Pour l'amour de Pete

Roman gay inédit

Chapitre 15

Le week-end se déroula dans une ambiance irréelle. Je n’arrivais à me concentrer sur rien d’autre que sur l’audience de lundi. Samedi après-midi, Ray et Jason tentèrent de me distraire en m’emmenant jouer au football dans le parc en bas de la rue, mais j’avais la tête ailleurs. Quand ils se rendirent compte que je n’avais pas le cœur à jouer, nous nous assîmes sur un banc au bord du terrain.

– Pete, tu es sûr que tu vas bien ? Tu n’es plus toi-même, dit Ray, qui n’avait pas l’habitude de tourner autour du pot.
– Je vais bien. C’est juste que je m’inquiète pour lundi. Je dois affronter ma mère de nouveau. Et je n’ai pas le choix.
– Tu n’as pas à t’inquiéter. Papa et Van seront là pour te protéger, et si Jason et moi pouvons y aller, nous te protégerons aussi.

Son enthousiasme me fit sourire.

– Il a raison, frérot, ajouta Jason.
– Je n’ai pas peur d’elle, mais je ne veux pas subir sa haine non plus. J’apprécie votre aide, mais je dois l’affronter, et je dois le faire tout seul. Je dois me prouver que je peux lui tenir tête, ainsi qu’à Curt, s’il est présent. Ne vous inquiétez pas, je vais y arriver.

Je compris à l’expression de Jason qu’il n’aimait pas trop cette idée, mais il acquiesça quand même.

– C’est ça. Tu ne veux pas que je m’inquiète alors que tu vas retrouver ces enfoirés devant le tribunal ? C’est mal me connaître. Je vais camper devant la porte et regarder par le trou de la serrure. Si ce gars  bouge ne serait-ce que le petit doigt, je lui fais la peau !

Jason et moi éclatâmes de rire, amusés par le besoin irrépressible de me protéger qu’exprimait Ray.

– Tu n’es pas obligé de faire ça, Ray. Vraiment ! Tout va bien se passer, lui dis-je, toujours hilare.
– Eh bien, s’il devait t’arriver quelque chose, je ne me le pardonnerais jamais. Et compte sur moi pour te le rappeler.
– Les amis, il faut qu’on rentre se doucher avant le dîner, s’exclama Jason. Nous sommes déjà en retard.
– D’accord, alors rentrons au pas de course, j’ai besoin d’étirer mes jambes, répondis-je, attendant la réaction de Ray.
– Ah, mais vous savez bien que j’ai horreur de courir !

Jason et moi détalâmes en laissant Ray sur place. Il se mit à courir derrière nous en criant « Attendez-moi ! » Nous ralentîmes suffisamment pour qu’il nous rattrape, puis accélérâmes de nouveau.

– Eh, les gars ! Je n’arrive pas à vous suivre !

Nous l’attendîmes de nouveau, et reprîmes de la vitesse quand il arriva à notre hauteur.

– Je vous emmerde !

Jason et moi gardâmes le même rythme en pouffant de rire. Peu avant d’arriver à la maison, je fis une accélération, prenant Jason par surprise. Il ne lui fallut pas longtemps pour s’élancer à ma poursuite, mais j’avais suffisamment pris d’avance pour arriver le premier. Nous nous arrêtâmes juste à temps pour ne pas percuter la porte d’entrée, mais l’élan de Jason le conduisit droit sur moi, sans que je puisse l’éviter. Il me bloqua la tête sous le bras et me tira vers le gazon. Puis il balaya mes jambes et me fit tomber, atterrissant sur moi. Je riais si fort que je n’arrivais pas à me défendre.

– Alors c’est comme ça que tu gagnes les courses, petit malin ?

Il me frotta les cheveux avec son poing, et je ris encore plus fort, essayant d’échapper à son étreinte. Je parvins à dégager mon corps, mais il tenait toujours ma tête.

– On fera une course avec un vrai départ, et tu verras qui va gagner.

Il me tenait fermement la tête, et ma voix était étouffée par son bras.

– C’est ça, tu resteras sur la ligne de départ à te demander où je suis passé !
– Ça y est, tu l’auras voulu !

Il lâcha ma tête et m’attrapa par la taille, par derrière, en essayant de me plaquer au sol sur le dos, mais je lui résistai.

– Sauve qui peut ! s’écria Ray en fonçant sur nous, alors que nous étions encore au sol.

Heureusement, il ne prit pas son envol pour nous atterrir dessus, mais glissa sur l’herbe pour venir nous percuter de l’épaule, nous coupant le souffle. Je saisis l’occasion pour me libérer de l’étreinte de Jason et reprendre le dessus. Joanne sortit de la maison et nous encouragea.

– Essaie sous les bras ! Il est chatouilleux !

Ray ne se fit pas prier et bloqua le bras de Jason pour le chatouiller. La réaction de Jason fut immédiate. Il eut un tel accès de fou rire qu’il fut incapable de dire à Ray de s’arrêter. J’attrapai naturellement son autre bras pendant qu’il était encore temps, et entrepris de le chatouiller de l’autre côté. Il riait tellement fort qu’il avait du mal à respirer.

– Euh, les enfants ?

Sharon était sortie voir d’où venait tout ce raffut et nous avait trouvés en train de rouler sur la pelouse. Ray et moi relâchâmes Jason pour qu’il puisse reprendre son souffle. Joanne avait l’air déçue. Elle aurait bien voulu s’attaquer à son grand frère aussi.

Nous échangeâmes des regards avant de répondre en chœur : « Oui, maman ? », ce qui entraîna un nouveau fou rire général.

– Je ne voudrais pas gâcher votre plaisir, les enfants, dit-elle avec un sourire malicieux. Mais je dois vous annoncer que le dîner sera bientôt prêt, et que vous ne pourrez pas venir à table dans cet état. Oh, et je dois préciser que je ferme toutes les portes dans cinq minutes. A vous de voir. Viens avec moi, ma chérie, dit-elle en prenant la main de Joanne.

Avant qu’elle ne puisse fermer la porte, je sautai sur mes pieds et bondis vers la maison. Les éclats de rire continuèrent derrière moi. Je montai en courant vers la salle de bains et me mis en caleçon. Devant le miroir, je retirai les principales traces d’herbe et de salissure avec un gant de toilette, puis me rinçai le visage.

En finissant, j’entendis des bruits de pas dans l’escalier. Ray tambourina sur la porte.

– Sors de là ! Tu as déjà passé assez de temps. Je dois me laver aussi !
– Pas de précipitation ! Tu peux toujours utiliser le robinet dans le garage !
– Va te faire voir !

J’éclatai de rire et ouvris la porte. En entrant, il eut un sursaut en voyant que j’étais pratiquement nu.

