Roman gay inédit
Je déteste devoir me lever le matin. Je déteste la sensation du sol froid sous mes pieds. Je déteste devoir prendre une douche au réveil. Et nous n’étions que jeudi.
Mon alarme se déclencha à six heures trente et j’appuyai sur le bouton Snooze comme à l’accoutumée. Je m’autorisai le luxe de rester dans la chaleur douillette de mon lit, et d’être suffisamment éveillé pour pouvoir en profiter. Mais je ne pouvais appuyer sur le bouton Snooze qu’une seule fois si je voulais être prêt à temps pour l’école. Quand l’alarme retentit de nouveau, je sautai du lit, sortis des sous-vêtements de la pile de linge propre, et laissai tomber ceux que je portais sur la pile de linge sale. Tous les adolescents ont une pile de linge propre et une pile de linge sale, non ? La commode n’est qu’un objet de décoration.
Ma chambre était en désordre, comme toutes les chambres de garçons de treize ans. Je jurais mes grands dieux que si ma mère me faisait ranger ma chambre, je ne retrouverais plus rien. Elle finit par me dire de simplement fermer la porte afin que personne ne puisse voir l’étendue des dégâts. J’avais tout étalé par terre pour des raisons d’accessibilité, et j’avais tracé un chemin au milieu pour pouvoir atteindre mon lit. C’était parfait.
Trouvant le peignoir que mes parents m’avaient offert pour mon dernier anniversaire dans la pile des vêtements « portés mais mettables », je me glissai dedans et attachai la ceinture. Je l’aimais bien, car il me permettait de cacher mon érection matinale, et de cette façon je n’avais pas à supporter les commentaires de mon idiote de petite sœur.
Je terminai dans la salle de bains en avance, et comme toujours, je trouvai Dawn qui tapait du pied avec impatience en attendant que je libère la pièce.
– Il était temps, grommela-t-elle en passant devant moi.
Je décidai de l’ignorer et retournai m’habiller dans ma chambre.
Aujourd’hui allait être un grand jour pour moi. C’était le premier jour après que Pete m’avait dit qu’il m’aimait (l’avait-il vraiment dit ?). J’allais le retrouver en cours, et j'étais impatient de le revoir. Je voulais qu’il me voie sous mon meilleur jour. Je choisis un jean de couleur claire et un T-shirt Nike avec une grande virgule bleue dans le dos.
C’était une de mes façons préférées de m’habiller – un jean et un T-shirt. Je m’étais habillé de cette façon depuis le jour où j’avais commencé à choisir mes vêtements. A présent, je me sens mieux avec une chemise et une cravate, croyez-le ou non. Mais je m’égare encore. C’est assez fréquent, vous ne trouvez pas ?
Bref, j’étais habillé. Je me rendis dans la cuisine pour prendre mon petit-déjeuner. Maman avait préparé des œufs brouillés et du bacon avec des toasts beurrés. Je les engloutis comme si je n’avais pas mangé depuis une semaine. Je fis même une pause assez longue pour descendre un grand verre de jus d’orange et m’essuyer la bouche avec une serviette en papier (NON, je ne la mangeai pas !).
Alors que je venais de finir, Dawn sortit de la salle de bains avec la même tête mal réveillée que quand elle était entrée. Je lui en fis part et je reçus un nom d’oiseau en retour. Ah, la joie d’avoir une petite sœur.
Je retournai dans la salle de bains et finis ma toilette. Je me brossai les dents et passai un coup de peigne dans mes cheveux courts coiffés en arrière. Encore une chose que je n’aimais pas chez moi. Mes cheveux poussaient à un angle tellement droit que j’aurais pu m'en servir comme équerre en cours de géométrie. Et j’avais des pics dans tous les sens. Ajoutez à cela les épis hérités de mon père, et vous comprendrez pourquoi je ne pouvais pas les laisser pousser.
J’examinai mon visage. J’avais le front haut, un petit nez et des yeux verts dont la couleur changeait en fonction de mon humeur. Je les avais déjà vus si pâles qu’ils tiraient sur le gris, et se foncer tellement qu’ils devenaient presque marron. Pete disait que mes yeux étaient expressifs. Moi, je les trouvais bizarres. Ma bouche était normale, même si je trouvais mes lèvres un peu trop charnues. Je trouvais aussi mes yeux trop grands, mon nez trop pointu, etc.
Je découvris plus tard que je n’étais pas le seul à m’inquiéter de mon apparence. A peu près tous ceux avec qui j’ai grandi avaient les mêmes appréhensions. La seule chose qui me différenciait d’eux, en fin de compte, était le fait que j’étais gay.
Je terminai rapidement mes rituels matinaux, attrapai mon blouson et me dirigeai vers la porte. Au moment où j’allais l’ouvrir, ma mère m’appela.
– Brian, voici de l’argent pour ton déjeuner. Tu avais encore oublié, n’est-ce pas ?
Elle me donna deux dollars, avec un sourire entendu. Assez d’argent pour acheter un repas à la cantine – si on peut appeler cela un repas – et rien d’autre.
– Bri, je n’aime pas que tu sautes les repas. Je sais que tu le fais, inutile de nier. Ce n’est pas bon de sauter des repas pour un garçon en pleine croissance. Donc fais-moi plaisir, et mange, d’accord ? Je m’inquiète pour toi.
Que se passait-il ? Qui était cette personne et qu’avait-elle fait de la femme froide et distante que j'avais pour mère ? J’étais perplexe. Elle ne se comportait pas de façon normale. Elle ne manifestait d'habitude JAMAIS d’intérêt pour moi.
