Pour l'amour de Pete

Roman gay inédit

Chapitre 12

Jason me serra longtemps dans ses bras. Je pleurai doucement sur son épaule, des larmes de joie et de soulagement. Je n’étais plus obligé d’être un roc inébranlable, insensible à mes émotions. Je n’avais plus besoin de faire semblant de ne pas souffrir. Je savais que j’avais une famille à présent, et mon cœur commençait à s’ouvrir doucement. Désormais, je n’étais plus tout seul, et je pouvais compter sur ma nouvelle famille pour être forte à ma place si je ne me sentais pas à la hauteur.

Nous prîmes le chemin de la maison ensemble, et Jason passa son bras autour de mes épaules. La porte d’entrée s’ouvrit pour laisser apparaître le visage inquiet de Sharon. Elle échangea un regard avec Jason et résista à l’envie de se jeter dans mes bras comme lui dictaient ses instincts maternels. Je montai dans ma chambre afin de mettre une tenue appropriée pour l’enterrement, et Jason suivit notre mère dans la cuisine pour discuter avec elle. Notre mère. Qu’il était doux de penser à elle en ces termes.

En parcourant mes affaires, je me rendis compte que je n’avais rien à me mettre pour l’enterrement. Je n’avais que des jeans et des T-shirts. Kévin frappa à la porte, ce qui me fit sursauter. Il portait un cintre sur lequel se trouvait un costume bleu foncé.

– J’espère qu’il t’ira. Sinon nous le ferons ajuster plus tard, mais il faudra t’en contenter pour le moment.
– Merci, Kévin. Comment savais-tu que…
– Ce n’était pas difficile. Les seuls vêtements que tu as ici sont ceux que tu avais pris pour les vacances. Habille-toi. Je dois aller mettre mon costume aussi.

Kévin avait aussi amené une chemise, une cravate, des chaussures et des chaussettes. Je me débarrassai de mon jean et revêtis le costume. Je m’arrêtai sur la cravate. Je n’en avais jamais portée et je n’avais aucune idée de la façon dont je devais la nouer. Je partis à la recherche de Kévin. La porte de sa chambre était ouverte, et il venait de finir de s’habiller. Me voyant arriver avec la cravate à la main, il esquissa un sourire.

– Tu n’en as jamais porté ?
– Non. L’occasion ne s’est jamais présentée, je crois.
– Eh bien, tu devrais t’habituer. Tu en porteras souvent à l’avenir.

Il croisa les brins devant moi pour mesurer la longueur, puis fit un tour de passe-passe, et le nœud était fait.

– Qu’est-ce qui te fait dire que j’en porterai souvent à l’avenir ?
– Je pense simplement qu’avec ton potentiel, tu seras certainement amené à en porter régulièrement dans ta vie professionnelle.
– Argh ! J’ai l’impression qu’elle m’étrangle.
– Laisse-moi regarder… Non, ce n’est pas la cravate, c’est ton col de chemise qui est trop serré. Attends une seconde.

Kévin retourna dans sa chambre et fouilla dans une commode. Il revint avec une sorte de bouton en métal relié à un anneau. Il attacha ce dispositif au col et resserra la cravate. Je n’étais plus étranglé et je pouvais même tourner la tête librement.

– Te voilà prêt, dit-il en me tenant à portée de bras pour vérifier mon apparence. Comment te vont les chaussures ?
– Elles sont un peu grandes, mais ça ira. Je ne sais pas comment tu fais pour t’habiller comme ça tous les jours.
– C’est une question d’habitude. Parfois je me sens bizarre sans cravate. Allons-y, c’est l‘heure, dit-il en regardant sa montre.

Kévin frappa à la porte de Jason.

– Allons-y, les garçons, nous ne pouvons pas nous permettre d’être en retard.

Ray sortit de sa chambre vêtu d’un costume gris semblable au mien. Il me scruta de la tête aux pieds et s’exclama :

– Mince alors ! Quelle classe dans cette famille !  Tu es très élégant, Pete.

Je rougis et me retournai, pour tomber nez à nez avec Jason qui sortait de sa chambre.

– Waouh ! Ray a raison, petit frère. Je ne savais pas que tu pouvais avoir aussi fière allure. Tu vas me faire douter de mon hétérosexualité ! plaisanta-t-il.
– Arrêtez, les gars. Je vous remercie pour vos compliments, mais n’en jetez plus, dis-je avec un sourire. Vous me direz tout ça après la lecture du testament, d’accord ?

Ils reprirent immédiatement leur sérieux, et je m’en voulus d’avoir refroidi l’ambiance. J’allais avoir besoin de leur bonne humeur pour affronter cette journée.

– Allons-y, les enfants. Tout le monde en voiture.
– Joanne ne vient pas ?
– Non, je ne préfère pas, répondit Sharon. Il est inutile qu’elle assiste à tout ça.

