Roman gay inédit
Je me réveillai dans le mobile-home. Les rayons du soleil traversaient la fenêtre et réchauffaient mon torse nu. C’était une sensation merveilleuse, qui me rappelait les matins heureux que j’avais passés chez Brian, il y a bien longtemps. Les chaudes caresses du soleil m’avaient doucement tiré des profondeurs du sommeil, et les souvenirs de la veille me revinrent dans le moindre détail, de l’expression consternée de Ray à la sensation du sol qui s’était dérobé sous mes pieds quand je m’étais effondré.
C’était la tristesse qui dominait mes pensées, la tristesse de savoir que Brian était loin de moi, peut-être pour toujours. J’étais triste aussi que les sentiments de Ray pour moi aient atteint le point de la frustration, et que je ne puisse pas l’aimer en retour. Je restai allongé, éveillé mais les yeux clos, et repassai la scène de la veille dans ma tête en me demandant pourquoi je ne l’avais pas vue arriver. Pourtant, certains signes auraient dû m'alerter. Les regards furtifs de Ray quand je me changeais, sa jalousie de Jared, ses allusions à ce que nous ferions ensemble après le lycée, ses tapes plus qu’amicales dans le dos, et même ses poignées de main qui duraient plus longtemps qu’il n’était strictement nécessaire. J’avais été aveuglé par mon chagrin et mon désir ardent de rejoindre Brian. Et le fait de parler de lui à longueur de temps n’avait pas dû aider non plus.
Je n’étais pas en colère, ni même contrarié par ce que Ray avait fait. Il m’avait brutalement ramené à la réalité, mais j’en avais besoin. Je savais que j’allais devoir lui parler ce matin et je ne m’en réjouissais pas. Il serait anéanti, terrorisé par ce qu’il m’avait fait, d’avoir perdu le contrôle de lui-même. Il allait redouter que je le déteste à cause de la peine qu’il m’avait causée dans son emportement de jalousie.
Ma méditation fut interrompue par le bruit de Sharon et de Kévin qui se levaient. Le mobile-home avait une chambre principale, séparée du reste du logement par une cloison en accordéon. Je dormais sur le lit qui servait de table de repas, une fois replié. J’entendis que l’on s’activait derrière la cloison, puis j’entendis les pas de Sharon. Elle poussa un léger soupir.
Ouvrant les yeux, je tendis la tête pour la regarder. Elle était encore en train d’émerger de sa nuit. Elle me vit bouger et s’approcha de moi en esquissant un sourire. Elle s’assit au bord de mon lit et me caressa la joue d’une façon maternelle, le regard chargé d’inquiétude et de tristesse.
– Bonjour, mon chéri. Comment te sens-tu ?
– Etonnamment bien, compte tenu des circonstances.
– Tu nous as bien fait peur. Est-ce que tu te souviens de ce qui s’est passé ?
– Je me souviens de tout, y compris ce qui s’est passé dans ma tête avant que je ne m’endorme.
– Tu t’es endormi ? Nous pensions que tu t’étais évanoui quand tu es tombé à genoux.
– Vraiment ? Ma dernière pensée a été pour Brian, et je me souviens qu’il allait tout m’expliquer à mon réveil. Je vais mieux maintenant. Il faut que je parle à Ray.
– Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de le faire tout de suite. Je ne suis pas sûre qu’il soit prêt à affronter la colère que tu dois ressentir à son encontre.
– Tout justement. Je ne suis pas en colère. J’ai de la peine, bien sûr, parce que Brian me manque terriblement. Peut-être que je ne le reverrai jamais, et même si je le revois, il ne voudra peut-être plus de moi.
C’était un constat factuel. Je ne ressentais rien, ni sentiment d’abandon, ni nostalgie. J’espérais simplement que je n’étais pas en train de me déconnecter de Brian. Je ne pourrais pas continuer à vivre si c’était le cas.
– Je veux dire à Ray que j’avais besoin d’entendre ce qu’il m’a dit et lui faire comprendre que je resterai fidèle à Brian tant que je ne serai pas certain qu’il est perdu à jamais.
– Je comprends. Est-ce que tu as eu des contacts avec Brian ? Par téléphone ou par courrier ?
– J’ai essayé de l’appeler plusieurs fois, mais en général ça ne répond pas. Une fois, j’ai eu sa mère et elle m’a dit qu’elle lui ferait part de mon appel. Elle a même pris mon numéro, donc soit il ne veut pas m’appeler, soit elle ne lui a pas donné. C’est la même chose pour le courrier. Soit il a reçu mes lettres et ne veut pas me répondre, soit quelqu’un les lui cache.