– Tu vas bien, Maman ? Tu n’as pas l’air d’être toi-même, ce matin.
– Je vais très bien, merci. Aussi bien qu’hier. Pourquoi est-ce que tu me poses la question ?
– Sans raison particulière. Ça doit être moi alors.
Je préférais battre en retraite plutôt que d’expliquer pourquoi j’avais posé la question. Ma mère n’insista pas. Je n’arrivais pas à comprendre. Quelque chose avait changé en elle, et dans le bon sens. Qu’est-ce qui avait bien pu provoquer ce changement ? J’étais certain que je finirais par le deviner. J’allais être patient et l’observer. Si ce n’était qu’une réaction coupable par rapport à ce qui s’était passé hier soir, les choses allaient revenir à la normale assez vite. Et si elle avait changé… Mais c’était peu probable.
Je fonçai vers le collège. J’étais impatient de voir Pete. Son bus arrivait environ dix minutes avant le début des cours. Je me dirigeai vers l’arrêt de bus et l’attendis. Alors que son bus arrivait, je devins soudain nerveux. Avait-il vraiment dit ce que je pensais avoir entendu ? M’aimait-il vraiment ou était-ce simplement de l’amitié ? Toutes ces pensées me torturaient l’esprit et entamaient ma bonne humeur. Cela ne prit que quelques secondes. Le temps que Pete descende du bus, et j’étais redevenu aussi renfrogné que d’habitude. Jusqu’à ce qu’il m’adresse un sourire en m'apercevant.
– Salut Bri, la forme ?
Je fondis sur place. Mes genoux se mirent à trembler et je suis sûr que si j’avais essayé de parler à ce moment-là, les sons seraient restés coincés dans ma gorge. Mon Dieu, c’était vraiment l’être le plus parfait que je connaissais. Je ne pouvais pas le quitter des yeux. Puis je m’aperçus qu’il me regardait bizarrement et je remis les pieds sur terre.
– Je ne me suis jamais senti aussi bien, lui dis-je d’une voix forte, m’efforçant de donner le change aux personnes qui nous observaient.
Je réduisis le volume de ma voix pour que lui seul puisse m’entendre.
– Maintenant que tu es là.
Je lui tendis la main. C’était le seul moyen que j’avais trouvé pour éviter que les gens ne devinent que nous étions gays. Il eut l’air surpris, mais la serra quand même. J’essayai de lui faire passer tout ce que je ressentais dans ce simple contact. Je lui écrasai la main au point de lui faire mal, j’en suis sûr. Je le regardai dans les yeux, lui signifiant en silence combien je l’aimais. Je ne suis pas certain de ce qu’il ressentit ce matin-là. Je ne lui ai jamais demandé. Mais puisqu’il est resté avec moi, je me dis que le sentiment devait être partagé.
La première sonnerie retentit. Les cours allaient commencer dans dix minutes. Nous nous engageâmes dans les couloirs en direction de son casier, qui était plus proche que le mien. Il se trouvait qu’il était aussi à proximité de celui de Brent. Mais celui-ci n’était pas dans les parages, heureusement. Pete n’arrêtait pas de me jeter des regards de côté en essayant d’ouvrir son casier. Il me rendait nerveux.
Il finit par ouvrir son casier à la troisième tentative, et je lui dis quelque chose que j’avais entendu dans la bouche du grand frère de Chris, au retour de son centre d’entraînement.
– La règle des cinq pour cent.
Pete fronça les sourcils.
– Comment ça ?
– Oui, tu dois être cinq pour cent plus intelligent que ton matériel. J’ai vu que tu avais eu du mal à ouvrir ton casier.
J’accompagnai ma remarque d’un sourire, pour qu’il ne le prenne pas mal, mais je n’avais pas de raison de m’inquiéter.
– Eh !
Il me donna un coup de poing dans l'épaule. Ce n’était pas par colère, mais par jeu. J’eus quand même mal. Je me frottai l’épaule et lui jetai un regard meurtri.
– Tu l’as bien mérité.
Encore un sourire.
– Oui, en effet, lui dis-je en souriant à mon tour. Mais était-il nécessaire de me faire mal ? J’ai besoin de ce bras aujourd’hui.
Son sourire devint espiègle et il me répondit qu'il saurait se faire pardonner. Mon cœur s’accéléra et je sentis mon sexe durcir. Mince alors, j’avais horreur de cela. Surtout à l’école.
– Je dois récupérer mes bouquins, lui dis-je, et me dirigeai vers mon casier sur le pas de course.
J’entendis Pete éclater de rire derrière moi. Je n’avais aucun doute sur le fait qu’il savait pourquoi je m’étais enfui.
Une fois arrivé devant mon casier, je l’ouvris sans difficulté et sortis mes livres d’anglais. Nous n’allions probablement pas nous en servir, comme c’était la dernière semaine de cours. La plupart des professeurs faisaient relâche en cette fin d’année scolaire.
Alors que je cherchais mon livre d’algèbre au fond du casier, la porte fut claquée sur mon poignet, et je ressentis une vive douleur. Je poussai un cri de surprise et vis Brent éclater de rire. Il m’avait aperçu et n’avait pu résister à l’idée de venir me tourmenter. Il était entouré de ses acolytes, qui ricanaient comme des hyènes. J’essayai de les ignorer, tout en m’appuyant sur la porte de mon casier pour la maintenir ouverte et attraper mes affaires.
