descente et décollai de la rampe, propulsé dans les airs. C’était la partie facile.

Quand j’atterris, je perdis le contrôle de mon vélo. La roue avant devint instable, et je passai par-dessus le guidon quand elle toucha le trottoir à l’angle de la rue. Mon vélo finit sa course dans un poteau téléphonique. J’essayai d’amortir ma chute, brisant mon bras et mon poignet gauche au passage. La douleur fut telle que je perdis connaissance. J’allais oublier le choc de ma tête contre le poteau téléphonique, qui ne fit rien pour arranger les choses.

Je repris connaissance à l’hôpital. Mon bras était dans le plâtre, et j’avais l’impression qu’un orchestre de percussions avait pris place dans ma tête. Un bandage recouvrait ma tempe droite. Ma mère était assise sur une chaise à côté du lit. Elle s’aperçut que j’avais ouvert les yeux et me sourit.

– Comment est-ce que tu te sens, mon coeur  ?
– J’ai mal à la tête. Et à mon bras. Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Tu ne t’en souviens pas ?

Son expression devint inquiète, et je pris peur.

– Qu’est-ce qui m’est arrivé ?
– Tu t’es cassé le bras et le poignet gauche, et tu as une légère commotion cérébrale, Jason. Mais tu t’en remettras. Est-ce que tu te souviens de ce qui s’est passé ?
– Je me souviens que j’ai décollé de la rampe, mais ensuite, plus rien. J’ai eu un moment d’absence, hein ?
– C’est ça, dit-elle en souriant. Tu vas rester ici ce soir en observation et tu pourras rentrer demain, d’accord ? Si tu t’en sens capable, tu pourras même retourner à l’école lundi.
– Oh, non ! Ça veut dire que mon week-end est fichu ?
– Oui. Tu t’es montré particulièrement imprudent, Jason. Tu as suffisamment de jugeote pour ne pas t’élancer d’une rampe, surtout sans porter de casque. Ton père et moi n’allons pas te punir, parce que nous pensons que tu as compris la leçon. Mais il faut que tu nous promettes de plus jamais recommencer.
– Promis, M’man.

Je restai allongé, abattu, évitant son regard. Elle se pencha au-dessus de moi et m’enlaça.

– Nous sommes soulagés que tu ailles bien, Jason. Ton père et ton frère vont bientôt arriver. Est-ce qu’il te reste un peu de force pour les voir ?
– Bien sûr !

Comment aurais-je pu refuser de voir Jeff ?

– Très bien. Alors essaie de te reposer. Je te réveillerai quand ils arriveront.
– Je ne suis pas fatigué, Maman.

Mais mes protestations furent vaines. Je m’endormis peu après.


Ce fut la voix de Jeff qui me réveilla.

– Jase ? Est-ce que tu es réveillé ?
– Salut, frérot.

Ma gorge était tellement sèche que je ne pus émettre qu’un grognement rauque.

– Mon Dieu, que je suis content de te voir, Jase.

Jeff en avait les larmes aux yeux.

– Moi aussi. Est-ce que je pourrais avoir de l’eau ?
– Bien sûr. Attends une seconde.

Il se tourna vers ma mère, qui acquiesça. Jeff remplit la moitié d’un gobelet et m’aida à me redresser. La chambre se mit à tourner à toute vitesse et mon mal de tête m’élançait avec la régularité d’un marteau-piqueur, mais je parvins néanmoins à avaler le contenu du gobelet. Puis, sans prévenir, l’eau remonta en sens inverse, ainsi que le repas que j’avais pris avant l’accident. Ni Jeff, ni les draps ne furent épargnés.

Maman appela l’infirmière et Jeff me garda dans ses bras, ne sachant pas trop quoi faire. Je me mis à pleurer en pensant que Jeff m’en voudrait d’avoir vomi sur lui, mais il serra ma tête contre sa poitrine en essayant de me réconforter.

– Ne t’inquiète pas, Jase. Tout va bien se passer. Je suis là. Je suis avec toi.

L’infirmière aida Jeff à me remettre à plat dans mon lit afin que ma tête cesse de tourner. Jeff partit se nettoyer dans la salle de bains, et ma mère aida l’infirmière à me débarbouiller.

Après avoir changé les draps, l’infirmière retourna à ses occupations. Papa vint me souhaiter une bonne nuit et me dire qu’il m’aimait. Maman m’embrassa et me dit qu’elle reviendrait à la première heure le lendemain. Après leur départ, Jeff prit ma main, marqua une courte pause, puis m’embrassa sur le front.

– Je suis désolé, Jase. Je m’en veux de ne pas avoir été là pour te protéger.
– C’était un accident stupide.
– J’aurais dû être là.
– Non. C’est de ma faute. De toute façon, tu étais avec Spence.

Il rougit légèrement.

– Mais si j’avais été là…
– C’est toi qui aurais été ici, à ma place. Je sais que tu serais passé en premier. Tu les sais aussi bien que moi. Je t’ai épargné cette peine. Tu devrais être reconnaissant.

Je fis de mon mieux pour esquisser un sourire, malgré les sept nains qui s’attaquaient à mon crâne avec des pioches.

Il sourit à son tour et son humeur sembla s’éclaircir un peu.

– Tu es un sacré numéro, tu le sais, ça, Jase ?

Il m’embrassa une nouvelle fois sur le front et me serra doucement contre lui.

– Je t’aime, petit frère.
– Moi aussi. Est-ce que tu viendras demain ?
– Evidemment !

Il souriait encore en quittant la pièce. L’infirmière fit son entrée et ajouta quelque chose à ma perfusion. Je ne me réveillai pas avant le lendemain matin.

J’avais un peu moins mal à la tête quand je finis par refaire surface. Maman lisait sur une chaise à côté de mon lit, et Jeff était assis sur le lit inoccupé qui jouxtait le mien. Il me regardait.

– Salut, toi. Je pensais que tu allais dormir toute la journée !
– Salut Maman, salut Jeff.

J’essayai de m’étirer, mais je ressentis une vive douleur dans la tête. Apparemment, seuls six des sept nains avaient reçu l’ordre de partir. Je gémis un peu en essayant de trouver une position confortable, puis la douleur s’estompa.

– Est-ce que tu as encore mal à la tête ?
– Oui, et au bras aussi.
– Je vais aller chercher l’infirmière. Je reviens tout de suite.
– Maman ?
– Oui ?
– J’ai besoin de faire pipi.
– Ah. Jeff, va chercher l’urinal dans le coin. Fais-moi signe quand je pourrai rentrer.

Maman sortit, et Jeff me tendit le récipient en plastique.

– Est-ce que tu veux que je sorte ?
– Euh, m’exclamai-je en redressant la tête, réveillant le nain qui s’était assoupi.

Je laissai retomber bêtement ma tête sur l’oreiller, ce qui ne fit qu’accentuer la douleur. Je laissai échapper un autre gémissement. Mais je ne me sentais pas nauséeux, Dieu soit loué.

– Je ne crois pas que j’y arriverai tout seul. Est-ce que tu peux m’aider ? J’ai une envie vraiment pressante !
– Pas de problème, répondit-il en souriant. Est-ce que tu peux viser la bouteille, ou est-ce que tu veux que je te la tienne ?


Quand j’ai donné mon accord pour écrire ceci, je n’avais aucune idée de ce que cela donnerait. Bien sûr, j’avais dit à Brian et Pete que j’écrirais au sujet de Jeff et de moi, mais je n’y avais pas vraiment réfléchi. Maintenant que je m’apprête à écrire ce qui va suivre, j’ai l’impression de libérer des démons que j’avais enfouis au plus profond de moi. Je n’ai jamais dit à personne ce que je vais écrire ici. Mais peut-être qu’il est temps. J’espère simplement que ma famille pourra me comprendre.


Quand j’eus terminé, Jeff dit à Maman qu’elle pouvait entrer, et l’infirmière lui emboîta le pas. Elle ajouta un produit dans ma perfusion.

– Est-ce que ça va me faire dormir ?
– Non, mais tu pourrais avoir des vertiges. N’essaie pas de te lever. Détends-toi. Tu peux regarder la télévision, si tu veux.
– Merci.