– Est-ce que ses parents feraient cela, sachant combien il tient à toi ?
– Je ne pense pas. Cela dit, je pensais que ma mère avait accepté la situation avant le fameux matin où elle m’a emmené. Ce n’est donc pas impossible que ses parents lui cachent mes lettres.
Cette pensée me glaça le sang. S’il ne recevait pas mes lettres, il devait penser que je l’avais oublié. Il fallait vraiment que je lui fasse parvenir un message.
Sharon resta assise en silence, absorbée par ses pensées. J’essayai de sortir du lit, mais elle était assise sur ma couverture, entravant mes mouvements.
– Euh, Sharon ? Je dois aller à la salle de bains.
Elle ne me répondit pas tout de suite, puis se leva distraitement et se dirigea vers l’arrière du mobile-home, me libérant le passage.
En soulevant la couverture pour sortir du lit, je me rendis compte que j’étais en sous-vêtements, et que mes habits ne se trouvaient pas à côté du lit. Sharon ne sembla pas se rendre compte de mon problème, et je choisis de rester au lit avec la vessie pleine, plutôt que de me balader dans le mobile-home en petite tenue à la recherche de mes vêtements.
Sharon resta immobile pendant encore un moment, puis sortit brusquement de sa rêverie. Me voyant toujours au lit, elle dit :
– Je pensais que tu devais aller à la salle de bains.
– Euh, oui, c’est vrai, mais j’ai besoin de mes vêtements.
– Tu es pudique, Pete ?
Elle sortit mes habits d’un petit placard dans l’entrée en souriant et me les donna.
– Eh bien, tu l’es ?
– On m’a appris que ce n’était pas poli de me promener en sous-vêtements. Je ne sais pas si c’est de la pudeur, mais je ne me sentirais pas à l’aise devant toi, dis-je en m’habillant.
– Je te taquine, mon chéri. Tu veux prendre ton petit-déjeuner avant de parler à Ray ?
– Non merci. Mon estomac est barbouillé de toute façon. Je veux régler cette histoire au plus vite.
– D’accord. Est-ce que tu veux que je vienne avec toi ?
– Je ne préfère pas. Je suis responsable de ce qui est arrivé et j’ai besoin de régler ça tout seul. Merci quand même.
– Tu es sûr ? Je peux demander à Kévin de t’accompagner, si tu préfères.
– J’en suis sûr.
Je sortis du mobile-home et, en me retournant, je vis de l’inquiétude sur le visage de Sharon, qui me regardait m’éloigner sur le pas de la porte. Elle savait aussi bien que moi que ceci pouvait signifier la fin de mon amitié avec Ray, ce qui compromettrait mes visites futures chez les Patterson.
Le fond de l’air était frais ce matin-là. Il y avait de la rosée dans l’herbe, et de la buée sortait de ma bouche quand je respirais. La fermeture éclair de la tente que je partageais avec Ray était soigneusement fermée, mais j’entendais remuer à l’intérieur.
Assis sur le banc de la table de pique-nique, j’attendis que Ray sorte de sa tanière, essayant de rassembler mes pensées pour préparer mon discours. Il fallait que je commence par le rassurer sur le fait que je ne lui en voulais pas. Il faudrait ensuite que je lui explique ce que je ressentais pour Brian, mais ce serait difficile. Comment pouvait-on résumer l’amour que l’on ressentait pour quelqu’un en quelques mots ? J’aimais bien Ray, je l’aimais même comme un frère, mais je ne l’aimais pas comme il l’aurait souhaité. Je ne voulais pas le perdre comme ami pour autant.
Le son de la fermeture éclair qui s’ouvrait déchira le silence. Ray sortit de la tente sans vraiment faire attention, et se retourna pour refermer la porte de la tente derrière lui. Il ne m’aperçut qu’après. Toutes les émotions qu’il ressentait traversèrent son visage en une fraction de seconde : la peur, l’amour, la frustration, la résignation, la tristesse. Il resta planté là pendant de longues secondes. Quand je me rendis compte qu’il était trop effrayé pour bouger, je décidai d’aller à sa rencontre. Je vis son expression se décomposer, pour laisser place à la panique.
– Ray, s’il te plait, ne pars pas. Je veux juste discuter avec toi.
Le son de ma voix le fit sortir de son mutisme.
– Pourquoi ? Pour que tu me dises que tu me détestes ? Pour que tu me dises que tu ne veux plus jamais me revoir, et combien je te dégoûte…
– Arrête !
La puissance de ma voix le déconcerta. Elle emplissait le silence matinal, et le ton était autoritaire.