J’acquiesçai en signe de compréhension.

Nous descendîmes l’escalier et sortîmes de la maison. Je me tournai vers Jason et lui demandai :

– Où est passé Jared ? Je ne l’ai pas vu depuis que j’ai arraché le rideau de douche ce matin.

Sharon intervint brusquement avant que Jason ne puisse répondre.

– Tu as fait quoi ?
– Jared a tiré la chasse d’eau pendant que j’étais sous la douche.

Je remarquai que Ray eut un mouvement de recul.

– L’eau de la douche est devenue subitement brûlante, et j’ai glissé en essayant de l’éviter. Je me suis rattrapé sur le rideau de douche et je l’ai à moitié déchiré.

Sharon soupira.

– Je devrais être habituée à remplacer ce rideau, depuis le temps.

Jason et Ray éclatèrent de rire en même temps. Je réitérai ma question :

– Où est passé Jared ?
– Il est rentré chez lui. Tu le reverras bientôt à l’école, de toute façon. Tu veux toujours rejoindre l’équipe de plongeon ?
– Je ne sais pas… J’attends de voir ce qui va se passer dans les prochains jours.
– Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer.

Jason ouvrit la portière et me fit signe de monter en voiture. Tout le monde prit place dans le minivan, et nous prîmes la route du cimetière.

Ignorant le paysage qui défilait, je me demandais si des membres de ma famille seraient présents à l’enterrement, et comment ma mère essaierait de me faire du tort. Je la voyais bien me hurler dessus, et son petit ami essayer de me tuer. Ces images me retournèrent l’estomac. Je pensais avoir assimilé le fait que ma mère me détestait, mais je me rendis compte que j’avais peur de ce qui allait se passer. En fait, j’étais terrifié.

Nous arrivâmes sur le parking du cimetière peu avant le début de la cérémonie. Toute la famille sortit de la voiture et commença à marcher vers l’entrée du cimetière, avant de se rendre compte que j’étais resté dans la voiture. Des regards furent échangés. Kévin revint vers la voiture et se pencha vers moi.

– Ça va, fiston ?
– Non. Je ne me sens pas bien. Je n’ai plus envie d’y aller.

J’avais effectivement la nausée. J’étais en sueur et je commençais à trembler.

– D’ailleurs, personne là-haut ne veut me voir. Allons-nous-en.

Kévin s’assit dans la voiture à côté de moi, posa une main sur mon genou et me regarda droit dans les yeux. Je fus incapable de détourner le regard, même si je ne voulais pas qu’il voie la peur dans mon regard.

– Pete, tes grands-parents sont là-haut. Ils sont peut-être morts, mais ils auraient voulu que tu sois là. Nous le voulons aussi. Je sais que c’est difficile d’être fort, mais nous sommes là pour t’aider, pour te protéger et pour te soutenir. Tu as dit hier soir que tu voulais venir parce que tu le devais à tes grands-parents. Est-ce que c’est toujours le cas ?

J’acquiesçai, mon regard toujours verrouillé sur le sien.

– Alors tu dois y aller. Je serai à côté de toi tout le temps. Tout comme Jason, Sharon et Ray.

Il fit une pause, avant de poursuivre :

– Est-ce que c’est à cause de ta mère ?

Je ne pus soutenir son regard plus longtemps. Je baissai les yeux, soudain honteux.

– Pete, c’est tout à fait compréhensible. Tu ne devrais pas te sentir faible à cause de ça. Je sais ce que tu ressens pour elle, mais c’est toujours ta mère, et elle a encore une emprise sur toi. Ce genre de chose ne disparaît pas si facilement, et certainement pas aussi vite. Cela prendra du temps. Mais si tu veux vraiment prendre ton indépendance, il faudra que tu l’affrontes tôt ou tard. Eh !

Il redressa ma tête, et je soutins de nouveau son regard.

– Ça va aller. Nous sommes là pour t’aider. Tu es en sécurité. Fais-nous confiance. D’accord ?

Son expression suppliante et ses paroles sincères me firent réfléchir. Je crois que je n’arrivais toujours pas à croire que je méritais tous ces efforts. Je poussai un profond soupir.

– D’accord, allons-y. Il faudra bien que j’affronte ma mère un jour, donc mieux vaut tôt que tard.

Kévin me serra affectueusement l’épaule et m’attendit à l’extérieur de la voiture. J’hésitai une dernière fois, puis je sortis. Nous rattrapâmes le reste de la famille et gravîmes la colline ensemble.