L’infirmière disparut aussi vite qu’elle était entrée.

– Maman, j’ai faim. Est-ce qu’il y a quelque chose à manger ?
– Pourquoi est-ce que tu n’as pas demandé à l’infirmière quand elle était là ?
– Je ne sais pas.
– Je reviens tout de suite, dit-elle en soupirant.

Elle partit chercher de quoi remplir mon estomac.

– Merci, Jeff. De m’avoir aidé.
– C’est pour ça que je suis là, frérot. Tu aurais fait la même chose pour moi.
– Oui, mais tu ne m’aurais sans doute jamais rien demandé. Tu aurais demandé à Spence.
– Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

Il n’était pas vraiment en colère, mais le ton de sa voix s’était durci.

– Je ne sais pas, dis-je en fixant mes mains, posées sur les draps. Parfois, j’ai l’impression que tu me caches des choses.
– Comme quoi ?
– Quand tu es avec Spence, par exemple, j’ai l’impression que tu n’as pas envie que je sois dans les parages.
– C’est déjà arrivé que tu nous tiennes compagnie.

Je relevai furtivement la tête pour croiser son regard, essayant d’ignorer la douleur qui en résulta.

– Oui, mais tu passes ton temps chez lui. Je ne te vois jamais après l’école. Tu ne m’aides plus avec mes devoirs comme tu le faisais avant. Nous avions des activités ensemble, juste toi et moi. Maintenant, soit tu es avec Spence, soit il est avec nous.

Je m’interrompis, sentant les larmes me monter aux yeux. Je ne pleurai pas, mais ma vue était brouillée. Je reniflai et m’essuyai les yeux. Jeff baissa le regard et un silence s’installa.

– Je sais. C’est juste que… Je ne sais pas. Spence est…

Il se tut quand ma mère entra dans la chambre, portant un plateau. Jeff ne releva la tête que quand ma mère eut déposé un bol de bouillon de volaille sur la petite table articulée à côté de mon lit. Il me jeta un coup d’œil rapide qui signifiait que notre conversation n’était pas terminée.

– Est-ce que j’ai interrompu quelque chose ?
– Non !

Nous répondîmes en chœur, et elle nous jeta un regard qui en disait long. Elle ne nous croyait pas, mais elle ne n’insista pas non plus.

Je finis par rester à l’hôpital dimanche et lundi inclus. Je fus autorisé à sortir mardi. Jeff resta avec moi autant que possible, mais nous n’eûmes pas l’occasion de terminer notre conversation. Maman resta avec moi quasiment sans interruption. Jeff n’avait plus besoin de m’aider à uriner. J’arrivais à redresser la tête suffisamment pour me débrouiller tout seul. Je parvins à m’asseoir en début de soirée. Jeff demanda s’il pouvait dormir dans ma chambre, mais les parents décidèrent que j’avais besoin de me reposer. Les projets de Jeff pouvaient bien attendre le lendemain.

J’eus du mal à m’endormir, ce soir-là. Je n’arrêtais pas de me demander ce qui arrivait à Jeff. Quand j’avais évoqué le nom de Spence, un air de panique avait traversé son visage, ce qui me laissait penser qu’il y avait anguille sous roche. Cela faisait bien longtemps qu’ils ne se quittaient plus. Et même si j’essayais de me persuader du contraire, j’étais blessé d’avoir été remplacé par un autre. Ou à défaut d’avoir été remplacé, d’avoir été relégué au second rang.

Je fus réveillé par l’infirmière qui retirait la perfusion de mon poignet. Elle le fit sans douceur, d’ailleurs. Je jetai un coup d’œil à l’horloge et constatai qu’il était bientôt huit heures. Je restai allongé et écoutai les bruits de l’hôpital en attendant que le médecin vienne signer mon autorisation de sortie. Je continuais à penser à Jeff et Spence.

Le médecin entra à neuf heures et demie environ et me déclara apte à sortir, mais ma mère ne vint me chercher qu’à dix heures et demie. J’avais encore la tête qui tournait légèrement, mais j’arrivais à marcher. Je dus néanmoins être emmené jusqu’à la voiture en chaise roulante. Je me sentais infantilisé d’être poussé comme un bébé jusqu’au parking où nous attendait Papa. Une fois à la maison, je fus couché dans mon lit et je reçus l’ordre de me reposer. C’était plus facile à dire qu’à faire. Je n’avais pas la télévision dans ma chambre à l’époque, et j’avais trop mal à la tête pour lire, ce qui fait que je n’avais pas d’autre choix que de rester allongé, à regarder le plafond ou dormir. Le sommeil finit par prendre le dessus.

Jeff me réveilla trois heures plus tard en m’appelant doucement par mon prénom. Je mis du temps à émerger, cependant.

– Jase, Jase ! Réveille-toi, frérot !

Une autre personne chuchota :

– Laisse-le dormir, Jeff. Il a l’air d’en avoir besoin, avec son plâtre et tout.
– Tu as sans doute raison, Spence, répondit Jeff en soupirant.
– Est-ce que tu es sûr que c’est une bonne idée ?

J’étais réveillé à présent, mais je feignais de dormir.

– Si je ne le fais pas maintenant, je ne le ferai jamais. Est-ce que tu es bien sûr d’être d’accord ?
– Si tu es certain qu’il ne le répétera à personne, ça ne me pose pas de problème.

Je décidai qu’il était temps de me réveiller.

– Répéter quoi ?

Jeff et Spence sursautèrent en même temps.

– Ne fais plus jamais ça ! C’est comme le réveil des morts-vivants !

Je souris à Spence, qui cherchait à retrouver son souffle.

– Comment vas-tu, Jason ?
– Ça ne va pas trop mal. J’ai encore un peu mal à la tête et au bras. Mais à part ça, je vais bien.
– Tant mieux. Est-ce je peux signer ton plâtre ?
– Bien sûr !

Jeff avait fait un pas en arrière quand je l’avais fait sursauter. Son expression hésitait entre l’amour et la peur.

– Est-ce que ça va, Jeff ?

Il cligna des yeux à plusieurs reprises avant qu’un sourire un peu forcé ne réapparaisse sur son visage. Il s’assura que la porte était fermée, puis vint se placer à côté de Spence.

– Je vais bien. C’est juste que… Oh, mince. C’est plus dur que je pensais.

Il s’assit sur mon lit, et je m’écartai pour lui laisser de la place. Spence rapprocha ma chaise de bureau et s’assit à côté de mon lit à son tour.

J’était un peu désorienté, ne comprenant pas bien ce qui était en train de se passer.

– Jeff ?

Il garda le silence pendant un long moment. Il poussa un profond soupir, puis prit ma main dans les siennes, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant.

– Jase, tu sais que je t’aime, pas vrai ? Je ne te ferais jamais de mal.

J’acquiesçai, et il poursuivit.

– Nous avons vécu sous le même toit pendant les douze dernières années, et je ne t’ai jamais rien caché. Sauf une chose. J’avais commencé à t’en parler l’autre jour, mais Maman est entrée…

Il baissa le regard. Je me tournai vers Spence, dont l’expression trahissait une profonde anxiété. Je le vis poser une main sur le genou de Jeff et le serrer affectueusement. Jeff lui jeta un regard de côté et lui recouvrit la main avec la sienne, la serrant à son tour. Un éclair de lucidité traversa mon esprit.

– Vous… Vous êtes… Je veux dire, vous deux…

Je fus incapable de terminer ma phrase. La grimace douloureuse de Jeff m’était presque insupportable.

– Pourquoi ?
– Pourquoi quoi ? demanda Jeff, au bord des larmes.
– Pourquoi est-ce que vous m’en parlez ? Et pourquoi maintenant ?

Jeff soupira de nouveau, puis me jeta un regard interrogatif. Je ne sais pas ce qu’il attendait de moi, mais sans doute pas cette série de questions.