– Ray, je ne suis pas en colère contre toi, pas du tout. En fait, je veux te remercier d’avoir fait ressortir quelque chose que j’avais enfoui tout au fond de moi. Tu m’as vraiment fait réfléchir. Je veux aussi te présenter mes excuses pour ce que je t’ai fait endurer. J’étais tellement concentré sur moi-même que je ne me suis pas rendu compte de ce que tu ressentais pour moi et je t’ai donné de faux espoirs sans m’en apercevoir. Ray, je t’apprécie vraiment en tant qu’ami, mais comme je l’ai dit à ta mère, je resterai fidèle à Brian tant que je ne serai pas certain que tout espoir de le retrouver est perdu. Je lui dois bien ça. Il représente tellement pour moi qu’il ne se passe pas une seconde sans que je pense à lui. Il m’a sauvé la vie. S’il n’avait pas été là avec moi le jour où mon père a appris que j’étais gay, je ne suis pas sûr que je serais encore là pour en parler. Tu comprends ? Il a aussi comblé un vide dans ma vie. Nous n’avons été ensemble que pendant quatre jours chaotiques et terrifiants, mais je ne m’étais jamais senti aussi épanoui, en harmonie avec moi-même. Et je crois que Brian ressentait la même chose pour moi.
Je m’interrompis. Des larmes commençaient à se former dans mes yeux, et je voyais les yeux de Ray devenir humides aussi.
– Je suis désolé de ce que je t’ai dit, Pete. J’étais blessé et en colère, et je n’avais aucun droit de te parler comme ça. Quand j’ai réalisé ce que je t’avais dit, j’ai eu si honte que je me suis enfui. Je ne voulais pas que tu me voies. J’avais envie de mourir. Je ne voulais pas tomber amoureux de toi, Pete. C’est juste arrivé, et maintenant je ne sais plus quoi faire. Est-ce que je peux rester ami avec toi, sachant que tu ne m’aimeras jamais ? Est-ce que je dois continuer de souffrir tous les jours en étant près de toi, sachant que tes sentiments ne seront jamais les mêmes que les miens ? Je ne sais pas… je ne sais pas si j’y arriverai.
Un silence gêné suivit ces paroles. Nous étions perdus dans nos pensées, le regard tourné vers le sol.
– Ray, quelle que soit l’issue de cette conversation, je veux que tu saches que je t’aime comme un frère. Tu es mon meilleur ami ici. Je peux te parler de tout, et tu me comprends. Tu sais deviner mes humeurs et me remonter le moral. Mais je comprendrais si tu décidais de ne plus me revoir et je n’essaierais pas de te faire changer d’avis, si c’est vraiment ce que tu veux. Tu as été un ami sincère depuis le début, et j’espère seulement que je pourrai te rembourser cette dette.
Je m’approchai de lui et le pris dans mes bras, le serrant contre moi. D’une voix douce, je lui dis :
– Je suis désolé, Ray. Je ne voulais pas te faire du mal. Vraiment pas.
Nous restâmes enlacés dans cette étreinte pendant un long moment. Ray me relâcha et s’éloigna d’un pas rapide. Je pouvais voir des sanglots secouer ses épaules.
– Ça n’a pas dû être facile.
Je sursautai et, en me retournant, je vis Jared et Jason qui se tenaient à quelques mètres de moi.
– Vous avez raison. Ce n’était pas facile, mais il fallait que je le fasse. Vous avez tout entendu ?
– Oui, répondit Jared. Je suis désolé, Pete. Je ne savais pas ce que tu ressentais. Je m’en veux de t’avoir dragué comme je l’ai fait.
– Tu ne pouvais pas savoir. Je ne t’en avais jamais parlé. Et Jason ne connaissait pas toute l’histoire, non plus.
En tournant de nouveau le regard vers Ray qui s’éloignait, je dis à voix basse :
– J’étais tellement absorbé par mon chagrin que j’ai blessé ceux à qui je tenais le plus.
Je poussai un soupir et me dirigeai vers la rivière. En partant, j’entendis Jason qui disait qu’il allait rejoindre Ray pour s’assurer qu’il allait bien. Je sentis le regard de Jared me suivre jusqu’à ce que je disparaisse dans le sous-bois.
La journée s’étira lentement. Je m’assis sur la plage, jetant des pierres dans l’eau ou sur les mouettes qui passaient par là. Je laissai libre cours à mes pensées. Avant que je ne m’en aperçoive, le soleil était au zénith, et ma nuque était en feu. Génial. Exactement ce qu’il me fallait. Un satané coup de soleil.
Alors que je me préparais à retourner au campement pour soigner mes brûlures, j’aperçus Kévin qui traversait les rochers pour me rejoindre. Il s’approcha en silence, faisant attention où il mettait les pieds. Quand il me rejoignit, il s’assit à côté de moi et jeta une pierre dans l’eau. Nous restâmes assis en silence à écouter le bruit de l’eau contre les rochers.