Le cimetière était magnifique, avec ses pelouses verdoyantes, ses aulnes, et ses massifs de fleurs soigneusement entretenus. La parcelle de mes grands-parents se trouvait au sommet d’un talus qui dominait toute cette beauté. C’était étrange de trouver un cimetière joli, mais je m’y sentais bien. Je me souviens encore des senteurs des fleurs et de l’odeur de l’herbe fraîchement coupée.

En approchant du lieu de la cérémonie, je jetai un coup d’œil aux personnes présentes. Je reconnus des connaissances et quelques amis. Mon oncle et ma tante ne devaient pas être là, sauf si je ne les avais pas reconnus. Puis je vis ma mère et son petit ami.

Ils étaient assis au premier rang, juste devant les cercueils. Ma mère portait une robe de deuil noire. Son petit ami Curt portait un jean et un T-shirt sur lequel s’étalait une publicité pour une marque de bière. Il n’avait même pas eu la décence de s’habiller pour la circonstance, ne serait-ce que par respect. Cela me mit en colère.

J’aperçus également Van, qui était assis de l’autre côté avec un officier de police. Il devait avoir obtenu la mesure d’éloignement et la garde temporaire. Il me le confirma en levant un pouce. Je souris faiblement, et derrière moi, j’entendis Kévin, Ray et Jason chuchoter avec enthousiasme. J’étais content que la nouvelle les réjouisse, mais étrangement, je ne ressentais rien.

Il restait deux places au premier rang, mais elles étaient de part et d’autre de ma mère et de Curt. Je choisis de rester debout, dans la ligne de mire de ma mère. Quand elle m’aperçut, elle prit une expression dédaigneuse et détourna ostensiblement le regard. Son ami se retourna et me regarda droit dans les yeux en articulant les mots « sale petit pédé ».

J’étais en proie à des émotions contradictoires, à la fois furieux et inquiet. J’avais peur qu’il s’attaque à moi et à ma nouvelle famille. Mais plutôt que de lui montrer mon appréhension, je le toisai avec mépris en prononçant les mots «pauvre crétin intolérant » assez fort pour qu’il m’entende. Puis je détournai le regard et concentrai mon attention sur le pasteur qui commençait la cérémonie. Kévin et Jason avaient remarqué nos échanges et regardèrent Curt avec méfiance. Je sentis le regard de Curt sur moi pendant toute la durée de la cérémonie. J’essayai de l’ignorer, mais tous les poils de ma nuque étaient hérissés sous l’effet de la peur.

L’oraison funèbre avait été préparée avec soin. Le pasteur lut plusieurs passages de la bible en rapport avec la vie de mes grands-parents, mais l’un d’entre eux attira plus particulièrement mon attention. Il s’agissait des versets 13 à 16 du chapitre 10 de l’évangile selon Marc. Le pasteur précisa que mes grands-parents avaient insisté pour qu’il lise ce passage :

« On lui amena des petits enfants, afin qu'il les touchât. Mais les disciples reprirent ceux qui les amenaient.

Jésus, voyant cela, fut indigné, et leur dit : Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les en empêchez pas; car le royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent.

Je vous le dis en vérité, quiconque ne recevra pas le royaume de Dieu comme un petit enfant n'y entrera point.

Puis il les prit dans ses bras, et les bénit, en leur imposant les mains ».

Quand le pasteur eut terminé de lire, il se tourna vers moi, le visage rempli de compassion, comme pour me dire que ce passage m’était destiné. Je jetai un coup d’œil à Curt, qui me fixait toujours, puis à ma mère. Elle ne semblait pas contente du choix de ce texte.

Je me demandai à quel moment mes grands-parents avaient rencontré le pasteur pour préparer la cérémonie. Il me semblait que le chapitre 10 de l’évangile selon Marc était un ajout récent, car il tranchait avec les autres extraits de la bible. Pourquoi avaient-ils choisi un texte qui évoquait des enfants marchant vers Jésus ? Pensaient-ils à quelqu’un en particulier ? Je n’en savais rien, mais la lecture de ces versets m’avait réconforté.

La cérémonie se termina, et une file d’attente se forma pour rendre un dernier hommage aux défunts. Curt et ma mère se placèrent en tête de file. Ne voyant personne se ranger derrière eux, je pris les devants, suivi par Kévin et Sharon. Jason et Ray rejoignirent Van sur le côté.

J’observai attentivement ma mère, qui se tenait devant les cercueils. Elle plaça une main sur chacun d’entre eux et marmonna une prière, pendant que Curt, qui lui tournait le dos, me toisait du regard. Je soutins son regard sans broncher, ne laissant apparaître aucune émotion sur mon visage. A ce stade, Kévin bouillonnait sur place et Sharon tremblait de rage impuissante. Maman termina sa prière, puis se retourna si brusquement qu’elle faillit perdre l’équilibre.

– Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’as rien à faire ici, et eux non plus. C’est de ta faute s’ils sont morts ! Sans toi, ils seraient toujours vivants ! Ils ont fait ce voyage uniquement parce qu’ils ne pouvaient pas le faire pendant que tu étais là. J’aurais préféré ne jamais t’avoir mis au monde. Tu ne m’as apporté que de la souffrance.

Cette manifestation de haine pure m’atteignit comme un coup de poing en pleine poitrine, mais mon visage demeura impassible.

– Tu ferais bien de débarrasser le plancher, espèce de sale petit pédé. Tu as fait assez de dégâts comme ça. Alors tire-toi rapidement avant que je ne te fasse la peau. Tu ne mérites pas de vivre.

Je pris les menaces de Curt au sérieux, car je savais qu’il était capable de les mettre à exécution. Il fit un pas vers moi et leva le poing pour me frapper, mais son bras fut arrêté net.

– J’y réfléchirais à deux fois, à votre place. Je ne voudrais pas gâcher cette cérémonie en vous jetant en prison. Mme Jameson, Monsieur, laissez-moi me présenter. Je m’appelle Maître Vanderkamp…

Je ne l’avais pas vu s’approcher, ni lui, ni l’officier de police, mais j’étais soulagé qu’ils soient intervenus. Je n’aurais pas pu me contenir beaucoup plus longtemps.

– … et voici l’officier McKinney. J’ai ici certains documents qui vous sont destinés.

Van tenait une enveloppe qu’il glissa habilement dans la main de ma mère.

– Dans cette enveloppe, vous trouverez deux ordonnances du tribunal. La première est une mesure d’éloignement à votre encontre. Elle stipule que vous devez rester à une distance de cent mètres de mon client, Peter Jameson. La seconde vous notifie que la garde provisoire de Peter a été confiée à Kévin et Sharon Patterson, ici présents.

Pendant que Van faisait part de ces informations, je vis les yeux de ma mère s’écarquiller de surprise, puis son regard se durcit.

– Tant mieux. Je ne veux plus jamais entendre parler de lui. En ce qui me concerne, je n’ai plus de fils.

Van lui adressa un sourire sardonique.

– Je compte sur vous pour ne pas changer d’avis après la lecture du testament. Les ordonnances prennent effet à partir de maintenant, mais une dérogation a été faite pour que vous puissiez assister ensemble à cette formalité, si vous le souhaitez. Mon client sera présent, ainsi que cet officier de police afin d’assurer un climat…disons, pacifique. A partir de maintenant, dit Van en tendant une carte de visite à ma mère, toute communication que vous aurez avec Peter passera par mon cabinet. Mon adresse et mon numéro de téléphone figurent sur cette carte. Et Monsieur, qui que vous soyez, je vous suggère de garder vos menaces pour vous, désormais.

A ma grande surprise, Van sortit un petit dictaphone de sa poche et arrêta l’enregistrement. Je crus que ma mère allait avoir une attaque. Son regard alternait entre moi et Van, et sa haine s’intensifiait à chaque aller-retour. Curt foudroyait tout le monde du regard, mais il me visait en particulier, ainsi que l’officier de police. Maman lui donna une tape sur la poitrine du revers de la main en lui disant « Tirons-nous d’ici ». Elle tourna les talons et partit d’un pas décidé vers sa voiture. Curt voulut avoir le dernier mot :

– Vous ne perdez rien pour attendre, bande de sales pervers, dit-il sur un ton qui me donna froid dans le dos.
– Je vous suggère de partir avant que je ne vous fasse arrêter pour menaces caractérisées.
– C’est ça. Je me casse. Je ne voudrais pas être contaminé par la petite tapette.

Il libéra sèchement son bras de l’emprise de l’officier et partit rejoindre ma mère, en regardant par-dessus son épaule. Je le suivis du regard jusqu’à ce qu’il monte dans la voiture, qui démarra immédiatement. Elle fit demi-tour sur le parking et se dirigea vers la sortie du cimetière. Quand elle passa à notre hauteur, je vis distinctement Curt mimant un revolver avec sa main, comme s'il voulait m'abattre. Il avait toujours le même rictus haineux. Cette scène me fit frissonner, et j’eus un accès de vertige. Pris de panique, je regardai autour de moi pour voir si d’autres personnes avaient vu la scène, mais visiblement, j’étais le seul.

– Pete, est-ce que ça va ? demanda Sharon.
– Ça va, laisse-moi juste quelques minutes.

Ma voix tremblait, et j'avais les jambes flageolantes. La réaction de ma mère et de Curt m’avait complètement déstabilisé. Je détestais l’idée qu’ils puissent m’affecter à ce point, mais je n’y pouvais rien.