– Tu ne me détestes pas ?
– Pourquoi est-ce que je te détesterais ?
– Parce que je suis… Tu sais…
– Réponds à mes questions.
– Pourquoi t’en parler ? Parce que tu es mon frère, comme je l’ai dit. Je ne t’ai jamais rien caché, sauf ça. Pourquoi maintenant ? Parce que je te devais une explication. Je t’ai négligé, dernièrement.
– Tu ne me négliges pas. Mais je comprends mieux pourquoi tu passes tout ton temps avec Spence.
– Jase, tu ne comprends pas.
– Bien sûr que je comprends. Est-ce que vous vous aimez, tous les deux ?
– J’aime ton frère, Jason. Et il m’aime aussi.

Jeff approuva de la tête, serrant la main de Spence encore plus fort.

– Mais la vraie question, c’est ce que tu ressens, toi, petit frère.
– Je ne comprends pas.

Spence poussa un soupir exaspéré.

– Qu’est-ce que tu ressens à l’égard de ton frère ?
– C’est une question débile.
– Non, Jase, intervint Jeff. J’ai besoin de savoir ce que tu ressens pour moi après ce que je viens de te dire.
– Qu’est-ce que je suis censé ressentir ? Est-ce que tu te sentirais mieux si je te disais que je te déteste ? C’est ce que tu veux ? Eh bien, désolé. Je ne déteste pas. Comment le pourrais-je ? Est-ce que tu crois vraiment que je pourrais te détester pour une raison aussi stupide que la personne que tu aimes ?
– C’est plus que ça, Jase. J’aime les garçons. Pas les filles.
– Je sais. Et alors ?

Il se jeta dans mes bras et me serra contre lui de toutes ses forces.

– Je t’aime, Jase. Plus que tu ne pourras jamais l’imaginer.


Alors quel est le crime odieux que je n’arrive pas à me pardonner ? Le voilà. Je savais que Jeff était gay. Je le savais, et je n’en ai rien dit. J’aurais pu le sauver ! Si seulement j’en avais parlé aux parents, j’aurais pu le sauver. Oh, Jeff, pourquoi n’ai-je pas pu te sauver ? POURQUOI ?


Cela fait maintenant trois semaines que je n’ai pas rouvert ce fichier. J’ai traversé une période difficile. Je me suis effondré en pleurs après avoir écrit le dernier paragraphe, et je ne me sentais pas le courage de continuer. Désolé, Brian.

Brian est entré avant que je ne puisse me ressaisir, mais il ne m’a posé aucune question. Il m’a simplement pris dans ses bras, comme Jeff l’aurait fait, me faisant pleurer encore davantage. Depuis, je me sens déprimé, mais Brian me surveille de près. Heureusement que j’ai protégé ce fichier avec un mot de passe, sinon il connaîtrait la raison de mon état. Je vais devoir en parler avec les parents avant de lever le secret sur mon récit. Ou peut-être que je devrais simplement effacer la dernière partie. Je ne sais pas encore si je serai assez fort pour leur dire dans les yeux.

Quand il signa mon plâtre, Spence me fit me contorsionner pour le signer à l’endroit où personne ne pourrait le voir, et inscrivit « S & J pour toujours ». Jeff ajouta « J aime S » en-dessous, et, avec un sourire diabolique, recopia la même chose en grands caractères au milieu du plâtre. Sous mon regard incrédule, cela lui valut une étreinte passionnée de la part de Spence, et un baiser fougueux qui me fit rougir.

Jeff et Spence m’incluaient davantage dans leurs activités maintenant qu’ils n’avaient plus besoin de se cacher de moi, mais je respectais leur besoin de passer du temps ensemble. Comme les parents de Spence travaillaient et que mes parents ne se doutaient de rien, ils passaient toutes leurs soirées chez lui après les cours. Le week-end, ils m’emmenaient avec eux au cinéma ou faire d’autres activités. Tout allait pour le mieux.

Environ un mois avant le dix-septième anniversaire de Jeff, la famille de Spence déménagea car son père avait été muté. Tout se passa très vite, en moins de quinze jours. Jeff et Spence se firent leurs adieux, mais ils ne parlèrent jamais à personne de leur relation, qui avait duré un an et demi.

Il ne fallut pas longtemps avant que la dépression de Jeff ne ruine sa vie. Il n’avait plus envie de rien. Il lui arrivait encore de sourire, mais le cœur n’y était pas. Il devint introverti et taciturne, même devant les parents. Ses résultats scolaires chutèrent, et il ne voyait plus ses autres amis. Il se laissa même aller au niveau de son apparence, alors qu’il y avait toujours attaché beaucoup d’importance.
Un jour, six mois plus tard environ, je rentrais tout juste de l’école. Maman m’avait déposé à la maison car elle avait quelques courses à faire. Je montai dans ma chambre comme d’habitude, et j’entendis de la musique dans la chambre de Jeff. C’était bizarre, parce qu’il était censé être en cours.  Quand j’ouvris la porte, je le trouvai recroquevillé dans son lit, comme s’il dormait. J’aperçus une boîte vide de somnifères, ainsi qu’une bouteille de vodka vide sur sa table de chevet. Je tentai de le réveiller, mais ce fut en vain. Il était déjà parti.

Je trouvai un mot sous mon oreiller, plus tard dans la soirée. Je ne l’ai jamais partagé avec personne jusqu’à aujourd’hui.

Salut petit frère,

Ce n’est pas de ta faute. Tu n’aurais pas pu changer le cours de l’histoire. Spence et moi, nous étions si bien ensemble. Sans lui, ma vie n’a plus de sens. J’ai essayé de tenir le coup, mais je n’y arrive pas.

Je n’ai jamais voulu être comme ça. J’ai tout fait pour changer, mais j’ai encore ces pensées. J’aime Spence, mais c’est mal aussi. J’aurais tant voulu être normal. Je n’arrive plus à dormir. Je n’ai plus d’appétit. Plus rien n’a d’importance. Alors j’ai décidé d’en finir.

Mon seul regret, c’est de t’abandonner, Jase. Tu es la seule personne qui compte pour moi, à présent. Je sais que ça peut paraître idiot, sachant ce que je vais faire, mais c’est vrai. Tu m’as toujours soutenu. J’aurais bien aimé rester assez longtemps pour t’accompagner, mais j’en suis incapable. Ça fait trop mal.

Je t’aime, Jason. Je t’aimerai toujours. Ne l’oublie jamais.

Jeff.

Les funérailles de Jeff furent modestes. Seuls quelques-uns de ses soi-disant amis firent le déplacement. A part mes parents, quelques amis de la famille et moi, la chambre funéraire était quasiment vide. Je ne pleurai même pas. Jeff ne l’aurait pas voulu. Je crois que je n’étais même pas triste. J’étais en colère.

La seule idée qui tournait en rond dans ma tête était à quel point Jeff était un enfoiré. Je ne lui pardonnais pas d’avoir fait cela et de m’avoir laissé tout seul. J’avais encore tellement de choses à lui demander, tellement de choses à lui dire, et il m’avait abandonné. Je lui en voulais énormément.

Maman et Papa, en plus de leur propre chagrin, devaient maintenant affronter leur fils de treize ans, qui leur hurlait dessus s’ils ne faisaient que mentionner le nom de Jeff. Je leur répétais à longueur de temps que je ne voulais plus jamais entendre parler de lui.  Pour moi, c’était simple, je n’avais jamais eu de frère. Ils étaient blessés de voir à quel point je le détestais, mais je m’en fichais. Je ne comprenais pas pourquoi Jeff était passé à l’acte.

J’empruntai des livres traitant de psychologie à la bibliothèque municipale, en espérant y trouver les raisons de son geste. Je lus des livres que Maman avait rangés au grenier. Je parlai avec des infirmières scolaires. Et je ne comprenais toujours pas ce qui était arrivé. Je n’y parviens toujours pas.

Au cours des deux années suivantes, ma recherche obsessionnelle de sens autour de la mort de Jeff se transforma en quête rationnelle. Je cherchais à comprendre ses actes. J’avais compris de mes lectures et de mes conversations que la dépression jouait un rôle prépondérant dans les tentatives de suicide. Qui a déjà entendu parler d’une personne heureuse se donnant la mort ?