– Le bruit de l’eau est reposant, tu ne trouves pas ?
– Si.
– J’aime bien venir ici au coucher du soleil et laisser mes pensées divaguer. Tu serais surpris de constater jusqu’où les pensées peuvent aller quand on ne les contrôle pas.
– C’est ce que j’ai fait toute la matinée.
– Je sais. Je t’observais, pour m’assurer que tu ne ferais pas de bêtises.
– Tu ne devrais pas t’inquiéter, dis-je en reniflant. L’idée du suicide ne m’a jamais effleuré l’esprit.
– C’est bon à savoir. J’ai entendu ce que tu as dit à Ray ce matin. C’était certainement l’une des choses les plus difficiles que tu aies jamais eu à faire dans ta vie.
– Oui, je suppose. Mais si j’avais ouvert les yeux plus tôt, tout ceci ne serait pas arrivé.
– Peut-être, mais alors beaucoup plus tôt. Ce genre de situation n’est jamais facile à gérer. Je crois que Ray est attiré par toi parce que tu es le premier garçon gay de son âge avec qui il a réellement pu se lier d’amitié. Ce n’est peut-être qu’un coup de cœur, mais je n’en suis pas sûr. De toute façon, je sais que tu es dévoué à Brian, donc ce qui s’est passé est sans doute pour le mieux. Je ne suis pas certain de ce que tu ressens, mais je me mets à ta place, et je suis là pour discuter quand tu veux.
– Merci, Kévin. C’est important pour moi de le savoir, lui dis-je en le regardant dans les yeux.
Kévin se leva et me tapota l’épaule amicalement. Puis il aperçut ma nuque rouge écarlate.
– Pete ! Regarde-toi ! Viens avec moi, fiston, nous devons nous occuper de ce coup de soleil avant tu ne prennes feu !
Je me levai avec précaution et nous marchâmes vers le campement ensemble.
Sur le chemin, j’observai Kévin du coin de l’œil. J’essayais de l’imaginer en tant que père. Est-ce que son attitude ouverte signifiait qu’il respectait mes sentiments ou était-ce un stratagème pour m’amener à lui faire confiance ? Cela n’avait pas d’importance. C’était agréable d’être intégré au monde des adultes, ce qui ne m’était jamais arrivé avec mes parents.
De façon générale, les parents ne nous traitent pas avec suffisamment de respect. Ils ne nous écoutent pas et nous considèrent comme des enfants, alors que nous sommes en fait des adolescents. Pas encore des adultes, mais plus tout à fait des enfants. Gérer des adultes est facile. Gérer des enfants est facile. Mais gérer des adolescents, avec leurs hormones qui débordent et leurs émotions volatiles ? Cela ferait peur à n’importe qui. C’est pourquoi les parents préfèrent nous ignorer et nous réduire à notre rôle d’enfant. Certains se rebellent et d’autres plient sous la pression. D’une façon ou d’une autre, les choses finissent toujours par tourner mal.
Nous arrivâmes finalement au campement, et les premières paroles de Sharon furent :
– Oh mon Dieu ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu as utilisé une loupe sur ta nuque ? Viens avec moi, nous allons mettre quelque chose là-dessus.
– Je peux m’en occuper, chérie. Nous serons de retour dans une minute.
Kévin s’était substitué au rôle maternel de Sharon si adroitement que personne n’avait remarqué. Mais j’avais vu leur échange de regard et je savais qu’il se tramait quelque chose. Je ne savais pas exactement ce qui m’attendait, mais un signal d’alarme retentissait dans ma tête.
La porte du mobile-home était ouverte, laissant pénétrer l’air frais à travers une grille anti-moustiques. L’atmosphère pouvait devenir étouffante à l’intérieur, surtout par ce temps ensoleillé. Un jour parfait pour aller profiter de la rivière avec les autres. Ou peut-être pas, compte tenu de ce qui s’était passé entre Ray, Jared et moi. Nous allions voir.
– Rentre, Pete. Enlève ton T-shirt. Je vais chercher la Biafine.
Je fis ce qu’il m’avait demandé et je sentis un picotement désagréable sur la nuque. J’essayai de me regarder dans le miroir, mais je ne voyais pas toute l’étendue des dégâts. Le peu que j’en vis me remplit d’effroi. J’allais devoir rester torse-nu ou mettre un débardeur pour éviter d’être irrité par un col. Le simple fait d’étaler la crème allait déjà être un supplice.