Bien sûr, Sharon savait que je n’allais pas bien, mais elle me laissa tranquille, se contentant de tourner autour de moi. Il était temps que je fasse mes adieux à mes grands-parents. Je me rendis compte que j’étais enraciné dans le sol, incapable de bouger. Me voyant ainsi, Kévin mit son bras autour de mes épaules et me poussa doucement en avant jusqu’à ce que je sois au-dessus de la tombe.

Je ne savais pas ce que je devais faire, ni ce que je devais dire. J’inclinai la tête, non pour prier, mais par honte. Ils avaient tant fait pour moi, et je n’étais même pas capable de leur faire décemment mes adieux. Relevant la tête, je regardai vers le ciel bleu, à la recherche d’une inspiration, ou peut-être d’un signe. Je n’en vis pas. A nouveau, je baissai la tête, et dis simplement « Je suis désolé ». Je me dégageai de l’étreinte affectueuse de Kévin et me mis à courir sur le chemin vers la voiture, alors que des pensées se bousculaient dans ma tête. Tout ceci était de ma faute, juste parce que j’existais. Sinon tout se serait bien passé, mes parents seraient toujours heureux ensemble, mes grands-parents seraient toujours en vie, et Brian ne serait pas en train de souffrir.

Je finis ma course à côté d’un vieux tronc d’arbre, contre lequel je m’adossai, avant de me laisser glisser vers le sol. Je posai le front sur mes bras croisés, et commençai à me balancer doucement d’avant en arrière, secoué par des sanglots qui remontaient du fond de mon être. Brian était au centre de mes pensées. Nous étions séparés. Ce n’était pas de notre faute, mais nous l’étions. Je ne pouvais même pas le contacter. J’avais essayé, mais il ne recevait pas mes messages. Il ne savait pas que je l’aimais toujours.

Brian. Pourquoi est-ce que tu n'es pas là alors que j’ai tant besoin de toi ? Qu’ai-je fait pour mériter ça ? Qu’as-tu fait ? Pourquoi est-ce que nous ne pouvons pas simplement être heureux ensemble ? Oh Brian. Mon beau Brian. Aidez-moi. S’il vous plait. Qu’est-ce que j’ai mal, Brian. Ça fait si mal.

Je sentis des mains sur mes épaules et reconnus celles de Kévin. Il me parlait. Son ton se faisait insistant.

– Pete ! Pete, écoute-moi.

Il me secoua doucement pour essayer de me faire sortir de ma crise d’angoisse. Levant les yeux vers lui, je vis qu’il pleurait. Voyant que je le regardais, il me parla calmement du chagrin du deuil et des émotions enfouies qui pouvaient ainsi être ravivées. Nous savions tous deux que ce n’était pas le sujet, et qu’il essayait simplement de me faire reprendre mes esprits, mais ses paroles étaient pleines de bon sens. Avec son aide, je séchai mes larmes, maîtrisai mes émotions, et repris le contrôle de moi-même.

Ray me confia plus tard que j’avais appelé le nom de Brian pendant que je pleurais à côté de l’arbre.

Nous nous entassâmes de nouveau dans la voiture et prîmes la direction de la ferme, où la lecture du testament allait avoir lieu. Nous gardâmes le silence pendant le trajet, perdus dans nos pensées. Je regardai défiler le paysage pendant que nous roulions, remarquant les fleurs qui bordaient la route, et les jardins soigneusement entretenus devant les maisons.

Curt était au premier plan de mes préoccupations. Il me rappelait tellement mon père que j’en avais la chair de poule. Ils étaient tous les deux homophobes, et capables de me tuer parce que j’étais gay. Mon père l’avait prouvé quand il avait essayé d’attraper Brian le fameux soir, et Curt venait de le démontrer en menaçant de me frapper. Je me rendis compte que j’étais terrifié. Je détestais l’idée que la peur puisse me paralyser à ce point. Comment allais-je garder le contrôle de mes émotions pendant la lecture du testament ? Je n’en avais pas la moindre idée.

Alors que nous approchions de la ferme et que le décor devenait familier, mon estomac se noua. La dernière fois que j’étais venu, mes grands-parents étaient encore en vie et me disaient au revoir, en me souhaitant de bonnes vacances. Spontanément, des larmes me montèrent aux yeux, mais je réussis à les contenir.

Quand nous arrivâmes devant la maison, il y avait déjà quelques voitures garées, dont celle de ma mère. Van se gara derrière nous, ainsi que l’officier de police. J’avais toute une escorte, me dis-je, et cela me fit sourire.

Kévin ouvrit ma portière et je descendis, puis il la claqua derrière moi. Je lui jetai un regard interrogateur, et il dit que Sharon allait ramener les autres à la maison, comme leur présence n’était plus nécessaire. Van nous déposerait ensuite. Je hochai la tête en guise de réponse.