Les cours reprirent. C’était mon année de seconde. Une assemblée des élèves fut organisée environ deux semaines après la rentrée, comme tous les ans. Mais je me souviendrai toujours de celle-là. Après les discours convenus du proviseur et des conseillers d’éducation, un garçon se leva. C’était la première fois que je voyais Jared. C’était un nouvel élève de 3ème, mais il allait prendre la parole, ce qui était inhabituel. Son discours me laissa sans voix.

- Bonjour. Je suis un élève de 3ème. On m’a demandé de vous lire un texte que j’ai écrit, mais je le connais pratiquement par cœur. Cette assemblée a pour but de souhaiter la bienvenue à tout le monde pour la rentrée. Bonne rentrée à tous. Maintenant, je vais vous parler de quelque chose que tout le monde sait, mais dont personne ne parle, du moins pas aux adultes.
J’ai une question pour les terminales, là-bas. Combien d’entre vous ont déjà consommé de l’alcool ?

Personne ne leva la main, évidemment.

– J’ai une mauvaise nouvelle pour vous. Quatre-vingt treize pour cent d’entre vous sont des menteurs. A la fin de l’année de terminale, quatre-vingt treize pour cent d’entre vous auront consommé de l’alcool. Trente pour cent d’entre vous connaissent quelqu’un qui prend une cuite au moins une fois par semaine. Tous les week-ends, trente à quarante pour cent d’entre nous avons une consommation excessive d’alcool. Et ces chiffres sont vrais pour nous tous, pas seulement les terminales.
Je sais qu’il est inutile de vous demander combien d’entre vous ont déjà conduit en état d’ivresse, alors je vais vous le dire. Cinquante-sept pour cent des élèves en terminale ont déjà conduit en état d’ivresse. Cinquante-sept pour cent. Et plus de soixante-quinze pour cent d’entre vous sont montés à bord d’une voiture dont le conducteur avait trop bu.
Combien d’entre vous avez des frères et sœurs plus jeunes que vous ?

Toujours aucune réaction.

– Ça ne fait rien. Voici un chiffre qui pourrait vous faire peur. Quinze pour cent des élèves de CM1 et CM2 déclarent consommer de l’alcool. Ça veut dire que votre petit frère ou votre petite sœur ont peut-être déjà été confrontés à l’alcool. Soixante-quinze pour cent des élèves de 5ème et 4ème déclarent connaître un camarade de classe qui boit.
Quarante pour cent d’entre nous avons déjà consommé des substances illicites, en dehors de l’alcool. Que ce soit des amphétamines, de la coke, de l’herbe, des acides ou autre chose. Peut-être que vos frères et sœurs aussi.
Les statistiques ne vous parlent pas, hein ? Ne me dites pas le contraire. Elles ne me parlaient pas non plus. Je pensais que ça ne pouvait arriver qu’aux autres. Je savais ce qui se passait dans les soirées. Mais je n’étais pas concerné. Pas avant mon année de 5ème en tout cas.
J’ai commencé à boire au mois de janvier. J’avais treize ans. Mon meilleur ami venait de déménager, et j’étais déprimé. On m’a proposé de l’alcool, et j’ai accepté. Trois mois plus tard, je ne pouvais pas cacher que je buvais régulièrement. Deux mois après, je me saoulais presque tous les jours.
Mon nom est Jared Tanner. Je suis alcoolique.

Le garçon fit une pause, le temps que ses paroles fassent leur effet dans le public silencieux. J’aperçus plusieurs élèves qui remuaient nerveusement, ainsi que plusieurs professeurs. Ce garçon avait captivé l’assistance, mais il ne semblait pas en être conscient. Il était tellement concentré sur ce qu’il disait qu’il avait fait abstraction de la foule assise sur les gradins en face de lui.

– Je volais de l’argent pour m’acheter à boire. Je volais des choses que je pouvais reprendre pour m’acheter à boire. Je n’avais aucun mal à trouver quelqu’un qui acceptait d’acheter de l’alcool pour moi. Je n’ai pas dessaoulé pendant toute l’année scolaire. Au début, je pensais que je pourrais contrôler ma consommation. Que je pourrais m’arrêter quand je voulais. Que j’étais plus fort que l’alcool. Si seulement j’avais eu raison, dit-il avec un sourire amer.
Une nuit de juillet, un de mes compagnons de boisson nous a fait découvrir une nouvelle substance. Il s’était procuré un sachet de coke. Je fais maintenant partie des trente pour cent qui utilisent des produits stupéfiants.
Après nous être défoncés, nous sommes partis tous les quatre à la recherche d’une voiture à voler pour faire du rodéo. Je ne sais pas combien de temps nous avons roulé, mais nous avions déjà fini trois bouteilles de vodka quand la police nous a pris en chasse.
Le conducteur a pris la direction de l’autoroute pour semer la police. Le virage de la rampe d’accès était très serré. Nous allions trop vite, et nous avons quitté la route. Nous avons fait quatre tonneaux.

On aurait entendu une mouche voler dans la salle.

– Certains d’entre vous savent qu’il manque trois personnes dans ma classe cette année. Troy et Larry étaient assis à l’avant de la voiture. Ils sont morts après avoir été éjectés par le pare-brise. John, mon autre compagnon de boisson, est toujours dans le coma. Ses parents n’ont pas encore décidé s’ils doivent arrêter l’assistance respiratoire. Mais même s’il se réveille, il ne pourra plus jamais marcher. Sa colonne vertébrale a été touchée. Il ne pourra pas non plus s’alimenter tout seul, même si son cerveau n’a pas été touché. Je vous dis ceci avec l’autorisation de ses parents.

Je vis que des larmes avaient coulé sur son visage, mais il ne fit aucun effort pour les essuyer.

– Et moi ? Pourquoi est-ce que je suis vivant et pas eux ? C’est grâce à mes parents. Ils m’ont inculqué le réflexe de la ceinture de sécurité. Malgré les effets de la drogue et de l’alcool qui me brouillaient l’esprit, j’ai attaché la mienne. C’est la seule raison pour laquelle je suis encore là aujourd’hui. Parce que mes réflexes ont été plus forts que la drogue. Est-ce que j’ai mérité de survivre ? Je ne sais pas.
Les statistiques. Qui s’en préoccupe ? On se dit : « Ça ne m’arrivera jamais. Je ne serai pas un chiffre parmi les autres. » Mais je suis une statistique. Certains d’entre vous aussi. J’espère simplement qu’en écoutant le témoignage d’un élève, comme vous, vous ne deviendrez pas une statistique comme Troy, Larry ou John. Vous les connaissiez. Ils sont morts, ou entre la vie et la mort, parce qu’ils buvaient et se droguaient. Il y a un lien direct de cause à effet.
Je m’appelle Jared Tanner et je suis alcoolique. Je suis une statistique. Vous avez le choix. J’espère que vous ne ferez pas le même que moi.

Jared quitta l’estrade en silence. Tout le monde était abasourdi. Le silence régnait dans la salle. Pas même un chuchotement ne se fit entendre, jusqu’à ce que le proviseur s’éclaircisse la voix et ne renvoie les élèves dans leurs classes.

En rentrant, ce jour-là, je parlai de l’assemblée à mes parents, et de la compassion que je ressentais à l’égard de ce garçon. Ils m’encouragèrent à me lier d’amitié avec lui.

C’est curieux, maintenant que j’y réfléchis. La plupart des parents auraient conseillé à leur enfant de fuir Jared comme la peste, mais les miens me conseillèrent de devenir son ami.

Le lendemain, j’attendis dans le hall, espérant croiser Jared avant les cours. Il arriva environ dix minutes avant la dernière sonnerie. Il arborait une expression détachée en marchant, semblant ignorer les petits groupes qui se formaient à son passage et qui murmuraient en le montrant du doigt. Quand il passa devant moi, je lui emboitai le pas.

– Salut Jared.
– Salut. On se connait ?
– Non, pas encore. Je m’appelle Jason.

Je lui tendis la main, et il s’arrêta juste assez longtemps pour la serrer.

– Enchanté, Jason.

Il se remit en chemin, et je le suivis.

– Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?
– Euh, pas vraiment. Je voulais juste me présenter et savoir si tu voulais déjeuner avec moi aujourd’hui.
– Pourquoi ?