– Waouh, si je n’étais pas ton frère, je me jetterais sur toi tout de suite, et j’oublierais le dîner. Quel corps tu as !
– Merci, Ray, lui répondis-je avec un sourire, regagnant ma chambre. Je sentis qu’il me suivait des yeux.

Je mis un jean et une chemise raisonnablement propre, mis du déodorant au cas où, et descendis l’escalier vers la cuisine. Sans le vouloir, j’entendis Kévin au téléphone, qui parlait vraisemblablement avec Van. La conversation me glaça le sang.

– Non, je ne suis pas du tout inquiet à son sujet. Il ne joue pas un rôle majeur dans notre affaire, sauf s’ils se lancent dans une analyse de son environnement proche, dit-il, avant de marquer une pause. Ils avaient douze et treize ans. La plupart des gens ne pensent pas qu’un garçon de treize ans a la capacité de prendre une décision de cette envergure, et encore moins à douze ans, ajouta-t-il avant de marquer une nouvelle pause. Non, il ne sait pas qu’il est ici et qu’il sera à l’audience. Oui, bien sûr. Je te laisse, il va descendre à tout moment. Je te rappelle après le dîner. A tout à l’heure.

Il ne pouvait s’agir que d’une personne. Brian était à Portland, et il serait à l’audience lundi. Sans réfléchir, j’entrai dans la cuisine avant que Kévin n’ait eu le temps de raccrocher le téléphone. Je l’interpellai en allant droit au but.

– Pourquoi est-ce que vous me cachez que Brian est là ?

J’étais encore en état de choc, donc je posai la question calmement, sans manifester d’émotion.

Kévin et Sharon se regardèrent, puis tournèrent les yeux vers moi. Ils savaient que je venais de surprendre la conversation au téléphone, donc cela ne servait à rien de nier.

– Qu’est-ce qui te fait croire qu’il est là ?
– Allez, je ne suis pas stupide.
– Joanne, pourrais-tu aller dire à Ray que le dîner est servi ?
– Mais je voudrais écouter la dispute !
– Vas-y maintenant.

Elle obéit en faisant la moue. Kévin attendit qu’elle sorte de la pièce pour poursuivre.

– D’accord. Question idiote. Je vais te dire la vérité, alors.

Kévin s’assit pendant que Sharon amenait les plats sur la table. Jason entra dans la cuisine et se rendit compte tout de suite qu’il y avait de la tension dans l’air. 

– Nous le gardions à distance parce que nous ne voulions pas qu’il te déconcentre. C’est aussi simple que ça. Et c’est la seule raison. Nous ne l’aurions pas fait s’il n’y avait pas une bonne raison. Tu peux nous faire confiance.

Jason s’assit à côté de moi comme s’il marchait sur des œufs. Il était mal à l’aise.

Je digérai les explications de Kévin, en les retournant dans tous les sens, et je dus admettre qu’il avait raison, même si cela me déchirait le cœur.

– Je ne vais pas être autorisé à le voir.
– Tu le verras au tribunal lundi matin. Mais tu ne pourras pas vraiment lui parler avant la fin de l’audience. J’aimerais mieux qu’il en soit ainsi, pour que tu puisses consacrer toute ton attention au procès.
– Si tu crois que c’est nécessaire, répondis-je en soupirant profondément. Est-ce que j’aurai le temps de le voir après ?

Ray et Joanne choisirent ce moment pour entrer, essayant de comprendre la conversation en prenant leur place respective.

– Voir qui ?
– Tu auras le reste de la semaine. Ray te ramènera tes devoirs pour que tu puisses les rattraper. Tu auras la voiture à ta disposition, si tu promets d’être prudent. Vous pourrez dormir ici ensemble. Nous vous demandons juste d’être discrets, dit Kévin en souriant. Et si vous passez aux choses sérieuses, enfermez-vous dans ta chambre et montez le son de la chaîne hifi.
– Qui va passer la semaine ici ? s’impatienta Ray.
– Je ne sais pas si nous en arriverons là , mais merci. Il va vraiment passer toute la semaine ici ?
– Oui, fiston. Mais tu auras le temps de rêver de lui plus tard. Je veux que tu restes concentré pour l’instant. Souviens-toi comment Van t’a mis sur le grill. Ce sera peut-être pire à la barre.
– Je sais, mais je ne suis pas inquiet. J’ai traversé des épreuves bien pires, et j’ai survécu.
– En effet. Ne l’oublie pas.
– Je ne l’oublierai pas.
– Putain, qui va venir ici ?
– Raymond ! s’exclamèrent Kévin et Sharon, en fronçant les sourcils. Ray resta imperturbable, et Joanne eut un petit rire amusé.
– Il fallait que je trouve un moyen d’attirer votre attention. Qui va venir ?

Je lui répondis en soupirant, sur un ton résigné.

– Brian. Il sera à l’audience lundi et passera le reste de la semaine ici.

Le ton que j’avais adopté rendait Ray visiblement perplexe.

– Et ce n’est pas une bonne nouvelle ?
– Si, mais je ne peux pas lui parler avant lundi soir. Je dois me concentrer sur l’audience.
– Ça craint. Mais tu le verras quand même.
– Certes. C’est juste le fait d’attendre qui me travaille. Cela fait deux ans et cinq mois que je ne l’ai pas vu. Après tout, quelques jours de plus ne changeront pas grand-chose. Mais de savoir qu’il est aussi près et que je ne peux pas le voir…

Jason me tapota le dos en signe de compassion, ainsi que Ray. Kévin et Sharon sourirent tristement.

– Est-ce que nous allons manger ou est-ce que nous allons tous nous mettre à pleurer ? s’exclama Ray, brisant la tension. J’adorais cette qualité chez lui.

Nous attaquâmes le dîner en empilant ce que Sharon avait préparé dans nos assiettes. Les parents prirent une expression attendrie en nous regardant ingurgiter tout ce qui était à notre portée.

– Vous avez intérêt à ne pas dévorer les assiettes avec, quand vous aurez fini votre festin.

Ray et moi levâmes les yeux vers elle avec un air coupable. Elle ne put se retenir plus longtemps. Elle quitta la table en riant de bon cœur et se rendit dans la salle de bains pour se remettre. Jason riait aussi, tout comme Kévin.

– Qu’est-ce qui vous fait rire ? J’ai raté quelque chose ? demanda Joanne, furieuse de ne pas comprendre ce qui se passait.

Kévin changea de sujet et évoqua l’invitation à dormir chez une de ses copines. Elle mordit à l’hameçon. Les parents de Christy passeraient la chercher à sept heures.