Kévin mit une noix de crème dans ses mains et me fit signe de me retourner pour l’étaler sur ma nuque. La sensation fut glaciale, mais je finis par m’y habituer. Kévin me parlait en même temps qu’il me soignait.
– Quand j’avais ton âge, mes parents se comportaient comme les tiens, mais pas pour les mêmes raisons. Je n’étais pas gay. Mes parents avaient déjà élevé trois enfants quand ils m’ont eu. Ils m’ont dit que j’étais un accident et qu’ils ne m’avaient pas désiré. Ils me l’ont fait comprendre pendant toute mon enfance. Mais au lieu de me placer pour être adopté, ils ont préféré sauver les apparences et me garder. Mon premier souvenir remonte à l’âge de trois ans. Je venais de faire un magnifique dessin avec mes crayons de couleur. Pour moi, c’était un chef d’œuvre, et je voulais le partager avec mes parents. Je suis allé les voir pour leur montrer. Mon père m’a dit d’aller voir ma mère sans même le regarder. Celle-ci a simplement dit « C’est joli, maintenant va t’amuser », sans y prêter davantage d’attention. La leçon que j’ai apprise ce jour-là, et qui me fut répétée tous les jours jusqu’à l’âge de quinze ans, était qu’ils ne s’intéressaient pas à moi, et que je ne comptais pas pour eux. Je n’arrêtais pas de chercher leur assentiment, ou simplement leur attention, mais ils m’ignoraient et me disaient d’aller jouer plus loin.
Kévin avait fini de traiter mon coup de soleil. Il referma le tube de crème. Je me retournai, et il me regarda droit dans les yeux, me mettant mal à l’aise. Je baissai le regard et changeai de position. Kévin poursuivit.
– Ils m'ont mis à la porte le jour de mes seize ans. Mon père m’a simplement annoncé que j’étais devenu un homme, et que j’allais devoir habiter ailleurs. Mes amis m’ont hébergé à tour de rôle pendant quelques semaines, le temps que je trouve un boulot pour me payer une chambre. Je travaillais comme gratte-papier dans un cabinet d’avocats réputé, mais ils ne me laissaient pas travailler pendant les heures de cours. Je travaillais donc tard le soir. L’associé principal du cabinet, M.Vanderkamp, dit Van, a beaucoup discuté avec moi pendant les deux premiers mois de mon travail. Il m'a pris sous son aile, et a fini par me proposer de payer la fin de mes études au lycée. La seule condition était de promettre de poursuivre mes études à l’université, ce que j’avais prévu de toute façon. Je n’arrivais pas à croire la chance que j’avais. Van avait un fils de mon âge qui travaillait au bureau, lui aussi. Il s’appelait également Kévin, ce qui semait la confusion, jusqu’à ce qu’on nous appelle KV et KP. Bref, nous sommes devenus amis. J’allais au lycée public, et lui au lycée privé, mais quand nous nous retrouvions au travail, nous étions inséparables. Nous faisions notre travail vite et bien. Nous étions bien vus au bureau, et bientôt on nous a donné des missions plus intéressantes que les simples tâches administratives. Un des autres associés est venu nous voir un jour et nous a demandé si nous pensions devenir avocats. Ayant entendu son père raconter des histoires de procès toute son enfance, KV était évidemment très intéressé. Je m’intéressais aussi à certains champs d’application du droit, comme les libertés civiles et la protection des mineurs. Le vieux Ozzie, M. Oswald, nous a fait un sourire et nous a dit de le suivre dans la bibliothèque. Il nous a confié un dossier à étudier et nous a donné pour consigne de chercher la jurisprudence sur le sujet en prenant notre temps. Cela nous a pris effectivement assez longtemps. Nous avons posé beaucoup de questions, mais nous sommes parvenus à terminer les recherches pour le dossier. Il nous a dit que c’était un dossier clôturé, et qu’il nous l’avait soumis pour tester notre motivation et notre potentiel. Comme il était content de nous, il a proposé à Van de nous inscrire à l’école de droit. Celui-ci a donné son accord, et c’est ainsi que j'ai commencé mes études de droit. Après le bac, le cabinet m’a accordé une bourse, et j'ai perçu un salaire jusqu’à mon examen au barreau. Puis j'ai été embauché en tant qu’avocat. Je le suis toujours aujourd’hui. KV a poursuivi ses études à Harvard et travaille maintenant à New York. Nous sommes restés en contact.