Sa question me prit de court.

– Comment ?
– Pourquoi ? Pourquoi est-ce que tu veux déjeuner avec moi ? Je ne peux pas te procurer de la drogue. Je ne bois plus, donc je ne peux pas te procurer d’alcool non plus. Qu’est-ce que je peux faire d’autre pour toi ?
– Ne le prends pas mal. Je ne me drogue pas et je ne bois pas. Je voulais simplement te proposer mon amitié, mais si ça ne t’intéresse pas, je te laisse tranquille.

Je fis demi-tour et commençai à m’éloigner.

– Jason, attends.

Je me retournai.

– Je suis désolé. Je ne voulais pas te faire fuir. C’est juste que depuis l’assemblée, il n’y a que deux sortes de personnes qui m’ont adressé la parole.
– Ceux qui veulent de la drogue et…
– Ceux qui pensent que je suis une sous-merde.
– Alors tu n’as pas à t’inquiéter pour moi, Jared. Tu as traversé une période difficile. Ça arrive à tout le monde. Je veux simplement être ton ami. Alors, ce déjeuner ?

Il esquissa un sourire timide.

– Avec plaisir. Je te retrouve à la cafétéria.  
– A tout à l’heure, alors.

Nous nous dirigeâmes vers nos salles de classe respectives et nous retrouvâmes à midi. Nous discutâmes de ce qu’il avait vécu. Je lui demandai ce qui l’avait incité à commencer à boire, et il me répondit qu’il préférait ne pas en parler. Je n’insistai pas. Nous abordâmes des sujets plus légers, comme la musique et le sport. Je découvris qu’il faisait partie de l’équipe de plongeon, un sport que je ne connaissais pas très bien.

Notre amitié grandit avec le temps. Il se rendit compte que je n’avais pas l’intention de me servir de lui et qu’il pouvait me faire confiance, tout comme je pouvais me confier à lui. Je lui parlais de Jeff, et il me parlait de sa vie.

Je me rendis à plusieurs de ses compétitions, et pour la première fois, je fus sensible à la beauté du corps masculin en regardant plonger Jared et ses coéquipiers. J’avais déjà développé une sensibilité affirmée pour le corps féminin, et tout ceci était nouveau pour moi. Je n’étais pas perturbé, mais cela me fit quand même réfléchir.

Un soir, environ neuf mois après notre première rencontre, nous étions dans sa chambre, en train de regarder un film, allongés sur son lit. J’avais remarqué que Jared s’était rapproché de moi à mesure que notre amitié s’était développée, mais je n’avais pas compris qu’il s’était épris de moi.

Jared se tourna vers moi et m’embrassa sur la bouche. Ce n’était pas un vrai baiser sensuel, mais je sentis néanmoins sa langue caresser mes lèvres. Ce fut un choc total. J’avais été aveugle. Je n’avais rien vu venir et j’aurais dû. Mon visage devait exprimer ma consternation.

Il eut un mouvement de recul et céda à la panique. Il était terrifié. Sa bouche s’ouvrait et se fermait sans qu’il émette un son. Il se leva d’un bond et courut vers la porte, mais je le retins.

– Non, Jared.

Il me regarda comme si j’étais un revenant sorti tout droit d’outre-tombe.

– Ne t’enfuis pas. Viens ici.

A contrecœur, il revint s’asseoir au bord du lit, prêt à prendre ses jambes à son coup si les choses tournaient mal.

– Je ne vais pas te faire mal, Jared. En fait, je suis plutôt flatté.

J’attendis qu’il se calme un peu.

– Jared, mon frère était gay. Il… a mis fin à ses jours. Ça ne me fait pas peur.

Je marquai une courte pause.

– Est-ce que tu es gay ?

Au lieu de répondre, il se contenta d’acquiescer.

– Ça ne me pose pas de problème, Jared.

Je m’assis à côté de lui et lui passai un bras autour des épaules.

– Je ne vais pas te laisser tomber. Mais je suis désolé. Je ne ressens pas la même chose pour toi. Je t’apprécie en tant qu’ami, en tant qu’ami très proche, mais rien de plus. Est-ce que tu peux l’accepter ?

Il hocha légèrement la tête et sourit un peu.

– Oui, je peux l’accepter. Je ne sais pas ce qui m’a pris, Jason. Je suis désolé.
– Ne le sois pas. Ça me flatte que tu m’aimes assez pour avoir envie de m’embrasser. Ça ne change rien pour moi. Tu es gay. Et alors ?
– Et toi ?
– Est-ce que c’est important ?
– Non. Simple curiosité.
– Alors si ce n’est pas important, on s’en fiche, non ? Ce qui compte, c’est que nous soyons amis, et ça ne va pas changer.

Je le serrai contre moi, et il reposa sa tête sur mon épaule.

– Mais ce n’est pas parce que je ne partage pas tes sentiments que je ne peux pas te prendre dans mes bras ou que tu ne peux plus te confier à moi. C’est à ça que servent les amis, non ?

Il resta contre moi encore quelques minutes, puis se leva brusquement.

– Non, désolé. Je ne peux pas.
– Tu ne peux pas faire quoi ?
– Rester dans tes bras, comme ça.
– Pourquoi pas ?
– Parce que… ça m’excite.
– Ah. Je vois. Ça ne me dérange pas. J’ai fixé mes limites. Tant que tu ne les franchis pas, tu n’as pas à t’inquiéter.

Il sourit et s’assit contre moi de nouveau.

– Merci, Jason. C’est important pour moi. Je pensais que tu me détesterais.
– Jamais de la vie. Je connais d’autres gays. Je te les présenterai, s’ils sont d’accord.
– Cool. Merci.

Nous restâmes assis à discuter encore un moment. Je lui parlai de la mort de Jeff, de ce que nous avions traversé depuis, et des raisons de son geste. Il m’écouta, me posa des questions et me donna sa vision des choses. C’était agréable de pouvoir lui parler de Jeff. Je ne parlais pas souvent de lui. Mes parents évitaient de prononcer son nom devant moi depuis que je m’étais mis en colère, la dernière fois. J’avais le sentiment que le souvenir de Jeff s’effaçait petit à petit. Maintenant, au moins, Jared le connaissait aussi.

Ray débarqua dans nos vies trois mois environ après ma rencontre avec Jared. C’était un sale gosse, toujours en train de mettre son nez dans les affaires des autres. Il me rappelait un chiot que l’on chasserait à coups de pied et qui reviendrait en demander encore.

Ray avait survécu de peu à la maltraitance de ses parents. C’est d’ailleurs curieux qu’après leur avoir parlé de son homosexualité, ils se soient contentés de lui demander de faire ses affaires et de partir. Il ne nous a jamais vraiment décrit la scène dans le détail. Je crois qu’il a enterré ces souvenirs si profondément dans son esprit qu’il ne s’en souvient plus lui-même. Mais il n’avait pas peur de moi. Même quand je l’avais menacé de le dresser à coups de poings, une fois. Sa réaction m’avait refroidi.

– Ce n’est pas parce que mon père n’a pas réussi à me tuer que tu as le droit de lever la main sur moi.

A partir de ce jour-là, je m’efforçai de traiter Ray comme un frère, plutôt que comme un envahisseur. Il ne faisait pas de mystère sur le fait d’être gay. Il me l’avait annoncé la première fois que je l’avais vu. « Salut, je m’appelle Ray. Je suis gay ». C’était sa façon de se présenter.

J’avais mis un peu de temps à le cerner. Il semblait vouloir me prouver à tout prix qu’il était gay. Il me montrait des garçons du doigt en me donnant un coup de coude dans les côtes, ou faisait des remarques qui ne laissaient peu de place à l’interprétation. Je crois qu’il essayait de me tester pour voir si j’allais le détester à cause de son orientation. Un jour, j’en eus assez de son petit jeu, et j’y coupai court.

– Ray, je sais que tu es gay. Tu me le fais comprendre à tout bout de champ. Ça m’est égal que tu sois gay. Tu n’es pas obligé de me montrer tous les garçons que tu trouves mignons. Tu peux même te balader à poil toute la journée, si tu en as envie. Ça ne changera rien pour moi. Je t’accepte tel que tu es. Tu n’as rien à me prouver, d’accord ? Tu peux arrêter ton cinéma.