En m’éloignant, j’entendis Brent dire quelque chose à sa bande, et ils explosèrent de rire. Je fis semblant de ne rien entendre. L’écoute sélective était une de mes qualités. Je poussai un soupir. Peut-être que cette journée ne serait pas si différente des autres, après tout.
En entrant dans la classe d’anglais, je pris place rapidement. Pete était déjà installé et lisait un livre dont j’ai oublié le titre. Je regardai mon poignet et constatai qu’il n’était pas cassé, mais je vis que du sang s’accumulait sous la peau, comme un suçon. J’allais avoir un hématome. Et cela me faisait mal. Mais comme toujours, j’allais survivre.
Brent entra dans la classe, et je lui adressai mon regard le plus haineux. Il me toisa d’un air supérieur et s’assit en me tournant le dos. Il m’avait éliminé de ses pensées, comme on jette un déchet. Je tremblais de rage impuissante.
– Ça va, Bri ? Tu as l’air contrarié.
Pete. Je le regardai et sentis ma colère s’estomper instantanément. Il avait l’air sincèrement inquiet, le front plissé et les lèvres pincées. Il était plus que beau. Comment pouvais-je rester en colère face à une telle perfection ?
– Ça va, répondis-je d’un air évasif, j’aimerais simplement casser la gueule de Brent.
Pete sourit et acquiesça.
La troisième sonnerie retentit. J’avais dû zapper la seconde. Le cours commença, et M. Young nous donna un devoir écrit. Nous devions décrire qui nous étions et quels étaient nos projets d’avenir. C’était une rédaction de cinq cent lignes, à rendre avant vendredi. J’émis un grognement de protestation. De combien de façons pouvait-on dire que l’on était insignifiant, et que sa vie n’allait nulle part ? Cela faisait déjà dix mots. Il en restait encore 490. Voyons, combien de synonymes allais-je pouvoir trouver pour le mot minable ? J’allais trouver chacun d’entre eux et les placer dans une phrase, comme dans une leçon de vocabulaire.
Je savais que je ne pourrais pas y couper, donc je me mis au travail avec la sérieuse intention de mentir comme un arracheur de dents et de pondre une belle histoire. Je finis la rédaction avant la fin du cours, quarante minutes plus tard. J’étais rapide. L’école n’était pas un problème pour moi. Ce n’était pas stimulant, et je n’avais aucune raison d’exceller. Mes parents étaient contents de mes notes, même si j’étais capable de faire bien mieux .
Ma rédaction décrivait le bonheur de ma vie, mon excitation à l’idée des vacances imminentes, et combien j’étais impatient d’entrer en 4ème (un gros mensonge). J’écrivis que j’allais jouer au base-ball tout l’été et me consacrer à la lecture. Ce n’était pas la copie du siècle, mais j’étais sûr qu’elle me rapporterait au moins 15/20, ce qui me suffisait amplement.
La sonnerie annonça la fin du cours. M. Young rappela l’échéance du devoir, et je me dirigeai vers mon cours de maths, pendant que Pete rejoignait sa classe de sciences sociales. Le cours de maths fut barbant, comme d’habitude. M. Fordyce essayait de nous donner de l’avance sur le programme de l’année suivante. Il nous parla de trigonométrie, et de ses applications dans le monde réel, mais personne n'écoutait (il avait raison, vous savez, c’est utile dans le monde réel, que ce soit pour la chimie, les sciences physiques ou l’architecture.)
Une éternité plus tard, la sonnerie retentit, nous libérant de M. Monotone. J’avais eu du mal à rester éveillé pendant le cours. Maintenant, c’était au tour de M. Soiseth et de la fanfare.
La fanfare était une de mes classes préférées, après la biologie et l’informatique. Je jouais de la trompette. J’étais le seul trompettiste à jouer la troisième portée. Les autres pensaient que c’était plus valorisant de jouer la première. Les harmonies me convenaient très bien, et j’aimais avant tout produire des sons mélodieux. Chris était aussi trompettiste dans la fanfare, et il avait le premier rôle. Il le méritait. Je respectais son talent. Je crois qu’il aurait pu devenir professionnel s’il l’avait voulu. Finalement, il est parti à l’académie militaire de West Point et il est devenu Major dans l’armée, à peine douze ans plus tard.
Bien entendu, Pete était là aussi, mais il jouait du trombone.
Parmi les autres membres de la fanfare, environ la moitié des trompettistes faisaient partie de la bande de Brent, ce qui rendait le cours pénible. Mais le plaisir que je prenais dans la musique compensait ce désagrément.
M. Soiseth, en revanche, était une personne imprévisible et lunatique. Il pardonnait facilement une erreur, mais s'énervait si la même erreur était répétée. Il était aussi intransigeant sur la discipline. Le bavardage n’était pas autorisé, et si cela se produisait, c’était des heures de colle. Celles-ci se déroulaient le midi sous la surveillance de M. Morin, le prof de bio. Il était d’ordinaire plutôt conciliant, mais les heures de colle étaient une punition, donc il était sévère à ce moment-là.
L’année précédente, M. Soiseth avait soulevé un élève de 4ème et l’avait plaqué contre le mur parce qu’il n'arrêtait pas de bavarder. Je ne sais pas comment il avait réussi à garder son poste. De nombreux parents avaient retiré leur enfant de la fanfare après cet épisode. Nous avions perdu environ la moitié de nos effectifs.
Aujourd’hui, nous ne faisions pas grand-chose, à part rendre nos partitions. Nous devions faire l’inventaire avant la fin de l’année scolaire, et nous étions davantage en étude surveillée qu'en classe. Nous attendions notre tour pour monter sur l’estrade et rendre nos partitions. Pete et moi étions assis l’un à côté de l’autre, alors que nous étions d’habitude séparés. Comme nous ne pouvions pas parler, nous étions obligés d’échanger des messages sur un cahier. Cela ne posait pas de problème à Soiseth, tant que nous restions silencieux.