La vie peut être injuste, mais si mes parents m’avaient aimé et s’étaient occupés de moi comme ils auraient dû le faire, je ne serais peut-être pas celui que je suis aujourd’hui. Je crois que les choses n’arrivent pas par hasard. Certaines coïncidences ne sont justement pas des coïncidences. Je sais que tu ne me crois peut-être pas maintenant, mais je suis sûr que tu me comprendras plus tard. Tu peux traverser des moments difficiles, mais crois-en mon expérience, tu peux inverser ton destin si tu t’en donnes la peine. Tu te demandes certainement pourquoi je te raconte tout ça. Je me le demande aussi. Parfois, le fait de partager la souffrance de mon enfance me fait du bien quand j’en parle à une personne de confiance. Et peut-être que tu pourras y trouver quelque chose qui t’aidera à avancer.
Pete, si tu ne dois retenir qu’une seule chose, c’est celle-ci. Toutes ces émotions que tu gardes au fond de toi sortiront d’une façon ou d’une autre avec le temps. Si tu ne les laisses pas sortir, elles risquent de te faire sombrer dans la dépression, ou de se manifester dans la violence. Fais-moi confiance là-dessus. Je ne te le souhaite pas. J’aimerais vraiment que tu puisses t’ouvrir à moi, ou si tu ne te sens pas à l’aise avec moi, que tu puisses te confier à Sharon. Si ce n’est pas possible, nous trouverons quelqu’un d’autre. Je sais que tout ceci doit te paraître un peu solennel, mais j’ai déjà vu ce qui pouvait arriver. C’est important pour moi. Pour nous. Laisse-nous t’aider, s’il te plaît.
Kévin se tut et baissa le regard, attendant ma réponse. Que pouvais-je lui répondre ? Je lui avais déjà raconté ma vie et je lui avais parlé de Brian. Quelles étaient ces émotions enfouies qu’il me demandait de partager ? Certes, j’étais en colère contre mes parents, mais je ne pouvais rien y faire, donc je ne voyais pas l’intérêt de m’y attarder. J’étais surtout inquiet pour Brian. Est-ce qu’il m’aimait toujours ? Savait-il seulement que j’étais encore en vie ? Savait-il que je l’aimais toujours ?
Des larmes se formèrent dans mes yeux en pensant à Brian. J’essayai de les chasser en clignant des yeux, mais d’autres larmes arrivèrent. Je n’avais plus l’âge de pleurer.
– Je sais que tes parents t’ont abandonné. Ils ne voulaient plus de toi parce qu’ils n’arrivaient pas à accepter ta sexualité. Ce n’est pas de ta faute, Pete. Rien de ce qui s’est passé avec tes parents n’est de ta faute. Ils étaient censés s’occuper de toi. Tu n’as rien fait pour mériter leur rejet. Tu n’y es pour rien.
Je ne répondis pas. Je savais que ma voix serait chevrotante. Et je ne pouvais pas empêcher mes larmes de couler.
– Tu l’aimes vraiment, n’est-ce pas ?
J’acquiesçai, incapable de parler à cause de la boule qui s’était formée au fond de ma gorge. Mon visage était trempé de larmes.
– Il te manque. Je le vois. Tu aimerais qu’il soit là pour te serrer dans ses bras, te réconforter quand tu vas mal…
Je sanglotais à présent. Où est-ce qu’il voulait en venir ? Je ne voulais pas penser à tout cela. J’avais gardé le contrôle jusqu’à ce qu’il me parle de Brian. Je ne voulais pas y penser !
– Tu aimerais le serrer contre toi aussi, j’en suis sûr. C’est ta moitié, il te complète. Mais il n’est pas là. On te l’a enlevé. Tu t’es retrouvé tout seul, sans Brian. Ils t’ont retiré ce qui comptait le plus pour toi…
Je ne pus me retenir plus longtemps. Je me jetai dans les bras de Kévin et enfouis ma tête dans le creux de son épaule. Je pleurai toutes les larmes de mon corps, laissant échapper des cris de douleur. Toute la peine que j’avais emmagasinée pendant l'année écoulée sortit d’un coup. Il me serra contre lui en me berçant et en me disant de me laisser aller pour me libérer de toutes mes angoisses. Je ne sais pas si j’y parvins, mais je continuai à pleurer pendant ce qui me sembla être une éternité. Je sentis les larmes de Kévin tomber sur ma nuque pendant qu’il me disait que tout allait s’arranger et qu’il était là avec moi. Je ne sentis pas ses sanglots, comme j’étais déjà secoué par les miens.
Je suis certain que tout le monde m’avait entendu pleurer à cent mètres à la ronde, mais je m’en fichais. Cela n’avait aucune importance. Brian avait été arraché à ma vie, et il était peut-être perdu à jamais. J’en souffrais tellement que je m’étais caché derrière un masque d’indifférence, et pendant ce temps, le chagrin m’avait dévoré de l’intérieur. Je ne pouvais plus faire semblant. Le masque s’était fissuré et brisé.