Il s’arrêta net et haussa les sourcils.

– Est-ce que tu es sûr que ça t’est égal ?
– Sûr et certain. Ça m’a toujours été égal. Tu m’as juste coupé l’herbe sous le pied, le premier jour.
– Ah. Je pensais que tu ne m’aimais pas parce que j’étais gay.
– Ray, mon grand frère était gay.
– Ah bon ? Qu’est-ce qu’il est devenu ?

Et je lui racontai la vie de Jeff. Il écouta sans m’interrompre. Quand j’eus terminé, il me dit qu’il était désolé, et ce fut tout. Ray a toujours mis un point d’honneur à respecter la mémoire de Jeff.

Les quelques mois entre l’arrivée de Ray et celle de Pete s’écoulèrent rapidement. Je sortis avec quelques filles, mais trouvai leur compagnie insupportable. Il m’était indifférent de savoir qui couchait avec qui, quelle fille était une salope, et quel garçon avait le plus de conquêtes. Je trouvais tout cela puéril.

Attendez, je crois que je viens de décrire la société américaine. Vous me trouvez cynique, c’est ça ?

Pete. Voilà un garçon qui avait des problèmes. Ray en avait aussi, mais les siens étaient derrière lui, pour la plupart. Il ne retournerait jamais habiter avec ceux qui l’avaient maltraité. Pete habitait toujours avec sa mère et son beau-père.

Ray présenta Pete à la famille un samedi matin, et je sus immédiatement que quelque chose n’allait pas. Je le voyais dans sa façon de se mouvoir, un peu trop raide, et dans le fait qu’il ne pouvait soutenir le regard de personne pendant très longtemps. Ray fit les présentations.

– Je vous présente Pete Jameson. Je l’ai rencontré au groupe de soutien. Il est gay, mais nous sommes juste amis. Nous avons les mêmes passions, et nous étions faits pour nous entendre. Et en plus, il est mignon, vous ne trouvez pas ?

Ray sourit en donnant un coup de poing amical dans l’épaule de Pete. Celui-ci salua tout le monde et serra la main de mon père, qui l’embarrassa encore davantage en lui confirmant qu’il était mignon. Je fus le suivant.

 – Enchanté, Pete. J’espère que nous aurons l’occasion de faire plus ample connaissance.

C’était sincère. Ce garçon m’intriguait.

Je remarquai qu’il faisait attention à ses gestes lorsqu’il souleva Joanne pour lui dire bonjour. Quand il la redéposa au sol, elle s’accrocha à ses jambes jusqu’à ce que Papa la prenne dans ses bras.

Maman emmena Pete dans la cuisine pour faire sa connaissance. Ils discutèrent un long moment, puis Pete ressortit avec un visage préoccupé. Ray prit Pete par le bras et l’emmena dans sa chambre, tout en lui parlant en chemin. Je retournai dans ma chambre.

Pete devint un habitué à la maison. Il s’efforçait de toujours donner l’impression que tout allait bien pour lui, mais je voyais à travers son masque. Aucun boitement, aucun élancement, aucune grimace de douleur ne m’échappèrent tant qu’il ne fut pas émancipé de sa mère. Je vis les bleus qu’il essayait de cacher tant bien que mal, et le chagrin qu’il enfouissait au plus profond de son être.

Pete se fraya rapidement un chemin jusqu’à mon cœur. Je sentais qu’il n’avait pas envie que je sois trop proche de lui, et plutôt que d’insister, je lui laissais faire sa vie. Non pas que j’étais distant. J’évitais simplement de trop interagir avec lui.

Notre première vraie discussion eut lieu le lendemain du jour où il apprit la mort de ses grands-parents. Il venait de quitter la maison en furie après nous avoir accusés de le prendre en pitié, ou quelque chose dans le genre. Je l’avais suivi quelques minutes plus tard. Il était au bout de la rue, qui dominait la ville, et regardait les montagnes au loin. Il ne réagit pas quand il m’entendit approcher, et après quelques minutes à observer le paysage avec lui, je pris la parole.

– Quand Jeff s’est tué, j’ai eu du mal à comprendre son geste. Je ne le comprends toujours pas, d’ailleurs, mais je sais ce que j’ai ressenti en perdant mon frère. Je voulais tellement lui ressembler. C’était mon héros.

Je m’assis sur la barrière et observai Pete pendant quelques instants. Il regardait toujours au loin.

– Mais les choses ont changé. Jeff continue à m’inspirer, mais ce n’est plus mon héros. Il m’a appris que je devais être fidèle à mes propres rêves, et non à ceux que les autres avaient pour moi. Il m’a aussi fait réaliser que pour obtenir quelque chose dans la vie, y compris l’amour et la tolérance, il fallait être prêt à tout risquer. Sans prise de risque, la vie suit son cours. Elle s’écoule au lieu d’être vécue. Jeff m’a donné envie d’aller plus loin que lui, et d’éviter ses erreurs.
J’ai un nouveau héros. Quelqu’un qui a de la force, du courage, de l’ambition, de l’entrain, quelqu’un qui sait ce qu’il veut, et qui ne fait pas semblant d’être quelqu’un d’autre. J’admire vraiment cette personne, car en dépit des tragédies qu’il a vécues, il continue à avancer, sans se laisser détourner de son but.

Pete finit par me regarder. Je voyais que son esprit travaillait pour essayer de deviner où je voulais en venir.

– Mais même si mon héros a toutes ces qualités, il n’est pas tout seul dans son voyage. Tous les héros que je connais ont quelqu’un qui veille sur eux, pour les soigner quand ils sont blessés, pour être leur ami quand ils en ont besoin. Parfois le héros doute de lui-même. Son compagnon est toujours là pour lui remonter le moral et le convaincre qu’il peut affronter ce qui se présente sur son chemin. Donc tout le monde, même un héros, a besoin d’un ami pour l’aider, et être à ses côtés quand il en a besoin.

Le regard de Pete me transperça. Il a les yeux les plus expressifs que j’aie jamais vus parmi toutes les personnes que je connais. Je poursuivis.

– Mon héros a beaucoup d’amis, et chacun d’entre eux donnerait sa vie pour lui, sans hésiter. Ses amis tiennent tellement à lui qu’ils ne veulent pas le blesser, par maladresse, quand il est abattu. Est-ce que tu sais qui est ce héros ?
– Il a l’air sympa. J’aimerais bien le rencontrer.
– Tu l’as déjà vu. Tu le connais depuis assez longtemps, en fait.
– Ah bon ? C’est qui ?
– C’est toi, Pete. Tu es mon héros.

Pete me regarda avec des yeux écarquillés, puis eut un rire sans joie.

– Je ne suis pas un héros. Je fais juste ce que j’ai à faire.
– C’est exactement ce que je dis. Tu fais ce qu’il faut, même si tu dois en souffrir.
– Tu parles. Je m’enfuis comme un lâche.
– Pas du tout. Tu aurais pu te mettre en couple avec Ray, ou même avec Jared, et je suis sûr que tu aurais été heureux. Mais tu es resté fidèle à Brian, malgré son absence. Ta loyauté n’a pas faibli, quand bien même ce serait plus facile pour toi de reprendre ta liberté. C’est quelque chose que la plupart des gens ne savent pas faire. Tu es quelqu’un d’honnête, Pete, et tu respectes tes engagements. Tu devrais en être fier.
Malgré tout ce qui t’est arrivé, tu as continué à avancer. Ton père, ta mère,  tes grands-parents, toutes les épreuves que tu as dû surmonter n’ont rien enlevé à ta détermination. Tu as une force intérieure que j’arrive à peine à concevoir. Je ne t’arrive pas à la cheville. Est-ce que tu te rends compte que la plupart des personnes auraient baissé les bras à ta place ? Est-ce que ça t’a effleuré l’esprit ?
– Non, mais je répète que je ne fais que ce que j’ai à faire. Comme tout le monde.
– Tu te trompes, dis-je en secouant la tête. Si tout le monde agissait de la sorte, tu ne serais pas ici à l’heure actuelle, mais chez toi, dans les bras de Brian.
S’ils agissaient ainsi, on n’entendrait pas parler de tous ces parents dépassés et de ces enfants maltraités. Les parents doivent se sacrifier pour leurs enfants, et non l’inverse. Ce que ta mère t’a fait m’aurait détruit.