La fin du repas fut ponctuée de rires étouffés. Le dîner se termina enfin, et il ne restait plus qu’une série de plats vides sur la table. Nous n’avions pas laissé une miette. La vaisselle fut vite expédiée grâce à nos efforts conjoints. Nous finîmes en un temps record.

– Ça vous dit d’aller au cinéma ? demanda Jason. Il était plus excité que d’ordinaire, donc je sus qu’il avait une idée derrière la tête.
– Bien sûr ! s’écria Ray, acceptant immédiatement la proposition de Jason.

Je ne répondis pas tout de suite, scrutant le regard de Jason. Nous faisions la même taille maintenant, mais il pesait toujours une dizaine de kilos de plus que moi. Il soutint mon regard. J’étais incapable de lire dans ses yeux.

– Allez, Pete, on va s’amuser !
– D’accord, allons-y, dis-je, le regard toujours fixé sur celui de Jason.
– Cool. Je vais chercher mon portefeuille, dit Ray en courant vers sa chambre.
– Pourquoi ? demandai-je à Jason, alors que son regard devenait plus intense, à la limite de la défiance.
– Parce que tu en as besoin, c’est tout.
– Tu joues à être Papa ?
– En quelque sorte, répondit-il en souriant. Je pensais que tu allais te défiler. J’aurais été obligé de te ligoter.
– D’accord, Papa, dis-je en retournant son sourire. Je vous accompagne. Tu peux laisser les cordes à la maison. Je serai sage, promis !
– Bien sûr. Comme si j’allais te croire !
– Il faut que je prenne mon portefeuille aussi.
– Dépêche-toi. Nous allons être en retard !

Jason et moi taquinâmes Ray pendant tout le chemin vers le cinéma, le faisant tourner en bourrique. Le temps de nous garer, nous avions un tel fou rire que Jason avait du mal à conduire. Nous sortîmes de la voiture, et Ray trébucha sur la ceinture, manquant de justesse de s’étaler sur le parking. Nous eûmes un nouvel accès de fou rire. Ray et moi fîmes semblant de nous boxer, puis je passai mon bras autour de ses épaules et nous marchâmes vers l’entrée du cinéma, toujours en nous taquinant.

– Eh, Don, regarde cette bande de pédés !

Jason nous dit immédiatement de les ignorer. Nous poursuivîmes notre chemin vers le cinéma, situé à une cinquantaine de mètre, sans nous retourner.

– Eh, les pédés, ils ne montrent pas de films gays ici !
– Oui, vous devez aller en centre-ville pour ça, ajouta une seconde voix, menaçante. Vous vous êtes trompés de quartier, on dirait.

Ils se rapprochaient, et n’étaient plus que quelques mètres derrière nous. J’étais à la fois inquiet et énervé. Je sentais Ray se raidir à chaque nouvelle parole. Jason perdait son calme aussi.

– Je vous parle, les tapettes !

Je sentis une main sur mon épaule et me retournai brusquement, prêt à me battre. Jason et Ray firent de même. Nous sentîmes des relents d’alcool.

Ils étaient quatre, et non deux comme nous l’avions entendu. Un peu plus âgés que nous, ils avaient un look de racailles, le genre qui déteste tout ce qui ne leur ressemble pas, et qui s’imagine que rien ne peut les arrêter. L’un d’eux avait un couteau à la main, dont il caressait la lame en nous regardant. Ils étaient dans l’expectative, s’attendant à ce que je décoche le premier coup. Au contraire, je remis ma chemise en place et fis volte-face.

– Allons-y, les gars. Ce n’est pas la peine de nous battre.

Jason et Ray reculèrent de quelques pas avant de se retourner et de me suivre.

– Non seulement ce sont des pédés, mais en plus ce sont des lâches. Vous n’allez pas vous en tirer aussi facilement, bande de tapettes.

Puis ils fondirent sur nous, et la bagarre éclata.

Elle ne dura que quelques minutes. Heureusement pour nous, une patrouille de police passa devant le parking environ une minute après le début de la bagarre. Ils nous séparèrent et s’aperçurent rapidement que nous étions les victimes. La police interpella nos assaillants et nous laissa repartir, en nous remettant une carte comportant le numéro du procès-verbal et des coordonnées téléphoniques. Si nous décidions de porter plainte, nous serions obligés de témoigner. Nous devions rappeler le lendemain pour faire part de notre décision.

– Tournez votre tête vers la lumière, s’il vous plaît.

Je grimaçai alors que l’infirmier nettoyait la plaie au-dessus de mon œil droit. Ray et Jason se faisaient soigner aussi. Aucun de nous n’avait été vraiment blessé, mis à part quelques bleus et quelques égratignures. Le fait qu’ils étaient complètement saouls avait joué en notre faveur. L’individu avec le couteau avait tellement bu qu’il pouvait à peine le tenir. Jason l’avait fait tomber de sa main avec un coup de pied.

La seule blessure qu’ils nous avaient infligée était dans notre amour-propre. Nous avions été repérés en tant que gays, et attaqués. Jason nous avait défendus parce qu’il était notre frère. Je n’avais aucune idée de la façon dont l’attaque l’avait affecté. Il arborait une expression pensive. Ray était en colère. J’avais peur.

– Est-ce que l’un d’entre vous a la tête qui tourne ? Levez-vous et marchez pendant une minute ou deux. Dites-nous si vous avez des vertiges.

Les infirmiers ne voulaient pas nous laisser partir avant l’arrivée de Kévin et Sharon. Ils devaient nous remettre à une personne majeure.

Après s’être assurés que nous allions bien, ils rangèrent leur matériel et attendirent l’arrivée de Kévin et Sharon avec nous. Nous nous rapprochâmes pour former un petit groupe et parlâmes de ce qui s’était passé, exprimant ce que nous ressentions et comment nous avions réagi.

– Qu’est-ce que nous allons dire aux parents ?
– La vérité, Ray. Nous n’avons rien fait de mal.
– Je n’aurais jamais dû passer le bras autour de tes épaules comme ça en public. C’est de ma faute.

Jason écarta cette hypothèse du revers de la main.