– Tu m’as manqué hier soir, Bri.
– Tu m’as manqué aussi. J’ai failli être privé de sortie, tu sais.
– Comment ça ?
– L’école a appelé ma mère pour lui dire que j’avais séché. Je lui ai dit que je l’avais fait pour une bonne raison, mais elle ne m’a pas écouté. Elle m’a privé de sortie pendant deux semaines.
– Comment est-ce que tu t’en es sorti ?
– Mon père est rentré et m’a demandé ce qui s’était passé. Je lui ai dit que tu avais eu besoin de te confier à un ami. Il m’a demandé de quoi nous avions parlé…
Pete prit un air paniqué, mais je lui fis signe de se rassurer.
– Et je lui ai dit que tu m’avais fait promettre de ne rien dire. Il m’a demandé si tu prenais des drogues ou si tes parents te battaient. Je lui ai dit que non et c’en est resté là.
– Waouh. Ce n’est pas passé loin. Je ne sais pas ce que je vais dire à ma mère si elle me pose la question. Elle a reçu un appel aussi, mais elle ne m’a rien dit. J’ai peur que mon père ne l’apprenne.
Je lui demandai « Pourquoi ? » de la tête.
– Il me mettra sûrement une raclée.
– Il fait ça souvent ?
– Seulement quand je le mérite. A chaque fois que je déconne VRAIMENT.
Je fis une pause, réfléchissant à ce qu’il venait d’écrire. Une sirène d’alarme s’était déclenchée dans ma tête.
– Quel genre de raclée te met-il ?
– Juste des coups de ceinture. Ça fait mal pendant un moment, mais ce n’est pas grave.
Pete sourit en écrivant.
– Je le mérite la plupart du temps. C’est ce que je récolte quand je vais trop loin. Tu sais comment ça se passe…
Oui, je savais comment cela se passait. Mais pourquoi avait-il droit à la ceinture, alors que je recevais de simples tapes ? C’était injuste, et j’étais révolté à l’idée que Joe puisse faire du mal à Pete. Son père était un dur et tenait à ce que Pete affronte la vie « comme un homme ».
Pete avait écrit quelque chose pendant que j’étais en train de réfléchir, et fut obligé de tapoter le cahier pour attirer mon attention.
– Tu as demandé si tu pouvais passer le week-end chez moi ?
– NON ! J’ai oublié, avec tout ce qui s’est passé hier. J’appellerai ma mère pour lui demander à midi, d’accord ?
– D’accord.
Je me mis à dessiner des signes sur la feuille. Quand nous avions commencé à nous fréquenter, l’année précédente, le langage codé était à la mode. Nous avions inventé un code et découvert comment l’utiliser de différentes façons, en inversant les signes de manière à faire comprendre quelle était la clé du code. Le principe était que seuls certains signes représentaient des lettres, alors que les autres n’étaient là que pour rendre le message plus long et plus complexe. Comme nous n’avions qu’une série de signes à retenir, c’était facile à utiliser et nous pouvions décrypter les messages sans avoir besoin d’une table de code. C’était plutôt malin pour des garçons de onze ans.
Je pris mon temps pour écrire le message. Je voulais m’assurer que tous les signes étaient corrects.
– JE T’AIME
Je vis son regard s’animer et un large sourire se dessiner sur son visage si expressif.
– JE T’M AUSSI
– Pete Jameson, amenez-moi vos partitions.
Merde ! On pouvait compter sur Soiseth pour casser l’ambiance. Pete esquissa un sourire pour s’excuser et se dirigea vers l’estrade. Je regardai de nouveau ce que Pete avait écrit en langage codé.
– JE T’M AUSSI
Cette petite phrase avait plus d’importance pour moi à ce moment précis que toute autre chose au monde. Il m’aimait vraiment, et voulait être avec moi. Je contemplai la feuille jusqu’à ce que Pete ait fini de rendre ses partitions. J’avais l’impression de vivre un rêve éveillé. J’ai conservé ce cahier quelque part. Il faut que je le retrouve.
– Ça va, Bri ?
– Oui. J’étais juste en train de réfléchir.
– A quel sujet ?
Retour au langage codé.
– NOUS, MA M ET MON P, TA M ET TON P, CE QUE NOUS ALLONS LEUR DIRE.
Mince, j’avais une crampe à la main. Le langage codé n’était pas conçu pour écrire des romans, et nous avions déjà écrit beaucoup au cours de cette conversation.
– Nous n’en ferons rien. (Pas de langage codé cette fois-ci, Pete semblait penser que ce n’était pas nécessaire.)
– ET SI ON NOUS SURPREND ?
– NOUS FERONS TRES ATTENTION.
Je devais avoir l’air dubitatif, car il tapota sur le cahier pour insister. Puis il griffonna de nouveau.
– NE T’INQUIETE PAS.
– J’essaierai.
Il souligna ce qu’il avait écrit précédemment en haut de la page.
– JE T’M AUSSI
Il m’adressa un petit sourire et frôla ma jambe avec la sienne en se reculant sur sa chaise. Nous gardâmes le silence jusqu’à la fin du cours, sans rien écrire de plus (j’en étais d’ailleurs incapable, m’étant fatigué le poignet avec ce satané langage codé.)