Pete garda le silence pendant un long moment.

– Je n’ai toujours pas l’impression d’être exceptionnel.
– Alors ne le crois pas. C’est peut-être aussi pour ça que je t’aime autant. Que nous t’aimons tous autant. Mais le reste du monde te verra tel que tu es, et non comme tu crois être.

Il me fixa longuement. J’avais du mal à soutenir son regard. Comme je l’ai déjà dit, ses yeux sont expressifs. Je devinais quelles étaient ses pensées, cependant. Pour lui, les héros portaient un uniforme et des armes de guerre.

– Les héros ne sont pas forcément les personnes que tu vois à la télévision ou dans les journaux. Ils ne sont au bon endroit au bon moment qu’une fois ou deux dans leur vie. Les vrais héros sont ceux qui s’occupent des autres et sont capables d’aimer. Ce sont ceux qui se lèvent tous les matins pour aller travailler et qui rentrent le soir retrouver leur famille. Ils font ce qu’ils ont à faire sans se poser de question. Tu es un héros, au moins à mes yeux.
– Je ne sais pas quoi dire.
– Ce n’est pas grave. Tu n’es pas obligé de répondre. Mais dans cette maison là-bas, il y a des personnes qui t’aiment, et qui te considèrent comme leur frère ou leur fils. Est-ce que tu crois vraiment que nous t’aurions recueilli si nous ne voulions pas que tu fasses partie de notre vie ? Pete, je ne sais pas comment te le dire autrement. Retournons à l’intérieur, d’accord ?

Je me levai et lui tendis la main. Il ne la saisit pas immédiatement, regardant les montagnes et les arbres autour de lui, comme s’il voulait suspendre le temps.

Il saisit enfin ma main et la serra solennellement. Je l’aidai à se relever et le serrai dans mes bras. Quand je le relâchai, je le regardai dans les yeux et lui dis la première chose qui me vint à l’esprit.

– Bienvenue chez toi, petit frère.

Il perdit ses moyens et pleura un peu.

A partir de ce jour, nous devînmes aussi proches que peuvent l’être deux frères. Il me parlait de Brian, de ses parents et de tout ce qui pouvait le toucher. Je ne disais pas aux parents qu’il se confiait à moi. Je ne le jugeais pas nécessaire. Ils avaient leurs propres discussions avec lui. Et je les aurais alertés si j’avais estimé qu’il y avait lieu de s’inquiéter.

Un an plus tard environ, nous partîmes quelques jours dans l’Oregon avec mon père. Ce fut un séjour inoubliable. Nous traversâmes l’Oregon par l’Interstate 5 jusqu’à notre destination, un terrain de camping régional entre Grants Pass et Medford. Après avoir monté les tentes, nous sortîmes le ballon de foot américain et improvisâmes une partie avec trois équipes. Mon père nous surprit tous. Il se mêla à nous et sauta dans tous les sens comme s’il avait notre âge. Nous invitâmes deux autres jeunes à jouer avec nous. Papa était fatigué et se retira pour préparer le dîner, me laissant avec Ray, Jared, Pete et les autres garçons. Je savais que Jared et mes frères s’amusaient bien, et je les surpris à provoquer le contact même quand ce n’était pas strictement nécessaire.

Papa nous appela pour le dîner juste après la fin de la partie. Nous prîmes congé de nos nouveaux amis et rentrâmes au camp. Le repas avait peu de chances d’être raté, étant composé de hot-dogs et de burgers. Si Papa s’était risqué à préparer des plats plus élaborés, nous aurions sans doute été obligés d’aller manger ailleurs (désolé, Papa !). Nous commentâmes la partie pendant le repas. Papa resta en retrait et écouta en arborant un léger sourire. Mes yeux croisèrent les siens, et je l’interrogeai du regard. Il secoua la tête en souriant davantage et articula silencieusement « Rien ». Je notai dans un coin de ma tête de lui demander plus tard à quoi il pensait à ce moment-là.

Jared, Pete et Ray s’entendaient à merveille. Ils étaient décontractés et parlaient sans retenue. Je remarquai cependant qu’ils surveillaient leurs propos en présence de Papa, et je décidai de m’amuser un peu.

– Dis-moi, Ray, est-ce que tu as réussi à bien palper le garçon blond que tu as plaqué tout à l’heure, pendant la partie de foot ?

Du soda sortit par les narines de Ray pendant que nous éclations de rire. Nous étions tellement hilares que nous étions incapables de parler, ce qui ajoutait à la consternation de Ray.

– Oui, en fait. Mais pas suffisamment pour le faire bander.

Je n’arrivais pas à croire ce qu’il venait de dire devant Papa. Mais celui-ci n’était pas aussi prévisible que je le pensais.

– Alors tu n’as pas dû t’y prendre comme il fallait !

J’étais abasourdi. Pete et Jared, à peine remis de leur fou-rire, repartirent de plus belle.

– J’ai essayé, mais ce n’était pas évident en arrivant à pleine vitesse, vous savez.

Ray avait retrouvé son sens de la répartie, et ce fut au tour de Papa de céder au fou-rire. Les plaisanteries se poursuivirent. Pete et Jared eurent l’occasion de rougir aussi. Je fis en sorte de taquiner tout le monde. Mais je passai l’essentiel de la soirée à écouter mes frères.

Oui, je considère Jared comme un frère.

En les écoutant parler, je me rendis compte de la chance que j’avais de les connaître, et qu’ils fassent partie de ma famille. Ils avaient comblé le vide que Jeff avait laissé dans ma vie. Ils ne l’avaient pas remplacé, mais chacun avait trouvé sa place dans mon cœur.

Papa me fixait pendant que je réfléchissais, et je lui fis la même réponse qu’il m’avait faite plus tôt, à son grand regret. Nous eûmes cependant l’occasion de discuter plus tard, et il me confia que ses pensées avaient suivi le même chemin que les miennes. Nous évoquâmes la mémoire de Jeff pendant que les autres garçons allaient se coucher, puis nous nous retirâmes à notre tour.

Le lendemain matin, nous fûmes réveillés par la chaleur. La vallée de la Rogue River n’est pas vraiment connue pour sa fraîcheur en été, mais cette nuit-là, la température n’était pas retombée sous les trente degrés. Heureusement, nous avions prévu d’aller faire du rafting. Nous louâmes un radeau deux places et un autre de quatre places dans un petit magasin au bord de l’eau, avec les gilets de sauvetage et le reste de l’équipement. Nous nous arrangeâmes également pour être déposés et récupérés à la fin du parcours.

Nous fûmes déposés au pont de la Sixième Rue de Grants Pass et prîmes place dans les embarcations à dix heures environ. Nous avions prévu de descendre la Rogue River jusqu’à la partie sauvage, située environ vingt kilomètres en aval.

Pendant les premiers kilomètres, nous traversâmes des zones habitées. Environ un quart des maisons de chaque côté de la rivière avaient un bateau amarré à leur ponton. A peine étions-nous sortis de la ville que la beauté de la nature nous coupa le souffle. Nous aperçûmes des tortues, des loutres, des aigles, des lézards, des chevreuils, un castor… Je n’avais pas vu autant d’animaux sauvages depuis bien longtemps.

Environ une demi-heure après le début de la descente, j’entendis un vrombissement derrière nous. En me retournant, je vis un bateau à moteur long de quarante pieds avec plusieurs personnes à bord, qui fonçait droit sur nous. Nous étions au centre de la rivière, et l’espace de chaque côté ne semblait pas suffisant pour que le bateau puisse passer. Nous nous séparâmes, un radeau à gauche et l’autre à droite, de façon à laisser la voie libre au milieu pour le bateau lancé à pleine vitesse.