– C’est de la connerie, et tu le sais, Pete. Tu ne faisais rien que je n’aurais pas fait à ta place. Tu étais en train de t’amuser et tu te comportais avec Ray comme avec un ami proche. Qu’est-ce qu’il y a de gay là-dedans ?
– C’est gay, parce que nous le sommes !
– Alors tu es en train de me dire que des hétéros peuvent exprimer leur affection en public, mais que les gays n’ont pas le droit ? Tu te rends compte comme c’est ridicule ?
– Ridicule ou pas, nous avons vu le résultat.
– Non, ce que nous avons vu, c’est quatre ivrognes qui cherchaient la bagarre. Il se trouve qu’ils sont tombés sur nous, dit Jason en soupirant. Ecoute, Pete. Tu sais que je veille sur vous. Crois-moi, si je pensais que toi et Ray aviez agi de façon compromettante, je vous l’aurais dit. Vous ne faisiez rien de plus que ce qu’auraient fait une paire d’amis hétéros. Est-ce que vous devez faire attention ? Bien sûr. Mais vous ne pouvez pas laisser la peur régir votre existence. C’est autorisé de donner une accolade à un ami ou de lui passer le bras autour des épaules. Je le vois tous les jours au lycée. Vous aussi. Ce n’est pas le simple contact physique qui rend suspicieux, c’est la façon dont tu touches quelqu’un, et combien de temps ça dure.
– J’ai compris la leçon, Papa, dis-je, et un sourire éclaira mon visage. Nous eûmes un petit rire.
– Je vous jure que je tuerai la prochaine personne qui me traitera de pédé, dit Ray, toujours furieux au sujet de la bagarre.
– Si tu fais ça, Ray, tu ne vaux pas mieux que ces homophobes. Si tu casses la figure à quelqu’un parce qu’il te traite de pédé, un de ses amis te tombera dessus pour le venger. Et alors tu devras te battre contre deux abrutis ou plus. Tu ne peux pas t’en sortir tout seul, Ray. Nous ne pouvons pas être à tes côtés en permanence pour t’aider à te battre. Le mieux est d’essayer de les ignorer, ou de t’en sortir par la discussion.
– Et si je ne peux pas m’en sortir en discutant ?

Jason haussa les épaules.

– Parfois, tu n’as pas le choix. Mais sois certain que c’est la dernière solution.

Le minivan s’arrêta près de nous. Nous pouvions voir le visage inquiet de Sharon à travers la vitre. Kévin ouvrit sa portière avant que le véhicule ne s’immobilise et se dirigea rapidement vers nous.

– C’est parti, dis-je. J’espère qu’ils ne vont pas nous mettre sur le grill. Je ne veux vraiment pas parler de tout ça.

Kévin s’arrêta à quelques pas de nous et prit la mesure de nos blessures. Nous avions au moins deux bandages chacun.

– J’espère au moins que vous avez mis une bonne raclée à vos assaillants, dit-il avec un sourire.

Puis il reprit son sérieux.

– Que s’est-il passé ?

Jason répondit avant que Ray ou moi ne puissions prendre la parole.

– Nous sommes sortis de la voiture. Pete et Ray étaient bras-dessus, bras-dessous. Ils étaient en train de se taquiner. Nous avons été pris à partie par un groupe de quatre ivrognes qui ont traité Ray et Pete de « pédés » et de « tapettes ». L’un d’entre eux a mis la main sur l’épaule de Pete, et nous nous sommes retournés pour nous défendre. Pete a dit que ça ne valait pas le coup de nous battre. Nous avons essayé de nous réfugier dans le cinéma, mais ils nous ont attaqués.

Jason haussa les épaules avec détachement.

– Et nous nous sommes défendus.
– C’est tout ? Aucun d’entre vous n’est vraiment blessé ?
– Non. Juste quelques bosses et quelques égratignures.
– Attendez ici. Je reviens dans une seconde.

Il se dirigea vers les infirmiers, sans doute afin d’obtenir des précisions.

– Tu ne lui as pas parlé du couteau, chuchota Ray avec gravité.
– Ce n’est pas grave, Ray. Nous n’avons pas été blessés, et ils n’ont pas eu l’occasion de s’en servir. N’effrayons pas les parents plus qu’ils ne le sont déjà.

Toujours assise dans la voiture, Sharon nous observait attentivement. Nous nous étions rapprochés les uns des autres et discutions à voix basse. Lorsque Kévin revint vers nous, nous nous séparâmes, ce qui la rendit encore plus circonspecte. Kévin affichait une expression maussade. Il fixa Jason des yeux pendant un long moment, puis ce fut mon tour. Je ne sais pas ce qu’il vit dans mon regard, mais il hocha la tête.

– Rentrons à la maison, les garçons. Jason, tu te sens en état de conduire ?
– Pas de problème, Papa. Je n’ai pas reçu de coup à la tête.
– Très bien. Suivez-nous jusqu’à la maison. Ray, les infirmiers ont dit que tu avais peut-être une légère commotion, donc tu viens avec nous. Nous t’emmènerons chez le médecin demain pour nous assurer que tout va bien.

Ray suivit Kévin sans broncher et monta dans le monospace.  

Jason et moi marchâmes vers la voiture. Avant d’ouvrir sa portière, il se pencha au-dessus du toit et me regarda dans les yeux.

– Papa sait pour le couteau.
– Comment le sais-tu ?
– Ce regard qu’il nous a lancé. Il sait.

Nous montâmes dans la voiture et quittâmes le parking.

– Tu crois qu’il va en faire tout un plat ?
– Pas en présence de Maman en tout cas. Elle était déjà suffisamment inquiète.
– Oui, j’ai vu. Merde alors !

S’ensuivit toute une série de jurons et de noms d’oiseaux. Je n’utilisais pas souvent ce genre de langage, mais quand cela m’arrivait, c’était qu’il y avait une bonne raison.

– Eh, Pete ! Tu te sens bien ?
– Ça va. Mais je n’arrive pas à digérer ce qui s’est passé. J’avais déjà suffisamment de choses à gérer comme ça. Ces homophobes m’ont rappelé ma salope de mère et à mon bâtard de père. Ces putains d’enfoirés !

Je fulminai pendant tout le chemin du retour. Jason resta silencieux. Le temps d’arriver devant la maison, je m’étais calmé.

– Tu te sens mieux maintenant ?
– Pas vraiment, mais la colère est passée. Désolé.
– Il n’y pas de quoi ! Tu avais besoin d’évacuer tout ça de ton système, et j’ai même appris quelques nouveaux jurons, dit-il en souriant.
– Entrons dans la maison avant que l’on se demande où nous sommes passés.

Nous nous dirigeâmes vers la porte d’entrée, qui s’ouvrit devant nous. Ray se tenait sur le seuil, le visage blême. J’entendais Sharon et Kévin discuter vivement à l’étage.

En entrant, Jason demanda :

– C’est le couteau ?
– Je ne sais pas. Ils sont montés directement quand nous sommes arrivés. Ça fait environ cinq minutes maintenant.
– Allons regarder la télévision. Ils descendront quand ils seront prêts.

Nous nous assîmes dans le salon et zappâmes pour trouver quelque chose à regarder. Nous choisîmes sur une émission que personne ne regarda vraiment. Nous entendions Sharon et Kévin par intermittence. Jason monta le volume pour masquer le son de leur dispute.