La sonnerie retentit. Nous nous levâmes et prîmes la direction de nos classes suivantes. Pete avait maths et moi sciences sociales. Nous nous séparâmes en arrivant devant mon casier. Il me tapota affectueusement l’épaule et s'éloigna dans le couloir. Je fis ma combinaison et ouvris la porte pour attraper mes bouquins et mon classeur. J’étais en train de me retourner pour aller en cours quand je tombai nez-à-nez avec Randy, un des acolytes de Brent. Je lui arrivais à peu près au niveau du torse. C’était le plus costaud de mon année, encore davantage que Chris.
– Regarde où tu vas, tête de nœud !
Il me poussa violemment contre mon casier. La poignée de la porte me heurta au même endroit que la veille.
– Désolé, grommelai-je en passant devant lui.
Randy était plus facile à gérer que Brent. Il ne se donnait pas la peine de me harceler, sauf si Brent était dans les parages. Quand j’avais la malchance d’attirer l’attention de Randy, il m’écartait de son passage comme une chose insignifiante et ne me poursuivait pas dans ma fuite.
Le cours de sciences sociales fut un exposé ennuyeux, comme d’habitude. C’était la seule classe à part la biologie et l’informatique où nous avions encore vraiment cours. Le livre de sciences sociales avait plus de chapitres que nous ne pouvions en étudier dans l’année. Ce cours portait sur la Déclaration d’Indépendance. M. Sowa radotait sur ce qu’elle signifiait à l’époque (la dernière tentative désespérée d'un président à la tête d'une armée défaite dans un pays coupé en deux par la guerre civile) et ce qu'il fallait en retenir. Je m’étais toujours intéressé à Lincoln pour une raison particulière. Maman disait que nous lui étions apparentés par alliance, ou quelque chose comme ça. Plus tard, j’ai servi dans la marine sur un porte-avions qui portait son nom, mais c’est une autre histoire. Peut-être que je vous la raconterai plus tard, quand j'aurai terminé celle-ci. Il y aurait beaucoup à dire, je vous assure (mince, je ne peux pas garder le fil ou quoi ?).
Le cours de sciences sociales prit fin, et c’était déjà l’heure du déjeuner. Ignorant les remarques de ma mère sur la nécessité de me nourrir, je rejoignis Pete sur les gradins pour discuter et profiter du soleil de la fin de matinée. Ni lui ni moi ne mangions à la cantine. Nous préférions garder l’argent pour acheter des sodas ou des bonbons. L’accès aux gradins n’était pas vraiment autorisé le midi, mais les surveillants nous laissaient faire tant qu’ils pouvaient nous voir. Nous étions les premiers à y prendre place.
– Ah, je suis content que ce soit terminé. Je déteste les maths ! Est-ce que Fordyce est obligé de rendre ça si chiant ? Il me donne envie de travailler dans un fast-food pour le restant de mes jours.
Pete me fit sourire, comme d’habitude.
– Oui, j’imagine très bien la scène. Toi au grill, et moi en train de lessiver le sol. Nous pourrions nous payer une cabane en carton avec nos salaires.
– Oui, mais ce serait un grand carton, et ce serait le nôtre.
Ça y est, nous faisions des projets d’avenir, même si c’était pour rire. Je sus à ce moment-là que j’avais envie de passer le reste de ma vie avec lui. Il remplissait un vide que je ressentais depuis toujours. Il était mon autre moitié, capable de me faire m’ouvrir et de lire dans mes pensées comme dans un livre. Il devinait mes sentiments, mes attentes et mes aspirations. Il me connaissait intérieurement et extérieurement. Enfin, pas encore physiquement, mais en ce qui concernait ma personnalité, il m’avait cerné. Je savais que s’il me quittait, un jour, pour n’importe quelle raison, je cesserais d’exister. Je mourrais.
Nous bavardâmes au sujet de ce que nous allions faire ce week-end, quel film nous voulions voir, où nous allions nous balader avec les moto-cross qu’il possédait, bref, des sujets de conversation ordinaires pour des garçons de notre âge. Nous évitions tous deux d’évoquer des sujets plus personnels, au cas où quelqu’un nous entendrait.
Le reste de la journée sembla durer une éternité. Le seul cours que nous avions en commun cet après-midi-là était l'EPS. J’avais informatique, EPS et biologie, et Pete avait biologie, EPS et informatique. La tenue de sport n'était pas obligatoire, pour une fois. Nous devions rendre nos cadenas et d’autres affaires, ce qui nous laissa du temps pour discuter. Puis nous nous séparâmes de nouveau pour la dernière heure de cours. Dans l’ensemble, cette journée s’était bien passée pour moi. Je n’avais croisé Brent qu’une seule fois. Il avait quatre cours en commun avec moi, dont EPS. Mais comme nous n'avions rien fait de physique, il n'avait pas eu l'occasion de me brutaliser.
Je retrouvai brièvement Pete devant son casier avant qu’il ne prenne le bus. Je lui assurai que je demanderais à ma mère si je pouvais dormir chez lui, et que je l’appellerais dès que j’aurais la réponse. Je rentrerais en bus avec lui le lendemain si je pouvais venir.
Je rentrai rapidement chez moi, pressé de demander l’autorisation de passer la nuit chez lui. Je découvris en arrivant que Maman n’était pas encore rentrée. Elle devait encore être au travail. Je fouillai dans le frigo et trouvai quelque chose à me mettre sous la dent. Ce n’était que des restes, mais je leur trouvai un meilleur goût que la veille au dîner.