Heureusement, le pilote du bateau fit preuve d’une grande dextérité. Il réussit à passer entre nos radeaux en nous évitant de quelques dizaines de centimètres. Juste après nous avoir dépassés, il tourna la poupe de son bateau en direction de notre radeau (j’étais dans le même que Jared) et remit les gaz. La vague qui en résulta nous inonda littéralement. Le radeau était rempli d’eau à ras bord.

Lorsque le bateau disparut au loin, je pris conscience des rires qui émanaient de l’autre radeau. Papa et Ray étaient morts de rire. Je réalisai soudain que je ne voyais pas Pete, puis je vis un bras s’agripper au côté de leur radeau. Apparemment, Pete avait eu un tel accès de fou-rire qu’il était tombé dans l’eau depuis l’arrière du radeau. Je ne voyais pas ce qui était aussi drôle.

Après l’avoir tiré hors de l’eau pour le vider, nous remîmes notre radeau à l’eau et poursuivîmes notre descente. Nous nous amusions beaucoup. Les rapides nous apportèrent leur lot de sensations. Nous eûmes une frayeur, cependant. Pete et Jared étaient dans le radeau deux-places quand nous traversâmes des rapides dans un endroit qui s’appelait Hog’s Creek. Ils firent une fausse manœuvre et se retrouvèrent au-dessus d’un rocher, avant de faire une chute de près d’un mètre. Jared, qui était assis à l’arrière du radeau, se retrouva projeté sur Pete et lui asséna un coup de pagaie dans la tête qui le fit tomber à l’eau. Ce n’est qu’après l’avoir rattrapé que nous vîmes que Pete était indemne, et qu’il souriait.   

Quand nous arrivâmes enfin à la fin du parcours, il était presque seize heures. J’étais éreinté. Les gens croient qu’il suffit de se laisser porter par le courant. C’est sans compter avec le vent. Il se trouve que dans la Rogue Valley, le vent souffle à contre-courant tous les après-midis. Nous fûmes donc obligés de ramer pour arriver à destination. Je ne me plains pas, mais pagayer pendant trois heures nous demanda quand même des efforts.

Nous rentrâmes au campement près de Grants Pass et découvrîmes qu’il nous restait suffisamment d’énergie pour une partie de foot américain. Nous invitâmes quatre autres garçons, qui se trouvaient être frères, à nous rejoindre, mais la partie tourna mal. Un des garçons plus âgés décida de changer les règles et d’autoriser les placages. Il mesurait plus d’un mètre quatre-vingts et presque quatre-vingts kilos. Ray réceptionna une passe de Jared, et le garçon se jeta sur lui, l’écrasant au sol.

Papa, je sais que je t’avais promis de ne pas répéter, mais je ne résiste pas à l’envie de raconter ce qui s’est passé.

Je sautai sur son dos en un éclair et le tirai en arrière sans ménagement pour libérer Ray. Le père des garçons s’approcha et me prit à partie, en me traitant, ainsi que mes frères, de tous les noms. Je vous laisse imaginer lesquels. Je ne me laissai pas faire et me mis à lui hurler dessus. Papa décida qu’il était temps de venir voir d’où provenait toute cette agitation. Ray s’était relevé, et nous étions face à face avec ce type et ses quatre fils.

– Il semblerait qu’il y ait un problème ? commença Papa sur un ton raisonnable.
– Vos fillettes ont du mal à jouer avec de vrais garçons.
– Allez vous faire foutre !
– Ray ! Ecoute, il est inutile d’être désagréable. Séparons-nous, et n’en parlons plus.
– Je comprends mieux, maintenant. Vous aussi, vous êtes une mauviette ?
– Les garçons, retournez au camp. Nous n’avons plus rien à faire ici.

Il fit demi-tour et commença à rebrousser chemin, nous faisant signe de le suivre.

– Ah, je vois. Une tapette qui a trop peur de se battre.

Papa s’arrêta net et nous jeta un coup d’œil à tour de rôle. Je ne sais pas pour les autres, mais je hochai légèrement la tête. Je ne suis pas d’un naturel violent, mais certaines personnes ne comprennent qu’une seule chose. Si je peux éviter une bagarre, je le fais volontiers.

Papa se retourna lentement pour faire face à son détracteur.

– Monsieur, je vous prie de bien vouloir retirer ce que vous venez de dire.
– Et ça parle comme dans un livre. Va te faire foutre, sale pédé.

Papa a la faculté de me surprendre, de temps en temps. Ce jour-là, il me surprit par sa rapidité. Avant que le type n’ait eu le temps de réagir, Papa l’avait étalé d’un coup de poing. Ce fut le signal pour que le reste d’entre nous passent à l’attaque.

Tout se termina très vite. En voyant leur père mordre la poussière, les velléités combatives de ses fils se dissipèrent très rapidement. Le seul à recevoir un coup dans notre camp fut Jared, et il s’agissait d’un coup de poing dans le ventre sans gravité.

Alors que les garçons battaient en retraite, Ray leur cria :

– Alors, qu’est-ce que ça vous fait, d’avoir reçu une correction de la part d’une bande de pédés ?

Papa le calma en passant un bras autour de ses épaules, pendant que Pete et moi aidions Jared à reprendre son souffle.

Nous traînâmes leur père jusqu’à leur campement. Papa vérifia qu’il n’avait pas de traumatisme crânien et parla brièvement à sa femme.

– Le voici. Il est toujours inconscient, mais je ne sais pas si c’est lié à la bière ou autre chose. A l’avenir, je lui conseille de ne se battre que s’il a une chance de gagner. Et pour votre information, avant qu’il ne s’avise de porter plainte, sachez que je suis avocat. Bonne journée.

Nous retournâmes au campement, fîmes nos valises et prîmes la route. Nous ne parlâmes pas beaucoup. Nous étions tous perdus dans nos pensées. Papa brisa le silence peu après le départ.

– Je ne suis pas fier de ce que j’ai fait là-bas, les garçons. Je n’aurais pas dû. Ne croyez pas que je le cautionne ou que je vous encourage à vous bagarrer. Ce n’est pas ma volonté. Je veux que vous évitiez ce genre de situation.
– Alors pourquoi l’as-tu fait, Papa ?
– Je ne sais pas, Ray. Sans doute pour la même raison que vous. J’ai horreur de la bêtise et de l’ignorance. Mais quelle que soit la raison, j’ai eu tort. Cela dit, je me suis bien amusé !

Il éclata de rire, et nous l’imitâmes.

La suite du parcours se déroula sans incident. Crater Lake est un endroit magnifique. Je vous encourage à y aller, si vous avez l’occasion. Le temps que nous avions passé ensemble avait resserré nos liens. Pete, Jared, Ray et moi étions devenus plus proches. Papa s’était rapproché de nous aussi. Jared commença même à l’appeler Papa vers la fin du séjour, d’abord pour plaisanter, puis sans y réfléchir.

Je crois que l’on peut dire que je m’épris de Pete pendant ce voyage. Pas en tant que petit ami (je me suis déjà demandé ce que ce serait d’avoir un petit ami), mais en tant que frère à part entière. J’avais l’impression de connaître Pete depuis toujours. J’aime Ray aussi, mais avec Pete, c’est différent. Nous sommes connectés à un autre niveau. Il a un pouvoir d’attraction qui lui est propre.

Je suis désolé, Ray, mais tu ne t’es jamais vraiment ouvert à moi. Peut-être que si tu l’avais fait… Je t’aime quand même.

Voilà, je crois que c’est tout pour le moment. Je peux finalement clore ce chapitre. Il m’a fallu du temps pour l’écrire, parce que j’avais beaucoup de charge émotionnelle à évacuer.

Brian, je t’aime aussi. Tu es tout autant mon frère que Pete, Ray ou Jeff. Je te promets que j’en écrirai plus sur ce qu’il s’est passé depuis ton arrivée, mais plus tard.

Maman, Papa, j’espère que vous me pardonnerez de vous avoir caché certaines choses. A l’époque, il me semblait que c’était le meilleur choix, mais maintenant… J’aurais préféré agir autrement.

Jeff, où que tu sois, je t’aime, et tu me manques. J’aimerais tant que tu sois encore là. Tu garderas toujours une place à part dans mon cœur. Paix à ton âme.


Chapitre 6

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