L’émission se termina et un nouveau programme commença. Je vis Kévin quitter la chambre pour son bureau, avant de revenir avec une feuille de papier et un stylo. Nous ne les revîmes pas ce soir-là jusqu’au journal télévisé. Ils avaient tous deux l’air épuisés et inquiets. Leurs yeux étaient rougis et gonflés par les larmes. Ils se tenaient par la main. Jason éteignit le poste quand ils s’installèrent sur le canapé près de la porte. Sharon parla en premier.

– Je suis certaine que vous avez entendu notre dispute.  Nous avons tous les deux eu peur pour vous. C’est la première fois que ce genre de chose arrive à l’un de nos enfants. N’importe lequel d’entre vous aurait pu être tué ce soir. Oui, je suis au courant pour le couteau. Et je comprends aussi pourquoi vous n’en avez pas parlé à votre père, mais ce n’est pas le moment d’être héroïque ou de nous protéger. Ceci est… au-delà de ce que nous avons connu jusqu’à présent. Le suicide de Jeff n’est même pas comparable. Bien sûr que nous avons eu de la peine, mais c’est tout ce qu’il nous restait. Maintenant que nous sentons que la menace est réelle, dans notre environnement immédiat, je – nous pensons que nous devons agir d’une façon ou d’une autre pour vous protéger.
– Jason, poursuivit Kévin, nous t’incluons dans cette conversation pour la simple et bonne raison que tu as participé à la bagarre. Vous savez tous ce qui peut arriver aux jeunes gays. Vous en êtes témoins tous les jours à l’école, et vous l’entendez aux informations. Notre première impulsion était de vous tenir enfermés à clé, mais évidemment ce n’est pas envisageable, ni sur le plan pratique, ni sur le plan moral. Reste à savoir ce que nous pouvons faire pour vous protéger.

Il soupira profondément et s’enfonça dans le canapé.

– Nous ne savons pas ce qu’il faut faire. Nous avons essayé de trouver quelque chose, comme un couvre-feu ou le fait de circuler à deux ou à trois, mais nous avons abandonné chacune de ces idées. Je ne crois pas qu’il soit possible de faire en sorte que vous soyez complètement et toujours en sécurité. Nous ne pouvons pas être derrière vous tout le temps.

Jason et moi échangeâmes un regard. Ils étaient vraiment inquiets. Peut-être même plus que nous.

– Alors voici ce que nous avons décidé. Nous allons essayer de vous apprendre à vous sortir de situations comme celle que vous avez rencontrée ce soir et à être plus attentifs à votre environnement, de façon à éviter toute mauvaise rencontre.

La voix de Sharon était lasse et résignée quand elle parla de nouveau :

– Et c’est tout ce que nous pouvons faire. Vous avez besoin de pouvoir mener vos vies sans que nous ne vous retenions en arrière. J’espère que ce qui s’est passé ce soir vous a fait un peu peur, mais pas au point de vous couper l’envie de sortir de la maison.  Vous savez que je suis là, ainsi que votre père, si vous avez besoin d’en parler.
– Merci Maman, mais je crois que ça va aller. J’ai accusé le coup, mais je survivrai.
– Merci Jason, mais je veux tous vous entendre. Ray ?
– Ça va. Ça me fait plus chier qu’autre chose.
– Pas de gros mots, Ray. Tu sais ce que j’en pense. Pete ?
– Ça va aller. Je suis juste un peu secoué, c’est tout.

Son regard croisa le mien, et je sentis qu’elle me sondait, mais elle se contenta d’acquiescer.

– Très bien alors. N’oubliez pas que nous sommes là.

Et ce fut la fin du conseil de famille. Nous montâmes dans nos chambres. Je me tournai vers Ray et le serrai contre moi.

– Merci d’avoir été là, Ray. Ça compte beaucoup pour moi.

Il me sourit et répondit :

– Tu étais autant là pour moi que j’étais là pour toi.

Je le relâchai et me tournai pour donner une accolade à Jason.

– Toi aussi, frérot. Tu n’étais pas obligé de faire ce que tu as fait, tu sais.

Il me tint par les épaules.

– Tu plaisantes ? Quel genre de frère serais-je si je ne défendais pas les miens ?
– Mais ils ont cru que tu étais…
– Gay. Je sais. Je me fiche de ce qu’ils pensaient. Pas toi ?
– Je m’en fiche pour moi, mais je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose à cause de moi.
– Pete, tu es mon frère. Tu es le frère de Ray, et le frère de Joanne. Tu es le fils de Maman et de Papa. Nous sommes une famille. Nous veillons les uns sur les autres. S’il arrive quelque chose à l’un d’entre nous, il arrive quelque chose à notre famille toute entière. Tu comprends ?
– Je crois. C’est juste que c’est difficile de s’en souvenir, parfois.
– Je comprends. Nous continuerons à te le rappeler jusqu’à ce que tu ne puisses pas l’oublier, alors.

Il me serra contre lui de nouveau, et me laissa repartir.

– Bonne nuit, frérot.
– Toi aussi, frérot.
– Vous aussi, les frérots, dit Ray en gloussant.
– Bonne nuit, Ray, répondîmes Jason et moi en chœur, avant de regagner nos chambres.

J’eus du mal à dormir cette nuit-là. Entre Brian, le procès et la bagarre, j’avais trop de choses sur la conscience. Je parvins enfin à trouver le sommeil, mais je fis un cauchemar et me réveillai en hurlant. J’étais trempé de sueur.

Jason, Ray et moi étions sur le parking devant le cinéma de nouveau, mais cette fois-ci, nos assaillants étaient innombrables et portaient tous des couteaux. Nous n’avions pas d’autre choix que de nous battre, et la bagarre ne durait pas très longtemps. La dernière chose que je voyais avant de me réveiller fut une bande de racailles s’acharner sur Jason et Ray, alors que je sentais la lame d’un couteau contre ma gorge.

Cinq secondes plus tard, tout le monde était dans ma chambre et me demandait ce qui s’était passé. Il me fallut un peu de temps pour calmer ma respiration avant de pouvoir leur répondre.

– Tout va bien. Ce n’était qu’un mauvais rêve.

Personne n’avait l’air convaincu.

– Vraiment, je vais très bien. Retournez vous coucher.

Ray et Jason sortirent de ma chambre, mais Kévin et Sharon restèrent avec moi. Elle alluma ma lampe de chevet et s’assit sur le lit, face à moi.

– De quoi as-tu rêvé ?

Kévin avait ce regard intense que je ne supportais pas. Il arrivait à me faire parler même quand je n’en avais pas envie. J’essayai de résister, mais ce fut en vain.

Baissant les yeux, je soupirai.

– De la bagarre. 