Retourner dans la maison fut plus difficile que je ne l’avais imaginé. Je n’avais pas habité ici très longtemps, mais les souvenirs se bousculaient dans ma tête. Autour de la table de la cuisine, Grand-père, Grand-mère et moi avions abordé des sujets douloureux au cours de nos repas ou de nos parties de cartes. La haine, les préjugés, l’amour, et bien d’autres choses encore. Ils avaient toujours fait preuve de patience, livrant leur réflexion et écoutant la mienne, alors que nous échangions sur nos divergences d’opinion et l’origine de nos croyances. Ils avaient une façon particulière de me faire sortir de ma coquille et de m’amener à exprimer mes pensées et mes sentiments. Ils ne me jugeaient jamais, et accordaient toujours de l’importance à ce que je disais. Je pensais qu’ils seraient toujours là pour moi. Une fois de plus, des larmes jaillirent de mes yeux, et roulèrent sur mes joues, mais je ne pris pas la peine de les essuyer. C’était les larmes que j’aurais dû verser à l’enterrement. J’esquissai un sourire en repensant aux moments heureux que nous avions vécus ensemble.

Nous entrâmes dans la salle de séjour. Je sentis immédiatement un regard me transpercer. Il devait s’agir de Curt, que j’ignorai complètement en prenant place sur le canapé, entre Van et Kévin. Une fois installé, je tentai un coup d’œil verts Curt et ma… la femme qui avait été ma mère. La première chose que je vis fut le regard de Curt, et la haine qui l’habitait. Cette vision me glaça le sang, mais je n’allais pas donner le plaisir à cet enfoiré de savoir qu’il me terrorisait. En décalage complet avec ce que je ressentais, je ris intérieurement et lui lançai un sourire de dédain, qui le fit enrager davantage. Son visage devint écarlate à mesure que sa colère montait. En dépit de ma peur, je prenais un malin plaisir à le provoquer. En présence du policier, j’étais raisonnablement en sécurité.

Tout en soutenant le regard de Curt, je me penchai vers Kévin et lui chuchotai à l’oreille :

– Curt essaie de me faire peur. Et je crois que ça marche.
– Ne t’inquiète pas. Tu es en sécurité ici. Il ne peut rien contre toi. Nous te protégerons, mon fils.

Un grand sourire se dessina sur mon visage. Il m’avait de nouveau appelé son fils. Cela me donnait des frissons à chaque fois. Bien sûr, Curt prit ce sourire comme un nouvel affront, et son visage passa du rouge au violacé. L’officier McKinney vint délibérément se placer derrière le canapé sur lequel nous étions assis. Sa présence n’avait pas échappé à Curt.

Je me tournai vers Kévin de nouveau.

– Est-ce qu’il y aurait un moyen de le faire sortir d’ici ? Sa présence n’est pas vraiment nécessaire, si ?
– Hum. Laisse-moi réfléchir, dit-il avec un sourire malicieux. Maître Vanderkamp, dit-il d’une voix forte, seules les personnes directement concernées par la lecture du testament devraient se trouver ici. Est-ce que je me trompe ?

Van acquiesça, et regarda Kévin d’un air intrigué, se demandant où il voulait en venir.

– Alors il me semble que ce Monsieur, dit-il en montrant Curt du doigt, avec une expression de dégoût, n’a rien à faire ici. Qu’en pensez-vous ?
– Je pense que vous avez entièrement raison, Monsieur. Et compte tenu des menaces qu’il a proférées à l’encontre du jeune Peter ici présent, nous devrions peut-être demander à cet officier de police de le raccompagner à la porte.

Je ne pus m’empêcher de sourire devant leurs pitreries. Van s’amusait à tourmenter Curt autant que nous.

– Officier McKinney, étant donné que cet homme, dit-il en désignant Curt d’un air dédaigneux, n’est pas directement concerné par cette affaire, et qu’il a déjà formulé des menaces au cimetière, auriez-vous l’obligeance de lui faire quitter les lieux ?

Curt semblait sur le point d’avoir une crise d’apoplexie. Je dus étouffer un rire. Et bien sûr, McKinney dut jouer le jeu également.

– Mais certainement, cher Maître. Merci d’avoir attiré mon attention sur ce point. Je vais procéder au raccompagnement de ce, euh, Monsieur immédiatement, si vous le permettez.

Il se dirigea vers Curt avec détachement, et lui montra la porte en lui faisant signe de le précéder.

– Après vous, Monsieur. Je vous conseille d’éviter tout geste brusque en sortant.