Ayant provisoirement trompé ma faim, je me dirigeai vers ma chambre et m’assis sur le lit pour me plonger dans mon bouquin du moment. Je dévorais un livre tous les deux ou trois jours en fonction de son épaisseur et mon rythme de lecture. Je devais lire près de 1000 pages par semaine à l’époque.
J’entendis Dawn rentrer. J’essayais de l’ignorer autant que possible, mais je ne pus l’éviter cette fois-ci. Elle entra dans ma chambre sans frapper à la porte. Ce genre de chose avait le don de m’énerver.
– Tu vas dormir chez ton petit ami, ce week-end ? Je veux inviter des copines et je ne veux PAS que tu fasses tout foirer.
Je ne relevai pas et poursuivis ma lecture comme si de rien n’était. Elle s’impatienta, mais je ne l'ignorai. Elle apprendrait à toquer, qu’elle le veuille ou non.
– Brian, je te parle.
Je continuai à faire comme si elle n'était pas là. Elle avança dans ma chambre et baissa mon livre, se retrouvant face à face avec moi.
– Je t’ai posé une question… Eh !
Je l’avais repoussée, en mettant ma paume contre son nez. Elle ne s’y attendait pas, et tomba sur son derrière. C’était hilarant.
– Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?
– Si tu avais frappé à la porte comme je te l’ai déjà demandé, ça ne serait pas arrivé. Et pour répondre à ta question, je serai chez Pete.
Elle se releva pendant que je parlais. J’éludai volontairement sa remarque sur mon petit ami, mais je sentis un frisson me parcourir le dos. J’avais horreur d’être parano !
– Très bien, amuse-toi bien avec ton PETIT ami. Moi, je suis sûre de m’amuser, comme tu ne seras pas là.
Sur ce, elle fit demi-tour et commença à s’éloigner. Mais avant qu’elle ne ferme la porte, je ne pus m’empêcher de lui répliquer :
– Tu ne me verras pas, mais ce sera toujours mieux que de te regarder dans une glace.
Elle poussa un cri d’exaspération et claqua la porte. J’étouffai un rire et traçai un chiffre en l’air. Un à zéro pour moi. Je retournai à mon livre.
Un des personnages principaux venait de se rendre compte de l’importance de la couleur de son dragon. Il était expliqué que ceux qui chevauchaient un dragon vert étaient gays. Je vous jure que j’avais déjà lu ce livre au moins trente fois, mais je n’avais jamais prêté attention à ce passage. Je posai le livre sur mes genoux et réfléchis aux implications de ce que je venais de lire. Les dragons verts étaient les plus nombreux, puisqu’ils représentaient environ 20% de la population. Et comme les dragons verts étaient les seules femelles (à part les reines dorées qui n’étaient que deux ou trois par nid), cela signifiait que 20% des chevaucheurs de dragons étaient gays. Il y avait plus de cinq cent dragons par nid et seules les reines étaient montées par des femmes. Ce qui faisait donc 100 hommes gays. Je ne pus m’empêcher de sourire. A quoi ressemblerait le monde si un homme sur cinq était gay ?
Cela faciliterait certainement les choses. On ne se moquerait pas des gays comme c’était le cas aujourd’hui. Mais ce n’était pas la réalité.
Mon sourire s'effaça quand je me mis à réfléchir à ce que le fait d’être gay allait changer dans ma vie. Plus j’y pensais, et plus j’étais inquiet.
Tôt ou tard, quelqu’un finirait bien par le découvrir. Je priais simplement pour que ce ne soit pas par accident. Mais comment pouvais-je en parler à mes parents ? Je ne savais pas comment ils réagiraient. Ma mère pourrait bien le prendre, mais elle pourrait aussi me rejeter. Mon père me mettrait à la porte, j’en étais sûr. Il n’avait jamais dit de mal des gays, mais j’avais un mauvais pressentiment. Et si c’était la mère ou le père de Pete qui l’apprenaient en premier ?
Joe nous tuerait. Il n’accepterait jamais que son fils unique soit une tapette. Et s’il nous surprenait en flagrant délit, il me tuerait pour avoir rendu son fils gay. Ou peut-être qu’il nous tuerait tous les deux par principe. J’étais certain que nous mourrions d’une façon ou d’une autre.
La mère de Pete ferait certainement comme si Pete n’était pas gay. Ce serait trop dur à digérer pour elle, et elle jouerait à l’autruche. Je ne savais pas si elle protégerait Pete de Joe. Brenda attachait beaucoup d’importance aux apparences. Tant que personne ne se douterait de rien, tout irait bien.
Maman finit par rentrer peu après cinq heures. Je bondis vers elle dès qu’elle franchit la porte.
– Salut, M’man. Pete m’a demandé si je pouvais dormir chez lui ce week-end. Tu es d’accord ?
Elle devait sentir mon excitation, j’en étais sûr. Et comme ce n’était pas dans mes habitudes, elle devint méfiante.
– Pourquoi ? Qu’est-ce que vous allez faire ensemble ?
Je réfléchis rapidement, et répondis en donnant une partie de la vérité.
– Nous ferons de la moto. Nous avons trouvé de nouveaux chemins dans la colline. Et nous ferons de la console aussi.
– Oui, je vois, dit-elle, sentant bien que je ne lui avais pas tout dit. Eh bien, c’est d’accord pour moi. Je vais appeler sa mère pour vérifier qu’elle est d’accord de son côté.
Elle se dirigea vers le téléphone et composa le numéro de Pete. Il dut décrocher et appeler sa mère. Après les « Oui, oui » et les « D’accord » habituels, elle prit congé et raccrocha.
– D’accord, tu peux y aller, mais pas de bêtises, tu m’entends ?