L’expression de Sharon passa de l’inquiétude à… je ne sais pas. Je crois qu’on pourrait l’appeler son visage de psy. Elle l’utilisait beaucoup quand je lui parlais de ce que j’avais sur le cœur. Sharon devenait experte dans l’art de séparer son côté maternel de son côté professionnel, ce qui nous rapprochait davantage.

– Parle-moi de cette bagarre. Tu t’es réveillé en hurlant le nom de Jason. Que lui est-il arrivé dans ton rêve ?

Je faillis lui répondre que je ne m’en souvenais pas, mais l’image était gravée trop profondément dans mon esprit.

– Il est mort. Ainsi que Ray. Je crois que moi aussi, mais je me suis réveillé.

Kévin tira la chaise de mon bureau vers lui et s’assit.

– Comment est-ce que c’est arrivé ?

Il avait une expression étrange.

Je respirai profondément, et leur livrai tous les détails dont je me souvenais.

– La dernière chose dont je me rappelle est la sensation d’une lame de couteau contre ma gorge.

Ils gardèrent le silence pendant un moment, puis se levèrent. Kévin rangea la chaise sous mon bureau.

– Je vais te chercher quelque chose pour t’aider à dormir.

Sharon se dirigea vers sa chambre. Kévin avait l’air triste. Il essayait de m’aider, et cela me réconforta sur le moment.

Sharon revint avec un somnifère et un verre d’eau.

– Prends ça. Tu devrais te rendormir tranquillement.

Elle me tendit le comprimé et le verre d’eau. Je ne voulais pas les contrarier, mais je ne pouvais pas prendre le somnifère. Je ne voulais vraiment pas m’endormir de nouveau. Je mis le comprimé dans le creux de ma main et fis semblant de l’avaler. Sharon hocha la tête et reprit le verre.

– Essaie de ne pas repenser à la bagarre. C’est fini maintenant, et tu es en sécurité. Dors bien, mon chéri.

Elle fit sortir Kévin et ferma la porte derrière elle.

J’ouvris la main et contemplai le comprimé. Je n’avais jamais pris de médicament pour dormir. J’avais parfois des cauchemars et j’arrivais généralement à me rendormir, mais celui-ci m’avait effrayé plus que je ne voulais l’admettre. La première pensée qui avait traversé mon esprit quand je m’étais réveillé avait été « Ceci est mon avenir. Voici ce qui m’attend. » Je savais que les gays étaient des cibles potentielles pour les ignorants et les intolérants. Tout le monde le savait. Mais ce soir, c’était devenu une réalité brutale, froide et terrifiante.

Je passai le reste de la nuit à me rendre parano. Entre l’idée de ma famille qui se faisait assassiner et Brian qui se faisait descendre, j’étais dans un état d’angoisse avancé lorsque l’aube apparut. J’en étais presque à redouter de sortir de la maison, de peur qu’il ne m’arrive quelque chose.

A environ six heures, le dimanche matin, j’en arrivai à la conclusion que j’étais en train de me rendre fou. C’était ridicule de laisser de lointaines menaces dicter ma vie. Rien n’était impossible, mais quelle était la probabilité que ces angoisses deviennent réalité ? Pas énorme. Le fait de transformer mes appréhensions malsaines en raisonnement logique était difficile pour moi, mais j’y étais parvenu lorsque j’émergeai de mon antre vers neuf heures.

Nous eûmes une autre discussion familiale au sujet de la veille, de nos peurs, des précautions à prendre si cela devait nous arriver de nouveau, et ce genre de chose. Le temps de clore le sujet et de terminer le petit-déjeuner, il était pratiquement midi.

Jason proposa de retourner au cinéma et d’aller voir le film que nous avions prévu de voir avant d’être agressés. Ray, évidemment, était déjà dans les starting-blocks. Je dus réfléchir un moment avant de me décider. Je devais affronter ma peur. C’était maintenant ou jamais. Je donnai finalement mon accord pour venir.

Le restant de la journée se déroula sans encombre. En retournant au cinéma, je fus surpris de constater que je n’avais aucune réaction. Après le film, nous allâmes faire du lèche-vitrine dans la galerie commerciale de Beaverton. Ray ne regardait pas les vêtements, cependant. Il suivait du regard tous les garçons mignons autour de nous et il avait quasiment la langue qui pendait. Jason et moi passâmes un bon moment à le taquiner, alors qu’il se retournait de tous les côtés afin de ne rater personne.

Nous restâmes dans la galerie environ deux heures. A dix-sept heures, il était temps de rentrer. Dans la voiture, Ray était intarissable sur les beaux garçons qu’il avait vus. Jason n’arrêtait pas de le taquiner sur son comportement et suggéra de tout raconter au dîner. La conversation dégénéra alors en échange de fausses menaces, entre deux éclats de rire. Personne ne remarqua que j’étais devenu silencieux, encore une fois perdu dans mes pensées.

Ce n’était plus la bagarre qui me préoccupait maintenant, mais le fait d’aller au tribunal le lendemain, et de revoir Brian. Le procès ne m’inquiétait pas outre mesure, car ma mère m’avait dit et fait tellement de choses que je l’avais déjà rayée de mon cœur. Elle ne pouvait plus rien me faire. Brian, par contre, pouvait me détruire. S’il me rejetait, alors je m’étais fourvoyé au cours des trois dernières années. Je l’aimais, et je l’aimerais toujours. Je l’aimais assez pour lui rendre sa liberté, si c’était ce qu’il voulait. Je ne pouvais rien faire d’autre qu’attendre. S’il me rejetait, je sourirais et je lui souhaiterais tout le bonheur du monde. Je serais fort et je cacherais mon chagrin jusqu’à ce que je me retrouve tout seul. Alors, seulement, ma souffrance et ma peine pourraient se manifester.

L’idée de vivre sans jamais le revoir était horrible. Je crois que la seule chose qui m’avait fait tenir au cours de ces deux années et demi avait été l’espoir que je nourrissais de le revoir. Si je n’avais plus cet espoir… alors je ne serais plus moi-même. Je ne serais peut-être même plus de ce monde.

J’essayai de penser à autre chose. S’il ne voulait pas de moi, alors tant pis. Je continuerais à avancer. Après ce qui m’était arrivé pendant ma courte existence, je ne devais pas trouver surprenante l’idée de perdre mon petit ami. Douloureuse, oui. Mais pas surprenante. Cela dit, Brian était différent.

– Réveille-toi, Pete !

Je jetai un coup d’œil autour de moi. Nous étions dans l’allée devant la maison. Encore un trajet de perdu. Cela arrivait trop souvent ces derniers temps.

– Merci. Je crois que j’étais dans les vapes.
– On a l’habitude, intervint Ray. Maintenant, tu me laisses sortir ou je dois t’escalader ?