Furieux, Curt dévisagea le policier. Il était tellement outré qu’il tremblait comme une feuille quand il se leva. L’officier McKinney l’escorta jusqu’à l’entrée, et lui annonça qu’il devait quitter complètement le sol de la propriété, dont l’entrée se trouvait à 300 mètres. N’ayant pas de voiture, il allait devoir s’asseoir au bord de la route en attendant la fin de la réunion. Je ne pus m’empêcher de rire ouvertement quand la porte se ferma derrière lui. Je souris à Kévin et à Van, et ce dernier ébouriffa mes cheveux en souriant à son tour.

Ma mère avait assisté à cet échange en silence, sans intervenir. Son visage était impassible, mais je reconnaissais bien les signes de sa colère. La mâchoire serrée, le dos droit, la nuque raide et les poings fermés. Elle était furieuse, mais je souriais toujours.

Un homme en costume prit une chaise et s’assit dans un coin de la pièce, près de la télévision. Il sortit des papiers de la mallette qu’il tenait sur ses genoux. Jetant un coup d’œil autour de moi, je fus étonné de voir qu’il n’y avait que deux autres personnes dans la pièce en plus de ma mère et moi. Il m’avait semblé que nous étions plus nombreux deux secondes plus tôt. Un homme et une femme, qui ne pouvaient être que mon oncle et ma tante, étaient assis derrière ma mère, et ils s’ignoraient mutuellement.

– Je vous remercie d’être venus. Mon nom est M. Taylor. Je suis l’exécuteur testamentaire. Ceci ne devrait pas prendre trop longtemps. Je vais commencer par vous lire une lettre qui a été rédigée environ un mois avant l’accident. Elle devait être lue dans l’hypothèse où vos parents disparaîtraient tous les deux en même temps. Voici son contenu :

« A notre famille,

Au cours des cinquante dernières années, nous avons vécu tellement de choses que nous ne savons pas où commencer. Nous avons vu nos enfants devenir des adultes, les avons parfois maudits, mais toujours aimés. Vous nous avez donné tellement de joie.

Donna, nous sommes fiers que tu aies trouvé ta voie dans ce monde, et construit ton propre bonheur. Nous te souhaitons, à toi et à ta moitié, de vivre heureux ensemble. Vous serez toujours dans notre cœur.

Greg, nous sommes fiers de l’homme que tu es devenu. Nous sommes reconnaissants que tu te soies également trouvé, et que tu mènes une vie heureuse et épanouissante. Nous te donnons notre bénédiction, à toi et à ta famille.

Brenda, ta vie n’a pas été facile. Tu as traversé des épreuves que l’on ne peut souhaiter à personne. Nous espérons que tu pourras trouver la paix un jour. Nous t’aimons, et t’aimerons toujours.

Pete, notre petit-fils, nous t’avons regardé grandir chaque jour un peu plus au cours de la dernière année, et nous avons appris à t’aimer comme l’un de nos propres enfants. Tu as souffert, sans que ce soit de ta faute, et nous prions pour qu’un jour tu puisses trouver le chemin d’une vie heureuse, et qu'elle te récompensera à la hauteur de ce que tu mérites. Tu as tellement d’amour à donner. Ne détruis jamais ce trésor.

Notre heure est venue. Nous sommes partis dans un monde meilleur. Nous vous demandons simplement de vous souvenir, quels que soient vos sentiments à notre égard, comment nous avons touché votre vie, et comment nous avons essayé de faire de vous des personnes meilleures. Nous avons eu une vie longue et merveilleuse. Ne pleurez pas notre disparition, mais au contraire, célébrez l'existence que nous avons vécue.

Nous vous aimons tous, et puisse Dieu être avec vous. »

M. Taylor remit la lettre dans son enveloppe. Ils l’avaient écrite il y a un mois à peine, comme s’ils savaient qu’ils allaient mourir. Sinon, pourquoi auraient-ils écrit une lettre pour le cas où ils mourraient tous les deux ? Ils étaient en bonne santé, et n’avaient aucun signe de maladie. Cela n’avait pas de sens.

Quant au contenu de la lettre, je savais que Donna et Greg étaient gays tous les deux, et les mots avaient été soigneusement choisis pour leur dire qu’ils étaient aimés pour ce qu’ils étaient, sans arrière-pensée. Mais ce qui avait été écrit sur ma mère relevait surtout de la pitié. Mes grands-parents n’avaient même pas écrit qu’ils étaient fiers d’elle. C’était bizarre. C’était leur fille, après tout.

Et pourquoi avaient-ils écrit ces choses sur moi ? Je savais qu’ils m’aimaient, mais comme leur fils ? Cela voulait dire que j’avais compté pour eux davantage que je ne l’avais cru. Est-ce qu’ils espéraient que je retrouve Brian, ou est-ce que j’avais lu entre les lignes ? Toutes ces questions me faisaient tourner la tête.

Nous ayant laissé le temps d'assimiler le contenu de la lettre, M. Taylor s’éclaircit la gorge.

– Est-ce que nous poursuivons ?