– Moi ? Des bêtises ? Jamais !
Je souris et lui sautai au cou.
– Merci, Maman.
Même si elle pouvait être calculatrice et froide par moment, c’était quand même ma mère.
Elle sourit avec indulgence et me tapota la tête d’une façon maternelle. Je me demandai de nouveau ce qui avait bien pu provoquer son changement d’attitude à mon égard.
Dawn choisit ce moment pour apporter son grain de sel.
– Maman, devine ce que Brian a fait ! Il m’a mis la main dans la figure et m’a poussée ! Je suis tombée par terre !
Je pris la parole rapidement, avant que ma mère ne puisse répondre.
– Je t’ai dit que si tu avais toqué à la porte, j’aurais répondu à ta question !
Maman nous contempla pendant un instant.
– Dawn, est-ce que tu as toqué à la porte ?
– Non, mais il m’a poussée, répondit-elle d’un air penaud.
– Brian, qu’est-ce que je t’ai déjà dit sur le fait de violenter ta sœur ?
– Elle a débarqué dans ma chambre comme une furie. Elle le méritait.
– Même pas vrai !
– Si, c’est vrai !
– Ça suffit. Dawn, tu toqueras à partir de maintenant, tu m’entends ? Et Brian, tu ne touches plus à ta sœur. Compris ?
Bien. Une égalité. Ma mère nous avait renvoyés dos à dos. C’était une petite victoire.
Je me rendis dans ma chambre et commençai à préparer mon sac pour le week-end. Je pris deux paires de jeans et quelques T-shirts, ainsi qu’un sous-pull à manches longues pour la moto (vous vous êtes déjà pris une branche à cinquante kilomètres heure ?). Voyons voir. Des sous-vêtements, des chaussettes, des bottes. C’était à peu près tout. Je prendrais mon bouquin le lendemain matin, afin de pouvoir lire quelques pages avant de m’endormir. J’avais besoin de bouquiner pour trouver le sommeil.
Le dîner se déroula sans incident notable. Mon père m’adressa un sourire en rentrant. Encore une chose nouvelle. J’avais l’impression d’être dans un vieil épisode de Twilight Zone. Dawn demanda aux parents si elle pouvait inviter ses amies à la maison la nuit suivante et ils lui donnèrent leur accord, sachant que je ne serais pas là.
Après le dîner, ce fut l’heure du rituel de la télévision. Mais à environ 19h30, les parents demandèrent à Dawn d’aller dans sa chambre parce qu’ils voulaient discuter avec moi. Mon sang ne fit qu’un tour. J’étais incapable d’imaginer de quoi ils voulaient me parler. Je pensais que l’affaire des cours séchés avait été classée hier.
Alors que Dawn faisait la moue et quittait la pièce, mon père se leva et la suivit jusqu’à sa chambre, pour s’assurer qu’elle avait bien fermé la porte.
En revenant, il avait l’air plus tendu que quand il était parti. Ma mère arborait la même expression fermée. Oh merde, qu’est-ce qui était en train de se passer ? J’étais dans de beaux draps cette fois-ci, j’en étais sûr.
Papa se racla la gorge à deux reprises.
– Fiston, nous avons quelque chose à te dire.
Il changea de position dans son fauteuil et poursuivit.
– Ta mère et moi n’avons pas été très bons l’un envers l’autre. Cela fait quelque temps que nous nous faisons aider, mais nous avons décidé qu’il était temps de vous dire ce qui se passait, à toi et à ta soeur. Nous parlerons à Dawn séparément, parce qu’elle n’a pas besoin d’entendre tout ce que nous avons à te dire. Tout d’abord, nous n’allons PAS divorcer, donc ôte-toi cette idée de la tête. Ensuite, nous vous devons des excuses, et surtout à toi. Tu as toujours été notre « petit garçon modèle », et tu n’as pas reçu toute l’attention que tu méritais de notre part. Nous sommes SINCEREMENT désolés de cela. Tu ne semblais simplement pas rencontrer de problèmes particuliers. Mais lors de nos séances de thérapie conjugale, nous avons découvert que les enfants ont besoin d’attention même s’ils ne la réclament pas.
Il s’avança dans son siège et se pencha vers moi. Je le regardai dans les yeux et vis qu’il était sincère. Pour la première fois de ma vie, je soutins son regard et ne me sentis pas obligé de baisser les yeux.
– Tu te demandes peut-être pourquoi nous avons cette discussion maintenant. Hier soir, quand tu as dit à ta mère pourquoi tu avais séché, elle était en colère. Tout ce qui comptait pour elle à ce moment là… DAWN, DANS TA CHAMBRE, IMMEDIATEMENT !
Je tournai la tête brusquement et la vis disparaître. Je savais qu’elle ne s’aventurerait plus en dehors de sa chambre après un tel rappel à l’ordre. Qu’avait-elle entendu ? Je concentrai de nouveau toute mon attention sur Papa.
– Tout ce qu'elle a vu, c’est que tu lui désobéissais. Après que tu sois allé dans ta chambre, elle a réfléchi à ce que tu avais dit, et elle a attendu que je rentre pour m’en parler. Je t’ai interrogé à ce sujet et j’ai vu que tu me disais la vérité. Ta mère et moi en avons discuté, et elle s’est rendu compte qu’elle s’était trompée. Elle s’est excusée. Mais ce n’est pas l'objet de notre conversation.
Il se recula de nouveau dans son siège et regarda Maman. Je les regardais à tour de rôle, en attendant que l’un ou l’autre prenne la parole.