Je le laissai sortir, non sans lui avoir administré une tape sèche derrière la tête pour la forme. Bien entendu, Ray essaya de répliquer, ce qui nous conduisit sur la pelouse de nouveau. Jason fit l’arbitre alors que nous tentions de nous faire tomber, mais Kévin sortit et mit fin à notre jeu.

– Le dîner est prêt, les garçons. Allons-y.

Après avoir protesté pour le principe, nous le suivîmes docilement jusqu’à la cuisine. Sharon avait déjà posé la nourriture sur la table quand nous nous assîmes. Joanne n’était pas encore rentrée de chez sa copine, donc elle devait dîner là-bas. 

Jason raconta vraiment ce qui s’était passé dans la galerie aux parents, et ils rirent de bon cœur quand il évoqua la façon dont Ray avait percuté un banc parce qu’il regardait ailleurs. Ray prit la chose avec humour et se laissa même aller à un peu d’autodérision. J’essayai de suivre le fil de la conversation au cours du dîner, mais j’eus du mal. Je me sentis soudain épuisé.

– Excusez-moi, mais je suis mort de fatigue. Je crois que je vais aller me coucher. Je veux être en forme pour demain.

Je me levai et plaçai mon assiette dans le lave-vaisselle.

– Bonne nuit.
– Fais de beaux rêves, mon chéri.
– Dors bien, Pete.
– Bonne nuit, mon fils.

Je quittai la cuisine avec un sentiment de plénitude et un sourire aux lèvres. Je ne sais toujours pas pourquoi il me fallut si longtemps avant d’accepter leur amour. Mais ce soir-là, je me sentis plus proche d’eux que je ne l’avais jamais été.

Je dormis profondément et je ne me souvins d’aucun de mes rêves. Je fus réveillé par quelqu’un qui toquait à la porte. Je reconnus la voix de Kévin.

– Pete, il est temps de se mettre en mouvement. Nous devons être en ville à sept heures.

Je jetai un coup d’œil à mon réveil. Il était quatre heures et demie.

– Je suis réveillé, dis-je en maugréant.
– Très bien. Tu ferais bien d’aller prendre ta douche.

Je sortis du lit en soupirant et titubai jusqu’à la salle de bains pour me doucher. Le flot d’eau chaude ruisselant sur mon corps me fit me sentir vivant de nouveau. Je me lavai rapidement, comme toujours. Pendant que je me séchais avec ma serviette, la porte s’ouvrit et Ray entra dans la pièce. Il débarquait de temps en temps quand j’étais en train de me sécher, assez souvent pour que je me demande s’il faisait exprès. Cela arrivait aussi à Jason, mais pas à la même fréquence. Mais je ne pouvais pas me laisser déconcentrer. Une fois sec, je laissai la salle de bains à Ray.

L’étape suivante était le petit déjeuner. Je mis un short et un T-shirt pour ne rien renverser sur mon costume. Kévin et Sharon buvaient leur café matinal et lisaient le journal. Ils me saluèrent de la tête en souriant. C’est tout ce qu’ils firent, mais c’était assez pour que je me sente aimé et intégré à la famille.

Apparemment, c’était un petit déjeuner froid. Je fouillai dans les placards et sortis un paquet de corn-flakes. J’en mangeai deux grands bols en silence, profitant de l’ambiance détendue du petit matin. Ray entra alors que j’étais en train de terminer, égal à lui-même.

– Qu’est-ce qu’on mange ?

Sans un mot, je lui tendis le paquet de corn-flakes avec un petit sourire en coin, mis mon bol dans le lave-vaisselle et me levai pour aller me préparer. Jason était sous la douche quand j’entrai pour me raser et me brosser les dents. Je me rasais environ une fois par semaine. Je voulais apparaître sous mon meilleur jour ce matin, donc je me rasai de nouveau alors que je l’avais déjà fait le vendredi précédent. Jason coupa l’eau pendant que je me brossais les dents. Par pudeur, je quittai la pièce avant qu’il n’attrape sa serviette. Cela ne me dérangeait pas qu’ils débarquent quand c’était moi, mais je me sentais mal à l’aise d’être là au moment où ils entraient ou sortaient de la douche. Peut-être était-ce dû au fait que j’étais un enfant unique.

Je n’étais pas à l’aise dans mon costume. J’avais l’impression d’être un pingouin en tenue de soirée. La chemise, au moins, était désormais à ma taille, et je ne m’étranglai pas en fermant le col. Je n’essayai même pas de nouer la cravate, laissant à Kévin le soin de le faire. Je le regardai faire afin d’apprendre sa technique. Je crois que je compris le principe. Nous partîmes après avoir souhaité une bonne journée à tout le monde.

Le temps était couvert et il tombait une petite bruine, comme souvent à Portland. Le trajet jusqu’au centre-ville ne posa pas de problème malgré la chaussée humide. La Highway 26 était légèrement chargée, et il nous fallut quarante-cinq minutes pour arriver au bureau. Kévin se gara sur sa place réservée dans un parking souterrain. Il m’emmena jusqu’à l’ascenseur et appuya sur le bouton du sixième étage. Les portes s’ouvrirent peu après.

Son bureau me faisait penser aux cabinets d’avocat que l’on voit dans les séries télévisées. Le sol était en marbre et les murs étaient habillés d’acajou, avec des livres soigneusement rangés sur des étagères. Tout le monde était en costume. Une vitre dépolie portait une inscription en lettres dorées : « Cabinet Vanderkamp et Craine ». Nous descendîmes le couloir jusqu’au bureau du fond. En passant, des employés saluèrent mon père, « Bonjour, M. Patterson » ou « Comment allez-vous ce matin, M. Patterson ». Les bureaux occupaient tout l’étage. Les affaires devaient être prospères.

Nous arrivâmes devant une porte encadrée de marbre, dans lequel était gravé « Kévin J. Patterson, Associé Sénior ». Kévin ouvrit la porte et entra, mais je fis une pause devant l’inscription. Je n’avais pas réalisé qu’il était associé sénior. Il n’en faisait pas étalage, et c’était une des raisons pour lesquelles je l’aimais autant. Kévin était jeune pour être associé sénior, j’en étais conscient. Je me demandai si Van lui avait donné ce statut parce qu’il le considérait comme de la famille ou simplement parce qu’il était compétent.

– Bonjour, Pete.

La voix de Van me parvint d’un bureau à ma droite, voisin de celui de Kévin. Je remarquai que les cinq bureaux au fond du couloir appartenaient aux associés. Celui de M. Craine était en face de celui de Kévin. Il y avait des noms sur les deux autres portes, mais j’étais trop loin pour les lire.