Sans réponse de notre part, il commença la lecture du testament.

Apparemment, mes grands-parents étaient considérablement plus riches que je ne l’avais pensé. Ils avaient des propriétés à travers tout le pays, et des millions de dollars en placements. Ce n’était pas surprenant que Grand-père ait pu financer tous mes projets.

Donna et Greg reçurent trois millions de dollars chacun, ainsi que toutes les propriétés situées en dehors de l’Oregon, à se partager à l’amiable. La liste des propriétés était considérable, et je pouvais voir la surprise se dessiner sur le visage de l’auditoire à mesure que M. Taylor les énumérait, des villas en Floride aux chalets de montagne dans le Colorado, en passant par une maison au bord d’un lac dans le Vermont.

D’autres biens furent légués à des amis, et de larges sommes d’argent furent attribuées à des organismes de bienfaisance. Maman n’avait toujours pas été mentionnée. Il était facile de voir qu’elle était nerveuse, se demandant quand viendrait son tour.

«  A Brenda, notre fille. Tu es devenue une personne aigrie et haineuse, mais en dépit de cela, nous t’aimons toujours. Nous te léguons le contenu de ton cœur : la colère, les préjugés et la haine. Une haine si grande que tu as rejeté ton frère et ta sœur, et pire que tout, ton propre fils. Tu as abandonné Pete à son sort, sans un toit où s’abriter, sans amour et sans défense. Le rôle d’une mère est de protéger son enfant jusqu’à ce qu’il puisse subvenir à ses besoins, sans tenir compte de ses préjugés. Tu lui dois ton amour. Puisque tu ne ressens rien pour le fils que tu as mis au monde, nous te laissons exactement cela. Rien, sauf ce que tu aurais dû donner à Pete. De l’amour. Nous te déshéritons. »

M. Taylor s’arrêta de parler quand ma mère se leva et se mit à hurler :

– Comment ? Vous devez vous tromper ! Il doit y avoir une erreur !

Elle se rua sur l’exécuteur, qui, sagement, n’opposa aucune résistance lorsqu’elle lui arracha le testament. Ma mère lut et relut la page, écarquillant les yeux et blêmissant au fur et à mesure. Abasourdie, elle laissa le document tomber de sa main, et tituba jusqu’à son siège, incapable de croire ses yeux ou ses oreilles.

M. Taylor ramassa les papiers sur le sol où ils étaient tombés et continua comme si de rien n’était.

« A Pete. Nous avons tellement honte de ce que ta mère t’a fait. Tu ne méritais pas d’être arraché à ceux que tu aimais. Nous sommes désolés de n’avoir rien pu faire avant, mais ta mère nous l’avait interdit. Maintenant, elle ne peut plus nous arrêter. Nous avons pris des dispositions pour que tu puisses les retrouver.

Tout d’abord, nous te léguons le reste de notre patrimoine, ce qui représente un peu plus de trois millions de dollars. Ce patrimoine est constitué de placements, dont la gestion est confiée à M. Taylor jusqu’à l’âge de tes trente ans. Un pécule de quatorze mille dollars par an te sera versé sur une base mensuelle par M. Taylor jusqu’à ta majorité. Avant cette date, ce pécule sera sous la supervision de ton gardien légal, mais il est destiné à couvrir tes dépenses personnelles. Après ta majorité, le pécule passera à quarante-huit mille dollars annuels, versés de nouveau sur une base mensuelle, à condition que tu ailles à l’université et que tu obtiennes ton diplôme. Tu pourras dépenser l’argent comme tu l’entends. Garde à l’esprit qu’il est prévu pour payer ton hébergement et tes frais de scolarité. Après la fin de tes études, le pécule te sera versé jusqu’à l’âge de tes trente ans, quand tu accèderas à la gestion de l’ensemble de ton patrimoine. Il est bien entendu que Brenda Jameson n’aura aucun accès aux sommes léguées à Peter.

Deuxièmement, nous te laissons notre propriété dans l’Oregon, dont la gestion et la maintenance sera confiée à M. Taylor jusqu’à ce que tu sois diplômé ou que tu atteignes l’âge de trente ans. Cette propriété ne pourra être cédée à nul autre que Peter Jameson.

Enfin, nous disons ceci à qui de droit. Après y avoir longuement réfléchi, nous estimons que Pete ne devrait pas être confié à sa mère. Ce serait le mettre gravement en danger, à cause de la personnalité de sa mère et de la personne avec qui elle a choisi de partager sa vie. Nous implorons le tribunal de trouver une alternative. Trouvez-lui un endroit sûr où il puisse vivre heureux jusqu’à ce qu’il puisse voler de ses propres ailes. 

Ceci conclut nos dernières volontés et notre testament. »


Chapitre 13

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