Je finis par sécher mes larmes, mais des secousses continuaient à parcourir mon corps, me faisant inspirer brusquement, comme un bébé. Les tremblements s’estompèrent progressivement et finirent par s’arrêter. Kévin me serrait toujours contre lui, et aucun de nous ne voulait briser l’étreinte. Je me sentais en sécurité dans ses bras.
Quelqu’un frappa à la porte, et nous sursautâmes tous les deux. Sharon demanda si elle pouvait entrer. Kévin lui répondit par l’affirmative, et elle ouvrit la porte. Je voulus me dégager de l’étreinte de Kévin pour reprendre mes esprits, mais il me garda serré contre lui, comme s’il avait peur de me laisser partir. Peut-être qu’il voyait en moi un autre Jeff. Je n’en savais rien, mais en tout cas il s’accrochait à moi.
– Comment te sens-tu ?
C’était une question idiote. Je me sentais complètement vidé.
– Très bien, lui répondis-je.
Sharon me jeta un regard dubitatif.
– Ne crois pas que tu peux te débarrasser de moi aussi facilement. Je veux savoir ce que tu ressens au fond de toi, là maintenant.
Je réfléchis pendant quelques secondes afin de trouver les mots justes.
– J’ai l’impression que quelqu’un vient de mourir. Je suis triste, énervé et épuisé. Je suis surtout fatigué d’être un imposteur, d’être quelqu’un d’autre, comme si rien ne s’était passé.
Elle acquiesça d’un air songeur.
– Voilà une réponse que je peux croire. Et toi, Kev ?
– Ça va mieux. J’avais gardé tout ça pour moi trop longtemps. Je suis désolé de ne pas t’en avoir parlé plus tôt. Je crois que je ne voulais pas ouvrir la boîte de Pandore.
Elle sourit à la réponse franche de son mari. Sharon s’approcha de nous et nous prit dans ses bras. Je me sentais parfaitement en sécurité, comme lorsque j’étais dans les bras de Brian. J’en vins presque à regretter de ne pas avoir eu Kévin et Sharon comme parents, et à penser que mes parents n’auraient jamais dû m’avoir. J’étais contrarié – non, contrarié n’était pas assez fort. J’étais furieux parce qu’ils m’avaient rejeté alors qu’ils avaient choisi de me mettre au monde. Pourquoi n’avaient-ils pas pu m’accepter, comme l’avaient fait Kévin et Sharon ?
Alors que ces idées me travaillaient, je me remis à pleurer. Ensemble, Sharon et Kévin me serrèrent contre eux et me caressèrent les cheveux en chuchotant des paroles réconfortantes. Ils me consolaient comme si j’étais leur fils.
Le séjour toucha vite à sa fin. Les derniers soirs, je m’endormis en pleurant doucement près de la rivière. Ray passait son bras autour de mes épaules, me serrait contre lui en me consolant, et nous nous endormions ainsi. Il avait décidé de rester mon ami plutôt que de ne plus me voir et honnêtement, j’aimais autant qu’il en soit ainsi.
Jared continua à me donner des leçons de plongeon, mais il n’y avait plus d’ambigüité entre nous. La tension sexuelle avait disparu, et nous profitions simplement du fait d’être ensemble, ce qui ne l’empêchait pas de plaisanter. Jason passa les derniers jours de vacances à se détendre et à bouquiner. Ray nous tenait compagnie sur le banc de sable pendant que Jared expliquait comment contrôler les vrilles ou les sauts périlleux. Je crus remarquer quelque chose dans le regard de Ray quand il nous observait. Ou plutôt quand il observait Jared. Je ne crois pas que ce dernier s’en rendit compte, d’ailleurs. Je décidai de ne pas intervenir et de laisser les choses suivre leur cours.
Le dernier soir, je pris Jason à part.
– Tu avais invité Jared dans l’idée que nous sortirions ensemble, non ?
Il rougit immédiatement.
– Euh, oui, c’est vrai. Je suis désolé. Après ce qui s’est passé…
– Il n’y a pas de mal, Jase.
Il esquissa une grimace.
– Est-ce que j’ai dit quelque chose que je n’aurais pas dû ?
– Non, tu ne pouvais pas savoir. Jeff m’appelait Jase. C’était le surnom qu’il m’avait donné. Personne ne m’a appelé comme ça depuis sa mort. Mais il est peut-être temps. Tu peux m’appeler comme ça. Tout le monde doit guérir et avancer. Il est temps que je cicatrise aussi.