Maman s’éclaircit la gorge et dit :
– Tu nous as rarement causé du souci, Brian. Tu as fait des erreurs, mais tous les enfants en font. Notre rôle est de te les faire remarquer pour que tu puisses en prendre de la graine, et que tu sois capable de prendre tes propres décisions. Celle que tu as prise hier de sécher les cours et d’aider un ami dans le besoin était la bonne. Tu as compris que c’était plus important que quelques heures de cours. J’aurais fait la même chose.
Elle se gratta l’oreille, comme si elle était perdue dans ses pensées. Quelques secondes plus tard, elle poursuivit :
– D’après ce que j’en sais, c’est une des premières décisions d’adulte que tu as prises. Cela m’a fait réaliser à quelle vitesse tu grandissais.
Ses yeux commençaient à devenir humides et sa voix devint moins assurée. Papa prit sa main dans la sienne et la serra.
– Voilà ce que nous allons faire, Bri.
Papa me regardait dans les yeux en me parlant.
– Tu choisis désormais à quelle heure tu veux te coucher, sauf si tu exagères. Tu peux aller où tu veux et quand tu veux, dans les limites du raisonnable, et à condition que tu nous dises où tu vas, avec qui, et à quelle heure tu rentres. Et si tu es en retard, tu nous appelles. Si tu te comportes en adulte, nous te traiterons en adulte. Tout ce que nous demandons en échange, c’est que tu n’en parles pas à ta sœur et que tu ne la prennes pas de haut. Si elle te demande pourquoi tu peux faire quelque chose et qu’elle ne peut pas, dis-lui de venir nous voir et nous lui expliquerons. Bien compris ?
Maman fit une pause et ajouta :
– Juste parce que nous décidons de te laisser aller où tu veux et quand tu veux ne signifie pas que nous ne voulons pas te voir à la maison de temps en temps, d’accord ?
J’acquiesçai. Mon esprit luttait pour comprendre ce qui était en train de se passer. Pourquoi ces changements soudains ? J’étais certain que l’incident d’hier soir était l'étincelle qui avait mis le feu aux poudres.
– Et il y a certaines choses que nous ne voulons pas que tu fasses. Boire de l’alcool et prendre de la drogue, c’est toujours interdit, bien sûr. Et nous préférons que tu n’aies pas de relations sexuelles pour l'instant. Si tu y songes, nous voulons que tu nous en parles d’abord.
Leur ton et leur expression signifiaient que c’était un vœu, pas une obligation.
– Je ne bois pas d’alcool et je ne prends pas de drogue. Et je n’ai pas encore eu de relations sexuelles.
J’espérais qu’ils ne me demanderaient pas si j’y songeais. Je n’étais pas sûr de pouvoir leur mentir et de m’en tirer dans cet huis clos. Heureusement, ils ne me posèrent pas la question.
Ils hochèrent la tête.
– D’autres questions, Brian ?
– Oui. Pourquoi est-ce que vous avez commencé une thérapie conjugale ? Je veux dire, je n’ai jamais remarqué de tensions entre vous.
Papa soupira et regarda le sol, comme s’il avait honte. J’étais curieux de savoir ce qui pouvait faire honte à mon père.
– Quand je suis revenu de la guerre, et que je suis rentré à la maison, toutes mes émotions étaient enfouies. Je ne les ressentais tout simplement pas. Pour cette raison, je n’ai pas été capable de donner à ta mère l’amour qu’elle méritait. Ni à vous, les enfants. Les choses se sont précipitées il y a environ six mois. Ta mère en a eu assez de me voir alterner entre le mutisme et la colère, et m’a dit que si je ne me faisais pas aider, elle vous prendrait avec elle, et que vous iriez habiter chez vos grands-parents. Cela m’a fait suffisamment peur pour que je cherche de l’aide. Et je me fais toujours aider, d’ailleurs. Ta mère m’accompagne une semaine sur deux pour apprendre comment elle peut m’aider. Brian, je t’aime, toi et ta mère, plus que tout au monde. Dawn aussi. Tout ce que je vous demande, c'est d’être là quand j’ai besoin de vous. Est-ce que tu t'en sens capable ? Mon thérapeute aimerait bien te parler aussi. Ça m’aiderait si tu pouvais. Tu pourras tout lui dire. Il ne peut pas m’aider s’il ne connaît pas le problème.
– Je le ferai. Vous êtes sûrs que vous allez rester ensemble ?
Ils acquiescèrent tous les deux et mon père serra la main de ma mère un peu plus fort.
– Nous restons ensemble, si ta mère veut toujours de moi.
Il regarda ma mère, qui prit un air exaspéré.
– Je te l’ai déjà dit. Nous restons ensemble. Je t’aiderai, et tu m’aideras. C’est ce que signifient nos vœux de mariage, non ? Nous surmonterons cette épreuve ensemble.
Je me rendis compte qu’ils avaient déjà eu cette conversation plusieurs fois auparavant.
– Rien d’autre, Bri ?
Je secouai la tête.
– Si tu as d’autres questions, tu peux nous les poser. Nous y répondrons du mieux que nous pourrons.
– Merci d’avoir parlé avec moi.
Je m’approchai d’eux et les serrai contre moi, d’abord Maman, puis Papa.
– Et merci pour le reste aussi. J’essaierai de ne pas vous décevoir.
– Nous savons que tu ne nous décevras pas, fiston. N’oublie pas que nous t’aimons et que nous sommes fiers de toi.
Je leur souris et me dirigeai vers ma chambre pour finir de préparer mes affaires.
Aujourd’hui se révéla être un grand jour après tout.