– Bonjour, Van.
– Tu es prêt ?
– Je crois. Je ne sais pas trop à quoi m’attendre.
– Ne t’inquiète pas, Pete. Souviens-toi de ce que je t’ai dit, et garde ton calme. Réponds aux questions avec sincérité. Personne ne te fera du mal.
– Je ne m’inquiète pas pour ça. Je m’inquiète pour Brian. J’espère qu’ils ne lui feront rien.
– Il n’y a pas de raison, répondit vivement Van. Il ne joue pas un rôle important dans ton procès. Nous l’avons fait venir uniquement pour parler des deux jours avant ton départ.
– Très bien. Quand est-ce que nous partons ?

Kévin sortit de son bureau.

– Maintenant. Nous arriverons de bonne heure pour peaufiner les détails, et tu pourras voir la salle d’audience pour t’habituer aux lieux.
– Salut, fiston.
– Salut, Papa.

Cela les fit sourire. Apparemment, c’était un petit jeu entre eux. Ils avaient l’air de bonne humeur, ce qui me rassura. S’ils avaient été inquiets, je me serais fait du mauvais sang, et ils le savaient. En fait, je ne savais pas vraiment ce qu’ils pensaient de mon dossier.

Van retourna dans son bureau, prit sa serviette et sa veste, et laissa des instructions à sa secrétaire. Nous remontâmes le couloir en direction de l’ascenseur, marchant tous les trois côte à côte. Des employés continuaient à saluer Van et mon père. L’ascenseur nous ramena au sous-sol, où une limousine nous attendait.

Pendant le court trajet vers le tribunal, je ne pensai à rien en particulier. Je laissai juste mon esprit vagabonder. Je fus surpris de constater que cela ne m’était pas arrivé depuis un moment. Cependant, mes pensées n’arrêtaient pas de revenir à Brian. Je finis par secouer la tête pour chasser cette image.

– Ça va, fiston ?

Kévin trouvait toujours les mots justes.

– Oui, je crois. Je n’arrête pas de penser à Brian.
– C’est normal, mon garçon, dit Van avec gentillesse. Il te manque beaucoup, et ce n’est pas facile de le savoir aussi près. Ne t’inquiète pas. Tu vas y arriver. Et ensuite vous aurez tout le temps de vous retrouver.

Il ébouriffa mes cheveux et éclata de rire. Il me tendit un peigne.

– Désolé, Pete. J’ai ruiné ta coiffure.

Je lui rendis son sourire et remis mes cheveux en place.

Nous arrivâmes au tribunal à environ sept heures et demie. C’était un grand bâtiment, relativement large mais pas effrayant. Nous entrâmes et montâmes les marches vers la salle d’audience numéro deux. Van ouvrit la porte sans hésiter. La pièce que je découvris ressemblait à ce que j’avais déjà vu à la télévision : le bureau semi-circulaire des magistrats, les barres pour les témoins, les tables pour les parties opposées et une rambarde pour séparer la salle de la cour. Van choisit la table sur notre droite en entrant. Kévin me fit signe de le suivre après avoir déposé sa serviette et sa veste. Il me conduisit à la barre des témoins de notre côté et me demanda de m’asseoir.

– Regarde autour de toi, Pete. C’est ici que tu seras assis quand tu témoigneras. Souviens-toi de ce que nous t’avons appris. Ne sois pas nerveux. Tu n’as pas le droit à l’erreur ici. Dis simplement la vérité. C’est tout ce que tu as à faire.

Il se pencha et mit une main sur mon épaule, me regardant dans les yeux.

– Quoi qu’il arrive, Van et moi sommes avec toi. Personne ne peut te faire du mal. Tu me comprends ?
– Oui.
– Je t’aime, Peter. Je suis fier de t’avoir comme fils. Je ne voudrais pas qu’il en soit autrement.

Il fit un pas en arrière et regarda sa montre.

– Je te donne quinze minutes pour aller prendre l’air. Va faire un tour dehors, essaie de faire le vide. Cette journée va être longue pour toi.

Je suivis ses conseils et descendis l’escalier pour sortir du bâtiment. Il commençait à pleuvoir plus fort maintenant, et le ciel était chargé de nuages menaçants. Je me postai d’un côté de la vaste entrée, appuyé contre le bâtiment, et observai les personnes qui entraient et sortaient du tribunal. Cinq minutes plus tard, je vis arriver ma mère et Curt. Ils entrèrent sans me remarquer, mais je vis leur visage fermé. Je ris tout seul. Ils ne m’avaient même pas encore vu, et ils étaient déjà dévorés par la haine.

Les dix minutes suivantes passèrent à toute vitesse. La foule qui entrait dans le bâtiment pour échapper au déluge se faisait de plus en plus nombreuse. J’avais espéré apercevoir Brian avant le début de l’audience, en vain. Je remontai vers la salle en soupirant et m’installai à la table, entre Van et Kévin. Curt et ma mère avaient une expression neutre, mais leurs yeux les trahissaient. Je les ignorai autant que possible.

Van se tourna vers moi et me posa toutes sortes de questions qui n’avaient rien à voir avec le procès. Il avait l’air très sérieux en me demandant qui je voyais gagner le Superbowl, quelle musique j’aimais écouter ou quel était mon parfum de glace préféré. Je le vis jeter des regards de côté à ma mère de temps en temps, et je me rendis compte que cela faisait partie du jeu. J’éclatai de rire et le serrai dans mes bras, tout en les regardant avec mépris. Le regard de Van se mit à pétiller quand il s’aperçut que j’avais compris le jeu et que j’étais prêt à y participer.

Du coin de l’œil, je vis deux hommes s’asseoir au fond de la salle. Je regardai de plus près et je fus choqué. Je savais qu’ils venaient, mais quand même… Danny n’avait pas beaucoup changé. Il avait des cheveux grisonnants à présent, mais c’était tout. Brian, par contre, avait tellement changé que je ne l’aurais pas reconnu. Il n’était pas beaucoup plus grand, il avait pris sept ou huit centimètres tout au plus. Mais son corps avait beaucoup changé. Il avait dû faire beaucoup de sport. Son visage avait pris de la maturité. Et ses yeux…

Il ne m’avait pas encore aperçu, mais dans ses yeux, je lus du chagrin et de la peur. Une ombre s’était abattue sur ses magnifiques yeux verts. L’étincelle que j’adorais avait disparu. Je voulais le serrer dans mes bras, et faire en sorte que tout rentre dans l’ordre. Mon cœur brûlait d’envie de le sentir contre moi de nouveau.

Son regard croisa le mien, et s’alluma pendant un bref instant. Une expression d’incertitude et de tristesse traversa son visage. Il ne soutint mon regard que pendant quelques secondes, puis baissa les yeux, comme s’il avait honte.

– Mesdames et messieurs, la cour !


Chapitre 16

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