Je lui tendis ma main, et il la serra. Ce n’était pas une salutation, mais une marque de confiance entre deux êtres qui se comprenaient un peu mieux qu’une semaine auparavant.
– Je suis là si tu as besoin de moi, Pete. Ne l’oublie pas.
– Je sais, et pour ce que ça vaut, je suis là pour toi aussi.
Il sourit et passa son bras autour de mes épaules.
– Merci, frérot. Allons chercher quelque chose à manger.
Le chemin du retour nous fit découvrir des routes différentes de celles de l’aller. Nous empruntâmes la Highway 101 vers le sud sur une vingtaine de kilomètres jusqu’à la jonction avec la Highway 199, que nous prîmes vers l’est. Alors que nous roulions sur cette route sinueuse, je fus émerveillé par la beauté des paysages. La rivière Smith traversait le Forêt Nationale de Trinity et avait creusé de profondes gorges dans la vallée. Les arbres recouvraient l’horizon et se découpaient sur le bleu du ciel. C’était magnifique.
Nous arrivâmes à Grants Pass après deux bonnes heures de route. C’était une ville de taille moyenne qui devait compter 40 000 habitants. Nous traversâmes la ville sur la 199 et rejoignîmes l’Interstate 5 en direction du nord. Nous nous arrêtâmes à Roseburg pour déjeuner, avant de reprendre la voiture pour les cinq heures de route qui nous séparaient de Portland. Nous atteignîmes notre destination vers dix-neuf heures.
Les Patterson insistèrent pour que nous passions la nuit chez eux, plutôt que de rentrer directement chez nous. Sharon commanda des pizzas et monta rejoindre Kévin dans leur chambre. Nous restâmes dans le salon à parler des vacances et à comparer notre bronzage.
Les pizzas arrivèrent une demi-heure plus tard. Kévin descendit pour payer le livreur, et je remarquai que ses yeux étaient fatigués. Il avait une expression pensive. Après avoir posé les pizzas sur la table et nous avoir invités à nous servir, il remonta précipitamment.
Peu de temps après, trois des pizzas avaient été dévorées. Nous prîmes place sur les canapés du salon en nous tapant sur le ventre d’un air satisfait. Sharon et Kévin n’étaient toujours pas descendus manger, et Jason alluma le four pour garder leur pizza au chaud. Ray alluma la télévision et choisit une série de science-fiction. Vingt minutes plus tard, la sonnette retentit et Kévin hurla : « J’arrive ! » depuis l’étage. Il dévala l’escalier quatre à quatre et ouvrit la porte à un homme aux cheveux gris, âgé d’une soixantaine d’années, qui portait un élégant costume trois pièces.
– Bonjour, Van. Merci d’être venu aussi vite.
– Pas de problème. Je comprends l’urgence de ton appel. Est-ce que tu as prévenu toutes les parties ?
Kévin secoua la tête. Van jeta un coup d’œil dans le salon, et il me sembla qu’il croisa mon regard, mais il détourna vite les yeux.
– Je vois. Je vais aller m’installer dans le bureau pour me préparer pendant que tu préviens ton client.
Il joignit le geste à la parole et gravit les marches en direction du bureau.
Ray me donna un coup de coude.
– C’est bizarre. Je n’ai jamais vu M.Vanderkamp ici auparavant. Je l’ai vu dans son cabinet, mais il doit se passer quelque chose d’important pour qu’il vienne jusqu’ici. J’ai un mauvais pressentiment.
Jason avait l’air inquiet aussi. Kévin s’avança vers nous et s’arrêta sur le seuil de la porte. Il prit une profonde respiration. Son regard se dirigea vers moi.
– Pete, pourrais-je te parler en privé, s’il te plaît ?
Je sentis un nœud se former dans mon estomac. Je savais que c’était sérieux, et maintenant j’étais directement concerné. Je me levai et suivis fébrilement Kévin, qui me fit signe de monter l’escalier et d’aller dans sa chambre. Sharon me regarda avec tristesse quand j’entrai. Elle semblait bouleversée. Kévin ferma la porte derrière lui et me fit signe de m’asseoir à côté de Sharon. A ce stade, j’étais paniqué. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Toutes sortes de choses me traversaient l’esprit, mais ma principale crainte était que Brian se soit suicidé. Je fis une prière pour que ce ne soit pas le cas. Kévin s’agenouilla devant moi pour se mettre à ma hauteur. Son regard se verrouilla sur le mien, et il prit la parole.
– Pete, la semaine dernière, tes grands-parents sont partis visiter Tillamook. Sur le chemin du retour, il y a eu un accident. Ils sont sortis de la route et ont percuté un arbre de plein fouet. Ils n’ont pas souffert. Ils sont morts sur le coup.